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Henry War
20 avril 2023

Nécessaire rivalité des artistes

Notre époque pacifique et pacifiée ne veut connaître ni le conflit, ni les inégalités nécessaires que révèle un conflit quand il est objectivement tranché en faveur de quelqu’un. Elle préfère que tout se construise sur des sentiments sympathiques et heureux, sans contrainte ni frustration, sans raison ou tort, et c’est pour cela qu’elle ne sait plus ce qu’est l’art qu’elle a remplacé par un ersatz : la culture. Comme on est venu à croire que ce qui est bien doit naître de ce qui fait du bien, on n’admet rien de conflictuel en la naissance ou la mesure de l’art, ou alors il faut que ce soit un conflit volontaire et désiré, conflit exclusivement avec soi-même et produit aux lieu et temps exacts où l’artiste l’a voulu, c’est-à-dire surtout un conflit qui ne gêne personne. Voilà la condition et le mode de la culture : ce sont les circonstances où rien n’a de risque de causer de mal ni une difficulté imprévue. La culture est inoffensive par nature parce qu’elle est anodine et bénigne. Personne ne se battrait pour la culture, à moins d’y inclure l’art. Fahrenheit 451est l’exemple d’un monde où le livre comme objet artistique a été progressivement remplacé par son image culturelle : voilà pourquoi nul ne s’est scandalisé, après cela, de l’interdiction des livres.

C’est, ainsi conçu et exprimé, un piètre engagement que ce qu’aujourd’hui on appelle « art » quand il est inclus dans la culture. Si la moralité de l’art ne procède d’aucun conflit même intérieur (ou alors si peu), assurément tout coule bienheureusement, et l’on se défendra de consulter un ouvrage âpre ou belliqueux et quoi que ce soit qui puisse véritablement bouleverser. Le choc personnel devient anti-artistique, et la convenance le critère par lequel on évalue la culture. A-t-on assez instruit, selon cette idée, en quoi consiste encore le travail de l’artiste qui ne souffre pas ni ne fait souffrir ? C’est un banal divertissement où il s’agit surtout pour l’auteur de se donner d’abord du plaisir, ce qu’il peut admettre en se sentant donner du plaisir. Se faire plaisir, pas être le meilleur ni même meilleur ? Non : un tel exercice supposerait une douleur très antidémocratique ; or, la douleur n’est pas moderne. Dès lors, il ne peut être question pour l’auteur que de se mesurer sur des critères indépendants, en dehors de références, et tout devient relatif, du moins relatif, pour l’essentiel, à une quantité de plaisir qu’on se donne et qu’on donne en écrivant : « Je suis artiste pour m’accorder des jouissances auxquelles je contribue » – art d’onanistes et de prostitués. On neutralise l’émulation en art et jusqu’à la velléité de mieux ou de plus jouir puisqu’il ne s’agit jamais de comparer des plaisirs – ce reviendrait déjà à un sérieux hors-plaisir –, ou bien l’émulation ne repose plus que sur l’agrément et les sympathies (par hasard, j’écris cet article le lendemain où notre siècle a promu Francky Vincent Chevalier des Arts et des Lettres : on comprend mieux comme ici l’on récompense, car il s’agit sans nul doute d’un zélateur du plaisir populaire, par conséquent il fallait le reconnaître grand artiste). Suivant cette conception, il n’est bientôt plus l’heure d’examiner des œuvres de moindres plaisirs : ce travail serait trop fastidieux ; il ne s’agit que de vanter, mais sans un effort qui causerait du déplaisir, les œuvres dont on a joui. Et comme l’hommage procure lui-même un certain bonheur, dans le doute il ne faut pas s’abstenir de louer et de couronner : notre époque adore vanter et surestimer.

            C’est bien ainsi qu’on pense à présent pour juger d’art et d’artistes, et c’est largement pourquoi on arrange les interviews d’auteurs comme on fait, sans rien qui fâche ni opposition d’aucune sorte, sans analyse ni extrait. Tout ceci doit rester sur le terrain agréable de la distraction et de l’entregent, de l’affabilité et de la concorde, du réglé et du prévu. La culture, c’est le consensus et la racole.

            Mais pas l’art.

