Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
6 mai 2024

Comme le défaut d'écrire appauvrit tout la littérature

            J’ai parlé ailleurs du défaut de lettres, d’épîtres, qui caractérise notre société et qui rend le Contemporain impropre à l’esprit et inapte à en discerner la qualité (c’était « Remarque sur une société sans épître »). J’expliquais dans cet article que faute d’avoir déjà tâché de produire des effets littéraires aussi fréquemment que dans des lettres postales – ceci pourrait s’appliquer au journal intime –, l’homme devient incapable de mesurer les finesse et pertinence de procédés dont il n’use pas. Il est comparable au visiteur profane d’une centrale nucléaire, peu soucieux de comprendre son fonctionnement, auquel on communique alors une vulgarisation fausse mais qui lui plaît davantage que la vérité exacte parce qu’elle le fatigue moins ; même, à force, on en vient à ne plus construire de vraies centrales, préférant fabriquer des décors, stéréotypes ou caricatures, qui accèdent à lui facilement et se vendent beaucoup mieux.

            Or, un autre inconvénient de la désaffection générale de l’écriture découle de la pénurie même des textes littéraires : c’est que lorsque les écrits étaient rares mais qu’ils provenaient d’individus qui lisaient beaucoup, se constituait un raffinement de goûts par éminence avec une rédaction déjà d’assez haute vertu. L’éditeur par exemple recevait moins de textes, mais il devait choisir entre des écrits d’une certaine littérarité, si bien que sa sélection consistait à distinguer les meilleurs écrivains parmi des écrivains très bons – c’est la crise où se situa la littérature fin-de-siècle (dont j’ai parlé dans « Littérature fin-de-siècle ou fin de littérature »). On peut aussi comprendre ce processus du point de vue du particulier : à force d’écrire, chacun développait au moins un peu de style, et la littérature publiée se définissait comme une quintessence des singularités et efficiences que les gens n’avaient pas affinées et perfectionnées à tel point. Il est indéniable que plus une société écrit, plus elle cherche des pattes et des verves qui sont le degré élevé de ce qu’elle réalise : jamais une société ne promeut ce qu’elle fait communément. Or, la nôtre n’écrit plus, par conséquent elle tourne en moyenne à l’enfance de l’art qui n’est plus de l’art, qui est en général un sous-art au même titre que le rap pour la musique ou la BD pour la littérature ; faute d’imprégnation de la plupart de ses citoyens, elle se réduit à un choix indigent entre brouillons et superficies parmi lesquels il faut quand même éditer ; elle reçoit et diffuse tant d’écrivains amateur que le parangon parmi ces débutants maladroits consiste en la moindre médiocrité ; quant au vaste marché des lecteurs aux-aussi amateurs, ce sont encore les débutants maladroits qui imposent leurs préférences et orientent l’édition. Autrement dit, l’exceptionnel, en quoi se résumait la diffusion des textes, s’abaisse à présent partout à une teneur légèrement au-dessus de la nullité ambiante puisque plus personne ne s’y connaît, et ce sur-moyen, puisque la norme a déchu du fait de la démocratisation de l’écriture et de la lecture où chacun se croit une compétence sans effort, n’est pas même parvenu au niveau des incompétents d’il y a cent cinquante ans, il est juste moins mauvais que le désastre de quantités de manuscrits envoyés de toutes parts chez les éditeurs et lisibles sur Internet.

            Garder ceci à l’esprit : en définitive, ce n’est pas uniquement qu’une société qui n’écrit pas ne sait plus soigneusement lire, c’est qu’elle ne nourrit plus la concurrence où ses textes ont une chance de s’élever, c’est qu’il lui devient de plus en plus difficile de reconnaître des auteurs talentueux parce que la qualité se dissout et relativise dans l’insuffisance omniprésente et qu’il ne suffit plus que d’élire les meilleurs des mauvais. Ainsi, pour être bon écrivain, non seulement il faut écrire beaucoup mais il faut que tout le monde écrive : voilà comme se développe le sens esthétique, rationnel, artistique, qui permet l’émergence, par contraste, d’une élite sublimée par la somme considérable d’écrivains normaux qu’on considère simplement banaux. Mais chez nous, comme personne n’écrit, ce qui s’appelle « écrire » c’est-à-dire dans le soin ciselé d’un effet littéraire, la matière est rare entre quoi il faut admirer, et l’on doit se contenter de décerner des honneurs à des gens qui, dans le paquet d’excréments ordinaires, proposent des détritus qui puent moins. C’est ce que le lecteur achète qu’il finit par confondre avec la littérature, à savoir ce qu’il est à peu près déjà capable de déféquer, une merde seulement un peu originale ou fluide, parce qu’on ne voit plus un auteur capable de « couler un bronze » véritable, une statue sculptée, en quoi chacun estime que la statuaire classique est un art de pédant et de cuistre.

Publicité
Publicité
Commentaires
A
L'accusation de pédanterie est un marqueur presque certain de médiocrité. Tout comme, en parallèle l'argument du diplôme masque le plus souvent allégeance et manque d'imagination tout en arguant d'un surplomb abusif. A la croisée de ces caractères on rencontre des militants très "matérialistes", rationnels (ils ne savent pas qu'ils sont dépassés par les plus brillants esprits du temps, pourtant) qui abhorrent la poésie, les mêmes qui défendent le blasphème qui n'écorche jamais leur chapelle d'humour triste, une vague passion ne les animant guère autre que le conflit cynique, sa marmelade. Toujours confus, jamais confus. Jedi.
Répondre
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité