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Henry War
29 février 2024

L'indifférent pour su

            Parmi ce qu’on apprend, en particulier ce qu’on apprend de théorique, on ne tient pour su presque que ce qui nous est indifférent. Pour ce qui nous est pratique, on ne se fie pas à un enseignement de passage, à un cours de hasard, à une propagande obligatoire : on vérifie enfin et collationne par sources et par expérience. On n’a alors guère besoin d’apprendre au sens de recevoir l’information, car c’est soi alors qui va chercher ce dont il a besoin. À bien y regarder, savoirs et su, en tant que modalités et résultats institués de l’apprentissage, ne se rapportent qu’à ce qui est anodin ; se renseigner revient à échapper à ces domaines automatisés, en sorte que ce n’est qu’à peine un paradoxe de proclamer que plus on cherche à savoir, moins on sait : je veux dire que le su, se présentant presque uniquement à notre conscience habituée comme information apprise, rangée, classée, n’a pas du tout le caractère ardent et sceptique du vouloir-savoir (qu’on me pardonne ce jargon évoquant Heidegger). Dit autrement, presque toujours, ce qu’on saitordinairement n’est pas passé par un désir ou une volonté, au lieu que le vocabulaire usuel prétend le contraire en admettant hâtivement qu’un savoir est le fruit d’un travail. Le su est en fait morne et convenu. Tout ce qu’on sait n’est nullement passé en nous par le halètement d’une enquête ou d’une conquête : enquête ou conquête, c’est un autre qui l’a entreprise, et l’on se contente de ses conclusions. Mais tout au contraire, dès que vous poursuivez un su, ceux qui savent jugent que vous mettez de l’énergie anormale à contrecarrer un savoir, ils vous estiment déréglés et vous nient comme apprenti-sachant : selon eux, vous vous attelez plutôt à contester le su, vous vous défiez du su, sinon vous n’essaieriez pas de le vérifier. Courir ardemment après un savoir, pour eux et pour le monde, c’est presque l’inverse d’accéder à un savoir : on ne sait que quand on n’a pas cherché, le savoir est principalement ce qui vient sans effort ni implication, ce qui ne concerne pas. Le reste n’est pas pour eux savoir, c’est exactement l’opposé, le signe de ce dont il faut douter comme insu : si je veux apprendre activement ce qu’on croit su, aussitôt on me regarde comme… mécréant – pour ne pas dire : mésachant. Bien savoir, dans la pratique commune, c’est avant tout ne pas chercher à comprendre. Le savoir repose, comme un soufflé : approcher une lame de cette pâte pour déterminer sa consistance, on dit que c’est vouloir nuire au gâteau.

            (C’est, en mieux dit, en plus synthétique et clair, en plus littéraire et éloquent, à peu près ce que pense Feyerabend dans Contre la méthode que je lis en ce moment.)

