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Henry War
6 mai 2023

Si mes idées étaient déjà écrites

Qu’adviendrait-il si mes textes préexistaient, si un autre les avait déjà exprimés, si je les avais lus avant de les avoir écrits ? Je me pose la question ; aussitôt je sais que je ne les aurais jamais répétés, que j’aurais été dégoûté de les recopier, que j’aurais senti d’avance une lassitude immense à la pensée d’inutiles plagiats ; c’est d’emblée que j’aurais renoncé à écrire ce que je n’eusse pas ignoré qu’un autre aurait réalisé avant moi : j’ai tant l’horreur foncière des redites ! Il me faudrait les synthétiser, les examiner bien à fond, et, si elles me sont justes, m’en familiariser jusqu’à la sensation d’évidence, jusqu’à saturation de mon être comme je fais pour tout ce que je veux vraiment savoir et devenir, et ainsi m’en gorger jusqu’à faire miennes, à ma manière reformulée, des pensées si rayonnantes. Oui, mais je n’en gagnerais pas encore l’orgueil du propriétaire et créateur, seulement la reconnaissance du disciple. Je devine qu’en ma soif de valeur, en mon soleil d’individu, je voudrais franchir le stade relativement passif de la récolte : par gratitude et par orgueil, par désir de me prouver apte et digne, par défi de me sentir vivant à ma plus haute altitude, je souhaiterais faire mon œuvre par-dessus cette somme, fût-ce une extension brève, un complément interrogatif, un ajout connexe, de nature à ajouter une pénétration de quelque profit à ce que j’admire, et dans l’intention d’en proposer un dépassement avec ou sans réfutation partielle, comme se monte toute science qui, par divers degrés de corrections et de précisions, s’élabore progressivement d’homme en homme. Ainsi tâcherais-je, en y forçant mon esprit par une austère contrainte d’autant plus forte que le texte à intégrer serait élevé et ses idées fines, à pousser plus avant ma réflexion, jusqu’à tenir un perfectionnement que l’auteur originel n’eût pas encore émis – une conséquence ou un parallèle inexploré.

Tout savoir, je crois, se bâtit comme un perpétuel défi issu des acuités sans cesse accrues de ses émules et successeurs. On adore une divinité d’abord, puis on l’analyse et la comprend jusqu’en totalité, enfin la volonté supérieure des actes, chez l’esprit conséquent, le recommande à devenir dieu. N’importe quel dieu est au commencement un épigone, imitant une idée : comment la ferait-il de rien, d’où lui viendrait la pensée d’une idée, la forme d’une idée, le concept de la forme d’une idée ? Même un démiurge fonde à partir de matériaux existants, existants ne serait-ce qu’en lui : il n’y a que des prolongateurs d’univers, on ne pense rien d’absolument inédit, il n’y a que faussaires à la Descartes pour prétendre qu’on a par exemple une « idée de Dieu » nette de toute expérience. Pour concevoir la lumière réelle et pure, il faut les couleurs répertoriées du disque de Newton. On peut procéder à une altérité géniale depuis le tronc d’une science ou l’une de ses branches surcomposées : n’importe, on a besoin de l’arbre de toute façon. C’est très essentiellement d’un désir de développer au-delà des racines, fût-ce dans une direction susceptible de renverser l’arbre et de l’abattre, que naît l’évolution : un cancer aussi est une croissance. Qu’il se développe en harmonie avec l’arbre ou s’en serve comme ressource, l’organisme vital, actif, supérieur, cherche à échapper à la terre – ce faisant il conserve l’instinct du vertige de la pourriture d’en bas, et tous ses appuis lui sont utiles à atteindre un air plus clair qui sent moins le compost et la tombe. On est guérisseur ou destructeur du bois d’où l’on part, mais on peut rester honnête et se rappeler quand même que c’est bien de ce bois qu’on a grandi. Pour le dire simplement : il n’y aurait à peu près pas de branches sans une branche, et pas de livres sans un livre.

