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Henry War
26 avril 2024

Autre inconvénient de ce que j'écris

            Un des inconvénients majeurs de l’œuvre que j’écris est qu’elle ne se discute pas, qu’on ne peut s’en servir pour converser, qu’elle est inappropriée à badiner. Ce n’est pas l’anodin qui valorise : parler d’un de mes livres revient presque aussitôt à ouvrir une polémique, à réveiller un dossier brûlant, à jeter de l’huile sur le feu. Il m’est déjà impossible d’évoquer mes écrits en public : j’aurais l’air de chercher des problèmes, il paraîtrait que je provoque – on ne saurait instruire des sujets d’une telle « inimitié » ou « misanthropie » sans passer pour un trublion ou un asocial –, c’est pourquoi je n’en parle jamais, y compris dans ma famille la plus étroite. Et cela vaut également pour mes fictions dont l’effort est tel que, sauf à s’intéresser encore à de la littérature « classique » (c’est devenu rare), non seulement le Contemporain n’y trouve pas son penchant, mais intrinsèquement ce travail insulte à la plupart des modes actuelles et donc des siennes, de sorte que tenter d’en discuter avec lui oblige inévitablement à déjuger ses goûts : c’est ainsi que mes récits sont aussi intempestifs, même sans critiquer directement nos temps. Que dirait le lecteur de Nothomb ou de Musso de mes ouvrages qui réclament indéniablement un effort hors de ses usages et de sa portée, et qu’il devra juger une pose ou un pédantisme pour ne pas cesser de s’estimer ?

            Dans la grande majorité des compagnies, on ne mentionne pas mes livres sans un risque de déplaire et de paraître désobligeant, c’est pourquoi tout le divertissement qu’est devenue la littérature, son consensus d’avance, son inoffensive et douceâtre universalité, ne s’accorde pas avec le sérieux ostensible de mon travail, ce que d’aucuns préfèrent appeler sa « difficulté » ou son « manque de légèreté ». Or, la question que le Contemporain se pose à l’abord d’un livre et qui lui est si intime qu’il ne s’en doute pas, c’est : pourquoi lire si l’on ne peut pas partager avec ses amis ou collègues, si l’on craint leur réprobation ou si la seule incursion du titre ou du sujet dans une discussion insinue le trouble et établit le désaccord ? C’est, à bien y réfléchir, la raison pour laquelle la plupart des Français ne vont au cinéma que pour les blockbusters et n’achètent que les best-sellers : ils tiennent surtout aux œuvres pour les rapporter à ceux qui les ont vues et qui, ayant payé pour les voir, ne peuvent penser fort différemment d’eux : cet échange leur plaît et les rassure, ce n’est pas l’immersion en l’art qu’ils recherchent mais la satisfaction d’une conversation agréable où ils auront une intervention à faire, ils ne lisent en somme que « pour autrui ». Il est aussi délicat de parler de War, de Dieudonné, de Zemmour, de Céline, de Raoult ou d’un obscur artiste dont il sera difficile de s’emparer d’emblée (ou de n’importe quel conflit du monde, ou de vraie politique, ou d’une gravité, en-dehors des morales préparées ou attendues dans tel cercle), pour peu qu’on en ait quelque chose d’inédit à signaler ; or, toute ma littérature vise justement l’inédit et n’induit que des idées « qui ne se font guère » de sorte qu’il existe une probabilité assez importante de ne pas pouvoir communiquer là-dessus sans remettre en cause l’image de soi et créer une dispute. C’est inconfortable, incertain, on tient à l’air de sympathie, à sa superficialité plaisante, et l’on n’aspire pas en général à ce que l’avantage « culturel » de la lecture se change en critique contre soi et implique une perte d’estime – mais qui songerait aujourd’hui à expliquer publiquement sa lecture de Mein Kampf ?

            Les œuvres wariennes ainsi que celles de beaucoup d’autres sont négligées parce qu’on ne peut pas facilement en parler : c’est notamment le rôle de la célébrité d’offrir un auteur au grand répertoire des sujets conventionnels, de le proposer en laisser-passer des thèmes autorisés, et c’est pourquoi en-dehors de la célébrité il n’existe guère d’auteurs qui parviennent à vendre : il faut être célèbre avant d’être vendu, parce que faute de célébrité le lecteur contemporain ne voit pas quel intérêt il trouverait à acheter le livre d’un inconnu que personne ne sait approuver d’emblée comme lui. Si au surplus il s’agit d’ouvrages qui ne plaisantent pas, qui ne sont pas ludiques, qui ne servent pas à s’évader, le bienfait semble limité, parce qu’à présent on n’évalue le bénéfice qu’en termes de plaisirs immédiats et répandus, bonne humeur et confortement ; au contraire, on trouve qu’il est malséant d’imposer un sujet que personne ne connaît, au lieu qu’il y aurait de l’intérêt à être justement instruit de ce qu’on ignore – apprendre semble si difficile qu’on ne le veut plus que dans des conditions bien définies et annoncées. C’est parce qu’on ne sait pas lire, parce qu’on a oublié le capital que représente un livre pour le placer en la catégorie des passe-temps, qu’on ne veut pas me lire, qu’on n’y devine pas d’avantage, et que la boussole du vrai livre indique systématiquement l’opposé de la direction que prend le Contemporain : et quel profit y verrait celui qui considère qu’un auteur est un professionnel de la cohésion et du dépaysement ? Alors, je dois continuer de ne pas me plaindre de n’être pas lu, puisque ce lecteur est assurément en majorité quelqu’un dont je ne partage pas les valeurs. Et ainsi, en me plaçant hors de ses achats, je me situe hors de ses vices : soulagement de vérifier de telle manière que, loin de lui ressembler, je ne lui appartiens pas !

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