            Qu’on s’interroge franchement : pourquoi avoir accepté sans contestation, curiosité ou digestion, la multitude qui nous fut déversée et transmise depuis les écoles, notions complexes, très vulgarisées, simplifiées parfois jusqu’à la fausseté, dont certaines au moins, si nous y avions penché nos soupçons, auraient pu ou dû nous paraître douteuses ? La science assurément nous fut enseignée comme le résultat d’un labeur admirable et d’une élaboration issue de personnes, et donc… on n’en a jamais fait, on s’est contenté de la recueillir et de l’appliquer. Or, si l’on ne douta pas de ces informations, ce n’est certainement pas parce qu’on avait foi en nos professeurs, en leurs connaissances et vertus, mais, soyons honnêtes, parce qu’on ne tira nul préjudice à les apprendre sans discuter : d’une certaine façon, mieux valait les considérer comme négligeables, les admettre crues, les avaler tout rond – hypocrisie que d’oser prétendre que l’éducation forme à l’esprit critique. Non : ces quantités furent mortes dès l’acquisition, lot éteint de données qui, même inutiles, mensongères ou malintentionnées, n’avaient avec soi aucun rapport de vitalité, nul attribut du vivant, pas un lien avec l’être et l’esprit actifs. C’est parce qu’elles furent mortes qu’on les avalait sans résistance : ces organismes étant reconnus par nous incapables de nous changer, ils étaient inoffensifs ; seuls les savoirs actifs – au sens de quelque radioactivité propice aux mutations – nous suscitaient de l’aversion. En large part, il nous fallut représenter ces faits comme ingrédients à la chaîne pour en faire du su industriel : comme des employés d’usine, six ou sept heures par jour de ce système ne nous laissa bientôt plus l’ouverture ou l’éveil du pourquoi et du comment, la besogne de longue inertie nous apparut absurde, et l’on s’exécuta à savoir pour alimenter la machine entêtée à faire du su. Heureusement, ce qui limita le scrupule à participer à cette œuvre aveugle et insensée, c’est que cette fabrique stupide, dont on était un engrenage plus ou moins consentant, se réduisait au vaste domaine de ce qu’on n’avait nulle révolte à assimiler parce que sise en-dehors de soi : on n’eut pas à y investir nos ressources, cette entreprise de savoir ne fut jamais périlleuse à notre être essentiel, et le traumatisme, pour la majorité des élèves, resta superficiel, elle demeura presque toujours une périphérie de notre constitution mentale, on ne se révolta peut-être qu’aux rares abus où elle parut exiger qu’on s’y contrariât – ce fut bien peu. On y apprit d’ailleurs à lire ainsi, en tenant toujours à distance les contenus, en les conservant ternes et froids comme dans du formol, des fossiles conceptuels, en les extrayant selon des probabilités de ce qui devrait être édifiant sans y plier sa réflexion propre ou son imagination véritable, et c’est pourquoi après tant de conformation le livre aujourd’hui ne laisse aucune empreinte, c’est pourquoi il n’est pas seulement fait pour être vraiment lu, c’est pourquoi il faudrait réapprendre au Contemporain à lire, lui désapprendre le lu, au même titre que le savoir a trop glissé du côté du su, des sus, de tout ce qu’on est supposé retenir des faits en leur conférant d’emblée la propriété des natures mortes (rien de plus nul qu’une formation professionnelle : le stagiaire répond toujours selon ce qu’il croit qu’il est censé dire, en fonction de l’ordre figé, invariable et prévisible, de ces antérieures représentations d’un « enseignement ». Il conteste si peu alors qu’il ne sait même être original qu’en la limite étroite de ce qu’il estime permis – c’est toujours pour moi un grand étonnement de voir comme il se sent borné au point de s’obliger à des simulacres qu’il ne reconnaît pas au moment où il les exprime.) C’est ainsi que lire et savoir sont enterrés, disparus, radicalement altérés et enfouis sous la mécanisation dévitalisantes du lu et du su : tout cela se présente désormais au participe passé de la réification et de l’accompli ; c’est déjà agi, il n’est pas question de s’en réinterroger, il ne reste qu’à en assimiler les synthèses déjà faites.

         Il faut entendre comme on a dû psychologiquement, pour subir, essuyer et traverser tant de sus simultanés et successifs, développer une conscience profonde de leur inhérent arbitraire, se représenter leurs relativité et légèreté intrinsèques, leurs vide et vanité, leur état figé hors du mouvement de l’esprit frais et jeune, et, ensemble, à force de les trouver arborés comme les seuls alois du savoir, se conditionner à l’exclusivité de leur aliénation, s’immuniser contre le processus sain et fécond de l’acquisition spontanée et volontaire, et dégager la démarche d’apprendre de toute dimension personnelle et de toute envie. On n’aurait pu conduire à un plus grand désastre, aussi contradictoire et improductif, s’agissant de représenter ce que c’est que savoir : le savoir s’est terni, éteint dans la mémorisation d’informations tenues pour vraies. Quand parfois des professeurs s’amusent à insérer des informations très fausses dans des leçons très sérieuses, ils rient de ce que les élèves ne s’offusquent pas : or, ils ne se sont guère contrariés, eux non plus, à un moment, de ce que par exemple des masques inutiles leur devinssent obligatoires ; ils firent comme ceux qu’ils critiquent, prenant pour vérité le savoir qu’ils reçurent, parce qu’en anciens bons élèves ils étaient particulièrement rodés à cet usage. D’ailleurs, hormis leurs plaisanteries ponctuelles pour se croire puissants, ils préfèrent de toute évidence que le su qu’ils professent ne soit jamais examiné, et leurs méthodes réalisent rarement, ou très illusoirement, le principe d’un savoir initié par l’élève : les « expériences » qu’ils font faire sont complètement dirigées, et elles tirent tant profit d’un vaste paradigme d’obéissance et de préjugés disciplinaires qu’alors les hypothèses et conclusions formulées s’inscrivent dans le cadre d’une convention tacite qui ne fait notamment que rechercher le consensus selon des moyens déjà éprouvés et à dessein de satisfaire un enseignant (qu’on voie combien ces inférences et déductions pédagogiques sont, pour l’essentiel, des raccourcis illogiques !). Notre éducation a endormi et gelé nos dispositions à identifier un savoir comme matière d’investigation individuelle, et l’on associe le champ du su, le ce-qu’on-retient, à une terre de cadavres, au devoir de conservations des choses inutiles et « mémorielles », une morale-par-cœur, que par principe on n’interroge point, et ce n’est que ce qui nous sert que nous questionnons avec minutie, mais toujours avec l’embarras alors de désigner ces utilités comme « savoirs ». Est-ce bien toujours savoir que de ne pas se contenter de retenir une leçon ? Le savoir nous a rompus à sa monotonie minérale et froide.