Et, pour prolonger ma métaphore, chaque pousse pionnière d’un végétal, chaque brin qui ne se contente pas de grossir par imitation le ventre déjà touffu de la plante, aspire intérieurement à la gloire du ciel, à la Lumière, et cet accès lui figure une motivation et un mérite, une existence ou une raison de vivre, conforme à sa nature dès qu’il est en maturité de la sentir, fût-ce un accès que personne ne voit, serait-ce un végétal pour lequel nul n’a d’égard, une pousse qui ne ferait qu’avoir conscience d’elle-même, de ce qu’elle peut valoir et des efforts qu’elle réalise pour se sentir à sa plus juste mesure, à la hauteur des pleines facultés de sa constitution. Le ciel s’offre facilement à la branche isolée qui croît au-dessus des autres timides, et si elle est certes supérieure avec effort, cet effort ne présente pas l’aspect redoutable d’un puissant étirement, d’un suprême exhaussement de sa taille, d’une élongation, d’une extrémité de ses facultés poussées à bout. Je ne dis pas seulement qu’il y aurait une « lutte » pour le ciel – on sait pourtant qu’entre deux arbres proches se disputant la lumière, souvent la survie de l’un, ou son « confort », dépend de la rapidité avec laquelle il grandit –, je veux récuser pour mon allégorie la plupart de l’idée de « lutte » qui donne à penser que c’est surtout le caractère belliqueux des pousses qui les incite à s’élever, qu’elles veulent à tout prix écraser et asphyxier autrui, qu’elles mènent par principe ou par nécessité un combat automatique et frénétique contre des rivales, en un mouvement susceptible de dévoyer et de gauchir leur croissance excessive en volubilités gâtées ; j’entends plutôt que les pousses en concurrence s’appuient en quelque sorte sur leurs progrès mutuels pour prospérer et se déployer, et qu’il existerait – ce n’est que le filage d’une métaphore – une volonté intrinsèque des branches les plus naturelles, les moins corrompues, les plus dignes de leur espèce, de faire mieux que vivre, une rivalité morale plutôt qu’existentielle, une jalousie tendre à l’idée qu’une autre branche se soit mieux trouvée qu’elles-mêmes au lieu d’une précipitation à grapiller un nombre limité de ressources nutritives, comme un appointement mal distribué ou une gloire restreinte ; je prétends que c’est ce processus d’émulation saine qui encourage deux tiges à bourgeonner davantage lorsqu’elles rencontrent le risque de se retrouver à l’ombre l’une de l’autre, c’est-à-dire non par crainte du noir, mais par vitalité « mutuelle » de s’exercer à croître. Ainsi, selon cette vision métaphorique, la croissance des tiges individuelles ne procède pas tant de ce qu’elles pourraient se nuire et se hâtent de dévorer le photon qu’une autre pourrait leur soustraire, c’est plutôt qu’elles apprennent de l’autre, supérieure, comment atteindre plus de clarté, comment s’accomplir mieux, comment exercer plus parfaitement leur nature même de tige, ce dont les meilleures se font un devoir intime, et ainsi que la rivalité compte infiniment moins – peut-être même ne compte pour rien – que l’admiration qu’elles éprouvent en reconnaissant, en l’autre et donc en elle d’une semblable essence, la capacité à s’élever avec performance, au maximum de la faculté d’une tige. Or, comment sentirait-elle l’excellence de sa capacité si elle était première et seule face au soleil ? Sans doute ne cesserait-elle pas de grandir, pour autant qu’elle aurait acquis l’habitude de se donner la peine de sa sève, projetée sans cesse en avant sur l’inertie de ce travail fécond, mais elle manquerait d’exemple impressionnant, elle se croirait sans doute déjà excellente et peut-être au summum de sa nature pour n’être que sans concurrent, sans qu’aucune pousse issue des amas protégés, blottie comme une boule, ne lui communique l’impression d’un défi ; elle n’aurait ainsi pas conscience de la relativité de sa gloire. Quand on constate la grandeur, l’esprit de haute vitalité désire se développer sur ce tremplin superbe, car ce n’est pas la première place qu’il désire, c’est le sublime meilleur de lui-même qu’il perçoit à travers un autre magnifique, c’est qu’il constate la possibilité de croître encore d’une manière plus efficace : on n’aspire pas tant, en découvrant avec avidité ce développement extérieur, à la première place entre les branches, à décrocher le « numéro un » des branches, mais on comprend alors qu’il existe une autre première place en sa propre branche, et l’on aspire à devenir en soi sa branche la plus épanouie.

