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Henry War
17 mars 2024

Facticité foncière des traités

            Il n’existe pas une pensée humaine et authentique de 400 pages, la plus élaborée soit-elle par étude ou par composition, qui enchaîne les idées de façon linéaire en ordre consécutif sur un sujet circonscrit : un esprit n’est pas un traité, n’importe quel traité est au moins en partie un simulacre et une supercherie. Il ne fait aucun doute, d’un point de vue psychologique, que si un homme réalise une abondante quantité de découvertes qui l’a étonné au point d’aspirer à en informer un public, il n’attendra pas d’être arrivé au dernier terme de sa conclusion pour publier d’un seul coup sa progression comme on voit souvent que les essais consistent : il aura préféré indiquer les jalons de sa réflexion de manière à se mettre par degrés à l’épreuve de la critique ainsi qu’on fait en toute science afin de corriger à mesure ses inflexions inexactes. Le penseur a toujours écrit par augmentations, il a peu à peu ajouté des fragments à une thèse maîtresse, cependant, en réalisant un essai épais, il n’ose pas en convenir, il tâche à persuader du contraire par l’impression d’une entité close, idéale, née immaculée, et expose son génie par l’illusion d’une sorte d’œuvre intégrale dont l’excessive cohérence – excessive car artificialisée – serait gage de supérieure intelligence.

            On n’a pas compris que l’auteur d’un (tel) traité est par définition un imposteur. Tout cet arrangement signale d’évidence le falsificateur. La forme d’un traité uni, tant appréciée des spécialistes, est l’indice d’une altération de l’intégrité : on a trafiqué la pensée pour la faire tenir en une suite ininterrompue et fabriquer quelque abondant volume. C’est un mensonge, du point de vue de l’auteur, car l’auteur, lui, sait ; il sait l’insincérité de ce tissu valorisant.

On peut admettre bien sûr qu’un essai soit une compilation de pensées dont chacun des articles fut l’objet d’une réflexion relative à un domaine commun, mais la forme correspondant au décousu de cette réalité heuristique, si elle en traduit l’aveu, sera éloignée de la structure si fluide et enchâssée où l’on constate l’œuvre classique de philosophie ou de science : mais là, une volonté a feint la perfection, a rédigé sans le dire des transitions après coup, a simulé des relations causales en spontanéités surhumaines ; or, ce n’est point ainsi que la réflexion s’est réellement formée mais par progrès, l’exposé est donc largement factice, et son auteur arrange son histoire, l’histoire de ses idées, et des idées elles-mêmes (puisque leur enchaînement ne fait que servir un livre et son image). Il a bâti sa légende dans une matière prétendument compacte et cohérente mais en fabriquant des liens après coup, en reconstituant des vides par bavardages, en comblant des espaces pour la parure, en trafiquant la geste de sa création : il impressionne en ce qu’il meuble. Son récit est plutôt un mythe. Il ne restitue pas sa réflexion : il l’enjolive de telle manière qu’on la figure sans défaut. Ce faisant, il travestit sa pensée.

            Or, cet artifice-là, vu comme effort conscient, est un motif de soupçonner le mensonge : c’est une affectation qui ne devrait pas incomber à un penseur vérace ; le souci intraitable de la vérité déjà manque cruellement à cette présentation ; cela me gêne, notamment parce que c’est superflu et vain, un masque ou une rehausse, une entorse au pacte savant d’honnêteté, un attribut contre le soin rigoureux d’exactitude, contre la science ou la philosophie même. Ces ouvrages de tant de feuilles denses sont évidemment les fruits d’un maquillage : comment n’y a-t-il pas un écrivain pour s’en être aperçu ? On peut produire comme moi sur un sujet précis, je pense, une pensée fluide et approfondie même de 10000 mots équivalant à trente ou quarante pages ; l’extrait, alors, aura bel et bien l’apparence sincère d’un « tout » composé d’une haleine, fût-ce en plusieurs jours, repris et poursuivi dans la préoccupation d’un même problème à résoudre et comportant les stades logiques d’un esprit en déroulement. Mais au-delà de cette taille, on sait comme il faut faire, comme il faut mentir : réunir des articles, en réaliser un montage, constituer des fascicules à coller entre eux comme on fait chez l’imprimeur, nécessité pour cela de forcer les relations et d’ignorer l’objection que ces reliures sont fausses, cacher les broderies qui ne sont que pour dissimuler les discontinuités simples, naturelles – pourquoi honteuses ? – de la réflexion.