Certes, presque l’intégralité de ce que nous savons est un enregistrement morne : cette égalité atone est la tonalité reconnue, officielle, du savoir majoritaire ; le savoir est foncièrement égal, monocorde. Qui parle avec chaleur et passion de ce qu’il sait suscite l’inquiétude au point qu’on en doute : on est sceptique à son message, son su ne présente pas l’impersonnalité qu’on admet gage de sa fiabilité, il paraît trop impliqué pour savoir. La plupart de nos savoirs tenus pour solides ne sont que des neutralités persuasives, et c’est pourtant un paradoxe que rien de ce qui est seulement répété n’a de valeur ; car notre autonomie, quand elle renaît suivant quelque intérêt de circonstance, nous défend systématiquement de nous appuyer sur le fatras mort-vivant où des coulées de sang tiède gouttent sporadiquement sur des membres glacés : on ressuscite ce qui circule de vie en cet ensemble dont la froideur confinait à l’oubli, et l’on abandonne le reste en nombre aux oubliettes solennelles du patrimoine décoloré et déconnecté – c’est le temps où l’on dissocie le savoir du su. On peut ainsi enseigner ce qu’on veut sur la Chine, son histoire, son territoire, ses usages et sur sa langue, chacun apprend cela sans réfléchir et met cette somme en son esprit, qu’il tient d’emblée comme vérité-slogan ou vérité-mondaine ou vérité-solidarité tant qu’il n’a pas à l’utiliser, mais s’il doit un jour se rendre en Chine et notamment y habiter, n’est-ce pas que soudain ces informations lui font l’effet de nécessiter un examen critique, et, loin de se contenter de généralités ainsi transmises, il les inspecte, preuve qu’il ne s’y fiait que pour la forme et la conversation, et il va par exemple vérifier si l’architecture de la province où il ira correspond véritablement aux vestiges de l’histoire qu’on lui a enseignée, si le fleuve-dit traverse bien la ville où il séjournera, s’il convient effectivement de se comporter de telle façon avec les indigènes, et si les mots et expressions qu’on lui a communiqués reflètent en effet le langage d’un natif (en ce domaine, il est patent que le premier réflexe du locuteur conscient de la réalité d’un pays consiste toujours à anticiper l’écart entre le vocabulaire qu’on lui a appris et celui qui lui servira). Autrement dit, l’acte authentique de savoir est infiniment éloigné du su théorique qu’on reçoit en quantité, et dont la profusion dépend de ce que justement nous n’avons pas d’intérêt à le savoir mieux, à le savoir vraiment, pragmatiquement, à retracer notamment la logique successive et éloquente du savoir.

Ainsi, le savoir procédant de l’initiative est très rare, presque infime par rapport à ce qu’on apprend. On ne tient presque rien de ce qu’on sait ; on ne le tient par aucun bout, causal ou consécutif, c’est comme une propagande passivement acquise. Ce ne sont qu’appris-répétés sans importance, tirés de la cendre. Ils constituent la toile-de-fond de notre intelligence : rien qu’inculcations ennuyeuses et grises. Et c’est parce qu’elles sont simplement ennuyeuses qu’on n’a nul désir de les contester : on les admet par ce qu’elles nous sont inutilisables et indolores, au même titre qu’en un roman on a l’habitude de « passer » sur nombre d’invraisemblances pour poursuivre obligeamment l’intrigue : l’indulgence y procède de l’indifférence. Ce n’est rien ou pas grand-chose, par conséquent on en fait du su : la condition de savoir est l’innocuité.