            On a oublié la violence dans l’art, la façon dont l’art ne procède que de la violence que l’artiste se fait à soi-même et qu’il fait à tout artiste qu’il n’approuve pas et qu’il veut supplanter. Ce n’est que dans la culture qu’il n’y a pas de conflit ni de rivalité, que tout est paisible, que tout « va bien » sans désaccord, que tout se ressemble ou diffère si totalement qu’on ne compare ni ne distingue rien ; mais l’artiste, lui, ne se contente pas de plaire ou de vendre : il veut exceller, ne pardonne ni ne se pardonne des jeux ou des plaisirs. Il existe pour lui des moyens spécifiques et identifiables par lesquels on se surpasse : ce n’est que dans la culture que tout est égal et se vaut. Or, si l’on ne saurait exceller en art sans critère ni critérium, c’est difficilement qu’on y peut exceller seulement contre soi-même : l’effort manque alors d’exemples et d’altérités tangibles. Un artiste a besoin de rivaux, la rivalité lui constitue un but et la mesure de ses progrès. Seul, il tremble de stagner, il ignore où il en est, il ne perçoit pas sa situation comme en un paysage de brume où le marcheur ne dispose d’aucun repère extérieur pour estimer sa progression ; puis, il n’admirepeut-être pas assez pour se donner des enthousiasmes, des élans qui soulèvent, des verves fécondes ; il ne se rend pas suffisamment envie de devenir ce qu’il juge supérieur en méritant la critique qu’il éprouve à l’égard d’autrui. On est plus combatif quand on se représente nettement l’adversaire ; on aspire toujours davantage à recevoir quand on expérimente justement la vertu de donner.

            On évolue plus fort et plus vite quand on a identifié ce qu’on veut dépasser. C’est, je suppose, comme en montagne où il vaut mieux voir, du moins appréhender bien concrètement, la hauteur qu’on veut gravir pour calculer l’altitude atteinte et projeter ses forces dans la bonne direction. On sait ainsi le reste, ce qui demeure à parcourir, on considère une profondeur avec la parallaxe : la falaise est un appui et un guide, même si c’est une dureté. Tant qu’il y a une éminence au-dessus, on peut l’analyser, s’instruire de sa forme et de sa couleur, comprendre par quels moyens y accéder, et escalader mieux. Un artiste conscient du désir de s’améliorer, de ce devoir d’artiste, a toujours besoin de se confronter à un roc ; il tend à en fabriquer artificiellement s’il n’en trouve pas, se crée comme Don Quichotte un ennemi imaginaire qui incarne son épreuve et son but, une perpétuité de son labeur pour continuer de se sentir et savoir artiste ; il lui faut un obstacle à surmonter, ou il est trop content, il le sent et angoisse de croupir, car s’il est artiste il sait que rien de grand ne naît du contentement. Il vaut pourtant mieux que le rival soit réel et pas surestimé, mieux encore que ce rival fasse aussi de cet artiste son rival de façon qu’une émulation mutuelle puisse s’établir, que des œuvres, meilleures de se développer par supplantations, puissent surprendre, et que par degrés la montagne pousse de l’autre éminence qui lui barre la voie dégagée du ciel.

La rivalité est même probablement la condition de l’art : que devient un artiste, quel est cet « artiste », qui ne veut pas faire mieux, et qu’est-ce donc qu’un artiste content de soi ? Pour moi, il y a contradiction dans les termes : celui qui s’arrête ou consent à en rester au même niveau, fût-il élevé et apparemment indépassable, cesse de prétendre à la définition même d’un artiste ; il faut lui donner, pour éviter une confusion absurde, l’appellation plus en accord avec son attitude amusée et décorative d’« objet culturel ».