Un cercle d’intelligences pointues, exacerbées, contribue ainsi toujours au perfectionnement des esprits : ce n’est pas qu’on ait plaisir à « pousser » contre – je n’ai jamais rencontré le sentiment d’une vertu à produire une imitation, se contenter de reformuler ne contribue qu’à une médiocre satisfaction personnelle, et il faut, pour qu’une critique apporte à soi, pour en percevoir in petto le bienfait et la grandeur, qu’elle établisse un fait nouveau au-delà du simple reproche plutôt qu’elle se contente de s’acharner en persiflages et en invectives, ce qui laisserait à l’individu reculé et sain une impression honteuse de défoulement vain. Comme le véritable génie humain aspire à être pionnier de ses forces, à soulever sa puissance autant qu’elle le soulève par un entraînement qui fonde sa valeur, pour avoir déjà senti le fruit d’un effort il s’accomplit à en reproduire et par ce moyen se transfigure et métamorphose, et lors, il s’enthousiasme en présence d’un autre qui fait un plus profond usage de ses dispositions, parce qu’il devine que cet usage est également en son pouvoir, il sait à présent qu’il contient ce potentiel supérieur, et il s’attelle à vérifier jusqu’où il peut égaler – c’est ainsi par exemple que se lit vraiment n’importe quelle œuvre, et comme chacun est effaré de l’apprendre de moi, voilà d’où je tiens que personne ne lit : lire, c’est tâcher de mesurer une avance qu’on surmonte déjà un peu en la constatant. Mais les progrès qu’on peut réaliser seul ne valent pas la démultiplication des efforts qu’on produit en s’appuyant sur l’observation d’un plus haut, sur sa méthode particulière et sur la sensation vive de défi que sa posture procure, et si ce plus-haut en ressent et fait autant dès qu’il est à son tour rattrapé, alors il suffit de deux hommes pour conduire les plus grandes innovations en toutes les matières de l’esprit (ce qui en philosophie par exemple ne saurait passer la mesure d’un individu sain, presque rien n’ayant été entrepris en ce domaine depuis des siècles) – l’intensification des efforts d’esprit naît toujours d’un sentiment d’être derrière ou plus bas.

C’est pourquoi, selon ce processus qui certainement échappe à la portée du Contemporain – ce dernier n’entend plus l’effort que comme contrainte obligatoire, il faut à son esprit que le travail soit forcé d’une façon ou d’une autre, il ne sait deviner l’édification par l’épreuve et n’a pas la moindre idée de ce qu’est un devoir et une peine qui n’émaneraient que de soi, la preuve en étant l’usage déplorable qu’il fait de son temps libre –, en une société instruite on ne peut se limiter aux frontières faciles des connaissances, ces bornes ayant déjà été franchies, et l’être de volonté requérant, pour se savoir de la valeur, de les outrepasser, il faut qu’il porte sa pensée au-delà de ce peu, qu’il devienne non relativement sage mais une forme de génie – nous ne vivons pas encore dans telle société, la nôtre ne propose que des sages très accessibles et relatifs. On a raison de prétendre qu’à plusieurs on avance au-delà d’un, mais on a tort de supposer que c’est parce que le fruit d’un travail d’équipe est meilleur. « Deux hommes n’ont jamais rien créé » : il faut de vrais créateurs comme Steinbeck, avec l’expérience de l’invention, pour l’affirmer sans crainte ni goût du paradoxe, car ce sont des êtres qui ne parlent pas de création qu’en théories et dans des forums ; si autrui peut être le socle d’une pensée qui sert à se hisser, c’est toujours l’individu qui est au cœur de l’ouvrage – qu’on mesure comme le « collectif », tant vanté depuis des décennies, n’a accouché de presque rien que de perfectionnements techniques. Si l’ego se sent un trouble à ne pas se mettre à l’épreuve, en compagnie d’« égoïstes » de son espèce le dépassement est toujours plus lointain, l’effort encore plus dur, l’exploré étant de moins en moins circonscrit : il lui « faut » progressivement surpasser même l’inatteignable, sa contention intellectuelle devient énorme, il veut se briser plutôt que d’en rester à autrui qu’il admire parce que, en se prenant pour objet, on souhaiterait pareillement s’admirer – c’est ce qui fit, à ce que j’ai compris, la série de révolutions de la physique quantique et peut-être des mathématiques aux XXe siècle, parce que des orgueils se scrutèrent personnellement en quête de supplantations, attentifs au développement de leur art jusqu’au désespoir et au malaise, situation peut-être unique en l’histoire moderne, du moins très rare. Mais le bannissement moral des idées de concurrence et d’ego est logiquement ce qui mène à la stagnation des hommes comme groupes et comme individus.