Qu’on considère à ce prix la fausseté si probable – le fait n’étant jamais ni vérifié ni seulement considéré sous l’angle du soupçon – de l’essentiel de ce qu’on prend pour vrai, pour réel, pour su, et qu’on accepte tels par purs désintérêt, paresse et lassitude, par inappétence d’avoir là-dessus une opinion. Si j’affirme que Molière vécut au XVesiècle, pourquoi remettre en cause ce savoir, je veux dire : qu’est-ce que le siècle de Molière, prétendu par un soi-disant spécialiste, peut susciter en vous à titre d’affaire personnelle ? Si l’on ignore la vérité, alors soit, on apprendre l’erreur d’autant plus facilement qu’elle ne nous est de rien et n’entretient avec soi aucun rapport de réalité, ce qu’on vantera sous l’appellation de « modestie » : cette modestie est le vice des gens qui s’en fichent et qui, pour cela, préfèrent tôt abandonner et quitter la partie. Je ne suis pas concerné, ainsi je me résous docilement. C’est de cette manière, suivant cette indolence, qu’on acquiert et conserve le plus grand nombre « évident » de savoirs. On n’a pas de lien particulier avec la majorité de ce qu’on nous demande de retenir, et l’on ne nous a pas attachés à la vérité comme valeur cardinale : c’est au point que le savoir peut se définir presque entièrement comme la somme de ce qu’on a négligé et concédé par faiblesse.

Le vrai n’est jamais su ; le su est la modalité la plus inerte du jugement ; le su est surtout conformité pour ce qu’il serait fatigant d’entretenir l’incertitude ou de mener la contradiction. Dans le langage courant, on croit que « connaître » vaut moins que « savoir » en exactitude : en pratique, cette distinction ne tient pas tant ce qu’on sait n’est pas plus précis ni plus mûri que ce qu’on connaît, c’est plutôt que le su devient une strate inférieure de la conscience, tandis que le connu n’y est qu’à la surface ; le connu au moins est une information qu’en toute lucidité on admet peu manipulée et étayée, tandis qu’on considère le su vérité solide et fondamentale comme si on l’avait éprouvée, ce qui n’est presque jamais le cas : le connu est en cela la version franche et honnête du su. « Je connais cela seulement, mais je ne le sais pas. — Ah ? Parce que ce que tu sais, tu prétends le détenir mieux que connaissance ? » Le plus souvent, toute demande de démonstration invalide le fondement de cette certitude : le savoir ne rend la sensation de soubassement mental que parce qu’il ressort à la conviction, à la morale, à ce qu’on répugne à remettre en cause, mais il n’est pas assis sur des bases dures, n’est qu’entêtement. On n’a en général pas plus exploré ce qu’on sait que ce qu’on connaît, même moins peut-être, car le connu est un doute en son caractère avoué d’incomplétude, par conséquent il implique déjà une forme de jugement critique. Le savoir, on se contente de l’absorber, on s’en imprègne, alors on croit le détenir passivement, comme un gène. C’est pourquoi, à bien examiner, je vois que la plupart de ce qu’on « sait » est de l’ordre terne des réalités dont on se moque, qui n’appartiennent pas au domaine sensible du vécu, qui nous paraissent choses froides et extérieures, héritage et devoir, la majorité de la culture. On est toujours sûrs, avec une complaisance qui confine à l’ennui, de tout ce qu’un apprentissage dépassionné et distancié a fixé en nous, de sorte que la somme de nos savoirs revient surtout à ce à quoi on ne tient pas, à ce qu’on est prêt à sacrifier au premier contradicteur venu et que, cependant, on a d’autres fois des scrupules à abandonner, par honte de la nonchalance dont on est bâti, par gêne d’avouer que si ceci nous est vraiment savoir, alors le reste de nos vérités se réduit à une acceptation docile : il ne faut surtout pas être pris en défaut de savoir, ou c’est l’édifice de l’identité ferme, par son image renversée, qui se fissure et s’effondre. On passe au juste un temps considérable à dissimuler qu’on ne maîtrise pas du tout ce qu’on affecte ou a l’air de savoir : on veut s’épargner la contrariété et l’injustice d’être confondus, pourquoi ? Parce que, tant on se figure ce masque nécessaire et universel, tant l’usurpation nous paraît habituelle et sociale, tant on considère ce faux-semblant une propriété humaine, on se représente que quiconque nous prendrait au piège et nous reprocherait l’illusion entretenue de notre expertise serait un faussaire lui-même, que son accusation serait retournable et de mauvaise foi, qu’il jouerait forcément double jeu. Parmi tout ce qu’on sait, presque rien n’est bien su, et autrui nous sert d’excuse à cet abandon, parce qu’il est failli comme nous sur la question des raisonnements et des origines. Ce qu’on sait est rarement raisonnable, rarement vérifié, rarement expliqué ou rarement conscient : c’est la pente d’un complaisant égrégore qui a apposé ce su en nous, le savoir est principalement insondé, et, nous constituant essentiellement, il nous est profond comme la morale ou le paradigme, comme la vérité ou le postulat, il dirige nos réactions, nous automatise, nous aliène de ce qu’on pourrait être de beaucoup plus vigilant et justifié. On se sert ensuite de ce support d’insaisissable et d’inconsistance pour y adjoindre d’autres matériaux de même nature : la « construction » est unie, s’assemble avec homogénéité même flasque, ne fait pas l’impression de faute, ne réalise guère de scrupules, rien n’y dépare manifestement, car tout est surmonté d’une pareille inconséquence – c’est la tenue générale à quoi l’on regarde, l’absence de contraste, par laquelle on échappe à son propre regard scrutateur. On ne se sent coupable de rien parce qu’on a tout négligé semblablement, le prochain élément ne suscitera pas plus d’attention et de confirmations – ni moins non plus. Si par exemple demain on t’enseigne que la vitesse de la lumière n’est pas celle que tu as toujours sue ou qu’un vaccin n’est pas pour immuniser d’un virus, sans l’examiner davantage tu le sauras ainsi qu’autrefois, tu corrigeras en toi l’ancien savoir en le remplaçant par un autre opposé parce que l’information, même provisoirement étonnante, résonnera avec la médiocre cohérence de la première qu’elle remplace et que, déjà, tu n’avais pas établie sur des raisons et des preuves, exactement comme le protagoniste de Bradbury dans Fahrenheit 451a toujours su que les pompiers allumaient les feux.

            Voici donc ce qu’il faut garder à l’esprit pour tout ce qu’on estime su : que savoir chez l’homme contemporain, c’est être indifférent à ce qu’on lui demande d’apprendre ; que moins on est impliqué en savoir, plus on sait comme les autres, au point que « Je sais » égale à présent : « Je n’ai pas vérifié ». Il n’y a que le souci, le problème personnel, qui transforme le savoir en interrogations vives, en raisons intérieures, en explications et solutions éclatantes, et qui en fait une valeur au-delà du confort et de l’estime-de-soi ; et ainsi, presque toutes nos connaissances ne sont que fruits de l’enfant gâté en nous et déjà trop blasé pour mettre en cause et révoquer en doute. « Ils savent, ils me disent, donc à présent je sais » : telle est la mécanique du savoir que je transmettrai à mon tour, malgré tous les moyens d’informations. On baigne en ce savoir préparé qui conditionne, mais on ne cherche pas à évaluer la vraie propriété du liquide qui nous préexiste pourvu que la baignoire soit agréable, c’est pourquoi l’épistémologie se définit à peu près comme l’histoire non de ce qu’on est allé chercher pour juger la qualité de l’eau mais de ce qu’on a conservé jusqu’à la sensation d’eau froide, d’odeur rance, de désagrément – il serait souhaitable de vérifier comme tout progrès scientifique naît de la recrudescence d’un inconfort. Le savoir comme hérédité et patrimoine de l’humanité : tout repose toujours sur le premier à avoir démontré, puis le reste fut répétition, acceptation, routine, et l’on a appelé cela su pour se sentir bien ; il n’y a qu’à espérer que le prédécesseur ne s’était pas trompé. Si je fais le compte de tout ce que vous n’avez jamais réfléchi individuellement, j’obtiens ce résultat terrible et vide : ce que vous êtes. À peu près rien n’y fait exception : vous êtes ce savoir, cette « certitude », cette conviction.

            Le su n’est donc qu’une infime variété du préjugé et du mensonge, accepté à condition qu’il n’ait pas l’air de vouloir s’imposer ou nuire : il est la satisfaction d’avoir collectivement raison sans se donner la peine de penser ou dire comment. En quoi je préfère celui qui affirme ne rien savoir : il a sur les autres non le profit d’en savoir plus, mais l’avantage de la lucidité. « Je ne sais pas » est la plus vérace assertion que peut formuler celui qui existe avec le peu de pensées dont disposent ses contemporains, et peut-être en effet, s’il ne se sert pas de cela pour justifier sa paresse, est-ce alors le début d’un commencement d’investigation – nos meilleurs savants seront ainsi ceux qui en conscience n’avaient pas le su.

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