Quant à moi, je n’ai pour l’heure pas de rival vivant, je n’en ai pas trouvé ; cependant, j’en cherche constamment : qu’il se présente à moi, celui qui estime rivaliser, je l’attends, l’espère, il me trouvera disposé à l’honorer, s’il l’est, de mes hargneuses mais honnêtes volontés de première place – il ne s’agira pas pour moi de mentir si je suis dépassé : alors deviendrai-je au moins provisoirement séide. En dépit des compliments qu’on peut me faire, dont je me moque, qui n’ont de valeur pour moi que s’ils sont issus d’artistes que je respecte, ce m’est évident que je progresse moins que si j’avais un rival. Ce rival ferait un aiguillon m’enjoignant à de plus ambitieux et incontestables écrasements, à des piétinements terribles, à de la geste et du morceau ; j’en serais certes possiblement plus faraud et truculent, plus « gueule », mais je projetterais mon style avec éloquence en une supplémentaire volonté de puissance, parce que j’aurais à gagner contre quelqu’un, au lieu que la solitude ne permet qu’à peine de distinguer qu’on a gagné contre soi – ainsi querrais-je la victoire incontestée. Mon rival aurait le même souci à tenter l’hégémonie artiste, de sorte que, d’une œuvre à la suivante, toujours plus superbe l’un contre l’autre, visant l’au-delà du sommet d’en face, nous accoucherions d’œuvres immaculées et éthérées développant leurs vertus avec une densité et une intensité bien supérieures, pour l’époque témoin et la postérité léguée, à tout ce que la solidarité benoîte ou l’isolement complu peut permettre et offre actuellement. Pour l’heure, j’ignore ce qu’on espère tirer d’une société sans volonté de triomphe, certainement de celle qu’avec mépris on appelait « bourgeoise », terme qui a perdu sa signification depuis que la civilisation entière a pris les mœurs du confort et du bienheureux abandon, condamnant largement la philosophie du travail et de la compétition. Tôt ou tard, chez nous, l’artiste de combat est un monstre conservateur, et son désir de se distinguer du vulgaire vers l’élite le rend indésirable dans un régime fonctionnaire d’égalité et d’humeurs sans offense. En cette ère, désirer la rivalité, déclarer ses inimitiés et ses concurrences, c’est décidément ne pas craindre d’être intempestif et conspué unanimement : il y a bien de la mentalité « libérale » en l’artiste qui croit à l’inégalité des mérites, et force « communisme » dans l’adepte ou le fabricant de culture misant sur le confusion générale des êtres et la réussite collective. Mais on ne saurait concilier l’individu qui se dépasse dans la peine avec une société du plaisir dont les foules attendent de recevoir béatement des services, car ces sociétés refusent aveuglement de comprendre, n’ayant pas une expérience de l’art, que l’artiste n’est pas une exception, qu’il ne consiste pas en une aberration spontanée et irrésistible, en une fatalité statistique qu’on retrouve quoi qu’il arrive en telle proportion dans chaque pays et dans chaque siècle, mais qu’il est une pièce émanée de la foule, incitée par elle à son devoir et à son œuvre, fruit d’une imprégnation sociale et morale, de sorte que ce qu’on y réprouve et décourage, comme ici l’idée d’un artiste de défi et de guerre, d’un vrai artiste en somme, y perd graduellement ses chances d’éclore et convertit le créateur potentiel, toute l’enfance de l’art, en bourgeois fonctionnaire plus ou moins opportuniste et cherchant avant cela à se contenter.

C’est pourquoi la mauvaise réfutation principielle du concept de rivalité, chez nous où l’on s’agace de l’humeur pugnace des artistes et d’un jugement ferme sur les œuvres, fait tant de mal aux arts en induisant omniprésentement un ludisme inepte selon lequel la manifestation créative devient un développement-personnel et un hobby-passe-temps. Il ne s’agit pas de s’opposer mais de proposer, non d’exceller mais d’essayer, non de se particulariser mais de participer ; la dispute et la controverse artistiques ont laissé place à un silence de connivence et de « bon ton » où l’on dissimule, mais de moins en moins, l’intention de s’amuser en amateurs, de mener son petit chemin de valorisation en se divertissant pas trop fort, et tout ce que la société gagne pour patrimoine consiste en les tentatives maladroites et assumées de troubadours modestes sans volonté de grandeur, un héritage systématique de qui-ne-veut-pas-déranger-et-fait-cela-un-peu-pour-rire, gens qui se retirent aussitôt que pour eux le jeu devient « trop sérieux » et les « engage » dans une variété de justification pénible. Combien de fois j’ai voulu m’associer à ces divertis au certain talent jusqu’à ce qu’ils me fassent comprendre que je ne devais rien attendre d’eux et que d’ailleurs ils ne promettaient rien, ni effort, ni délai, ni résultat : des « cultureux », pas des artistes. Ainsi la rivalité, et particulièrement de l’espèce la plus dure, est-elle l’étalon par lequel on touche à l’art et s’éloigne du dilettante. Montrez l’homme qui préférerait ne pas avoir touché aux instruments d’un art qui le préoccupe et l’épuise, et qui, arguments et noms à l’appui, s’indigne d’être environ le seul à faire correctement ce travail : voici cet homme désigné par moi : artiste. Il voudrait un rival pour, en son éreintement, n’être pas si seul à s’échiner à l’ouvrage : certainement, il se fatiguerait davantage pour combattre, mais ce n’est pas ce qui l’inquiète, non, de cela il ne s’est jamais plaint, il ne se lamente perpétuellement que de ce que l’insignifiance du monde retient sa progression et l’empêche d’atteindre au maximum de son martyre.

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