En somme, si j’avais aujourd’hui quelqu’un à admirer et avec qui rivaliser en bons termes de judicieuse émulation, à plus forte raison s’il s’agissait d’un grand nombre de personnes, mes travaux seraient approfondis, mes réflexions éloignées, mon style tendrait à plus d’audace et d’art, j’aurais davantage, par l’exemple, l’envie d’un perfectionnement au-delà de ma peine actuelle ; je chercherais, plus par gratitude que par rivalité, à supplanter mon idole, l’idole en moi. Qu’on songe que rien qu’en une société plus évoluée, mes écrits seraient évidents, constitueraient la mesure commune, auraient un air trop élémentaire pour servir, comme quand une pensée vous paraît non fausse mais obsolète, déjà sue et inutile, douteuse et piètre, dès sa parution (la majorité et presque l’unanimité des livres d’aujourd’hui me font l’effet de cette banalité abrutie de proverbe irréfléchi) : alors, il me faudrait écrire autre chose, avancer, affronter le mépris que les autres francs ne tarderaient pas à me renvoyer, surmonter ma médiocrité, me dépasser davantage – mais pour l’heure j’ai déjà tant de mal à susciter l’adhésion par de simples constats ! Ma représentation d’une circonstance où l’admiration surmotive l’effort exclut avec netteté aussi bien les formes serviles d’adulation que la dénégation forcenée pour surnager au détriment des bons : j’ai trop l’orgueil non seulement de créer, mais de créer juste, et, contrairement à ce que la plupart de mes adversaires supposent, qui me lisent mal exprès et oublient mes nombreuses humilités, qui raccourcissent mes pensées aux facultés circonscrites de leur propre esprit, qui ont besoin que j’aie tort plutôt qu’ils ne peuvent le prouver, je n’ai jamais insisté pour être le premier à tout prix, au prix notamment de la mauvaise foi et des réductions injustes, c’est seulement que dans mon désir de vérité je ne fais aucun cas par principe de la sympathie, et qu’ils s’illusionnent sur ma mauvaise nature en croyant que qui ne concède pas est par définition un homme de brutalité. Mais je n’écrase pas toujours, je n’extermine pas par principe, je jure que je ne me mépriserais pas si j’avais tort, cela arrive et signale le progrès, mais que je me mépriserais de prétendre avoir raison sans arguments fermes – je ne me suis jamais fixé la conviction que j’étais très bon, on sait combien j’estime surtout que les autres sont généralement mauvais et que leur basse plaine fait seulement mon relatif relief de montagne. Mon malheur, ma malédiction et mon frein, c’est d’être seul dans ma voie, adulte singulier entouré d’enfants communs, en une société de gens paresseux et de mauvaise volonté qui, sans oser reconnaître l’excellence parce qu’elle leur donnerait quelque insoutenable honte, sont incapables d’à avoir une idée de ce en quoi consisterait donner le véritable meilleur de soi-même.

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