            On prétend que les grands philosophes n’ont pas eu de ces interruptions mentales, que tout leur a surgi dans la fièvre ardente ou dans l’austère froidure, que leur œuvre est née d’un jaillissement déroulé sans accroc, contenu pendant des années et soudain libéré comme quelque digue effondrée que la pudeur ne retient plus, jusqu’à avoir éclos fertilement en telle abondance noble et impeccable : c’est toujours qu’on ne veut pas les voir en philologue, c’est qu’on tient à les consulter en tout bénéfice-du-doute, c’est qu’on les admire avant de les lire, car à bien les examiner on devine les arrangements et les façonnages trompeurs. La pensée des génies même ne se construit pas ainsi tout d’une traite, les génies sont aussi bien et plutôt même gens à écrire souvent qu’à exploser en fécondité stupéfiante et perpétuelle. Mais on voudrait nous présenter ces publicateurs réguliers et diserts d’un cheminement comme des puissances soudaines : ils auraient accouché tout entier, tout uniment… d’un système ! Le mécanisme intégral était donc en place quand il est tombé ! Il n’y aurait pas eu reconstitution ! Allons ! lire naïvement ainsi ! ce n’est plus même la haute activité de lire !

            Non : je sais bien qu’on veut encore croire aux vertus magiques de l’inspiration divine, mais ce n’est pas du tout de cette manière que l’esprit fonctionne.

            Il y a toujours ne serait-ce qu’une pensée venue à tel moment, à tel mois, et qui fit unité en plusieurs jours de rédaction, après quoi une autre pensée s’est ajoutée à la première comme une greffe solidaire – son corollaire peut-être –, des semaines plus tard, sans mêler formellement son introduction à la conclusion précédente, sans cet effacement de l’une à l’autre, sans fusion. Et si je dis que le penseur sait, c’est parce qu’il se souvient toujours des différents moments de sa réflexion, de leur distinction, de leurs dates distinctes, il a commencé à songer à tel thème nettement après le premier, il n’y a pas eu entre ces séances d’écriture tant de fluidité insensible, il a vraisemblablement pris des notes en des moments clairement séparés, leur réunion fut un raccourci, une fabrication qu’il a élaborée et dont il ne peut être dupe. Or, le tissage qu’il fit de ces idées entre elles n’a pas pu se départir d’artifice, car il y donne l’impression d’une continuité sans solution : ce camouflage est bien un faux-en-écriture, l’écrivain n’ignore pas son forfait, il a transformé la vérité de ses progrès, dissimulé ses lenteurs et insuffisances.

Et ce n’est pas juste une stylisation pour la beauté ou une synthèse pour la brièveté, non :

            En effet, je ne veux pas dire que l’écrit doit consister en premier jet, et l’on sait combien je tiens à perfectionner une pensée initiale en la complétant et l’affinant jusqu’au sentiment où je ne trouve plus rien à améliorer. Mais cette pratique ne signifie ni n’impose d’y adjoindre des formes superflues et d’abuser par le langage d’une espèce de persuasion. Ni un texte beau ni un texte dense n’est un texte faux. De corrections et de clarifications, la pensée ressort intacte, elle est seulement plus profonde ou plus pure, pas déformée au sens où le penseur y inclurait des superfétations indiquant ce qu’il ne pense pas et signifiant plus que ce qu’il a en esprit. S’il n’y a pas eu de nets enchaînements entre ses idées, il a tort de les suggérer : pourquoi le fait-il donc si ce n’est pour tromper ? Au contraire, sa pensée véritable est changée par un étalage de liaisons qui ne s’y trouvent pas et dont il veut sans doute poser. Une simple franchise doit conduire un écrivain, particulièrement un écrivain vraiment génial qui ne redoute pas ses failles, à souligner ses arrêts, à marquer ses étapes, à rapporter ses hésitations, parce que ces heurts sont inhérents au mécanisme de tout esprit même performant, et qu’il n’a ni scrupule ni honte à exprimer sa pensée sans rien receler ; or, s’il les dissimule, c’est qu’il ne se fie pas à lui-même, c’est qu’il s’estime inférieur aux auteurs qu’il a lus et qu’il croit naïvement si serrés qu’il veut les imiter, c’est qu’il tient par cet artifice à être à la hauteur de confrères sans l’être. L’essayiste ne devrait pas prétendre à l’objective intégralité de son raisonnement, parce que ce n’est pas telle que sa réflexion lui est venue, parce que ce n’est simplement pas sa réflexion, il n’y a pas eu d’eurêka d’où la révélation totale soit née ; il signale par ce subterfuge à qui il aimerait ressembler plutôt que ce qu’il est, suggérant au lecteur perspicace sa fragilité et sa fébrilité, et seulement au novice son talent et sa virtuosité. Rien de plus inquiet, pour le philologue, qu’un philosophe parfait : un traité trop construit est toujours l’indice d’un affabulateur assez facile à confondre : il devine, voit et puis révèle les étais et les costumes.

Le fondement éthique de toute matière de vérité, c’est de mépriser l’auteur qui veut faire admettre plus qu’il ne pense, incite à extrapoler ses pensées sur du remplissage, et aménage des décorations surérogatoires : en effet, cette pavane peut facilement en induire d’autres, c’est le commencement du sophisme, seuil du courtisan et du vantard, premier pas vers l’insincérité et la fatuité. C’est de toute façon, par le soin inhérent à la surcomposition, une intention de factice : gardons-nous de favoriser nos penseurs pour cette tendance traître, et demandons-leur d’être clairs et brefs plutôt que diserts et allongés. Une réflexion ne se présente pas en esprit sous la forme spécieuse et compensée où l’on lit la plupart : ma Psychopathologie-du-Contemporain aussi bien que mes précédents essais n’affecte pas de se révéler comme un tout uniforme et d’un seul tenant, déjà préparé et d’une cohérence chronologique ; c’est ni plus ni moins le recueil d’articles longuement muris et élaborés sur le sujet, réunis entre eux par numéros et dans l’ordre d’écriture, sans rien d’une constitution synthétisée comme née en bonne forme dont la rédaction me ferait sentir imposteur et hypocrite. Ce théâtre de superposition de l’écrit qui remplace soi-même me dégoûte, je ne m’y livrerais pas sans un sentiment de déguisement et d’imposture. Ce ne signifie pas qu’il faut rendre ses textes aussi médiocres que possible, mais on doit tâcher à s’élever, soi, si l’on peut, jusqu’à des enchaînements spontanément perspicaces, et, à défaut d’y parvenir, avouer franchement sa progression par l’apparence d’un travail soigné et fragmenté sans supplanter par des parures l’état de sa capacité intérieure. Un livre est un objet respectable tant qu’il est le summum d’un homme et non une affectation au-delà de lui : aussitôt, il devient mensonger, et un véritable savant se garde de ce travers principal. La plupart des traités sont de telles outrecuidances de gens qui paradent en finitions qu’ils ne sentent pas ni ne contiennent. Ils présentent leur esprit tel qu’il n’est pas et qu’ils aimeraient qu’on le crût : or, ce scrupule de moins à paraître et àjouer, c’est tout l’édifice de leur intégrité qui est fragilisé, et c’est pour moi leur créance et leur honneur qui s’écroulent.

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