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Henry War
18 février 2024

Se mesurer que par l'écrit

J’ignore de quelle façon l’on peut mesurer son évolution autrement que par comparaison de ses propres écrits ; je veux dire : la mémoire seule, sa qualité, suit nécessairement le progrès ou le déclin des facultés générales, et la foi du souvenir se corrompt avec l’intérêt personnel, de sorte qu’un esprit qui a dégénéré déformera l’image qu’il se faisait de lui à tel moment pris pour référence, ne disposant d’aucun témoignage objectif sur l’état de son intelligence d’alors. D’une façon logique, plus on est bête, plus on crée ses justifications, parce qu’on oublie ses fautes en ne conservant nul témoignage de sa sottise : comment demander à un imbécile sur la base de sa mémoire c’est-à-dire de son intelligence actuelle de dépeindre fidèlement ce que son imbécillité trouve avantage à adultérer ? Comment lui reconnaître surtout la distance nécessaire à identifier des critères d’intelligence, y compris selon ce dont il se souvient de lui-même ? S’il disposait de ces critères pour lire en lui ce qu’il est et ainsi évaluer sa direction, il ne serait pas idiot ; on l’est toujours assurément sans s’en douter, ou l’on se corrigerait, en ce que même l’idiot a besoin d’estime-de-soi, et probablement surtout lui. On voit couramment, par exemple chez les couples qui sont en désaccord sur un point relatif au passé, comme la mémoire travestit le fait selon le profit de l’amour-propre, au point que chacun est tout à fait persuadé de ce qu’il affirme sans qu’on ait lieu de supposer qu’il ment. C’est pourquoi on ne peut, je crois, se comparer avec soi-même suivant le seul souvenir : on a trop avantage à sous-estimer qui l’on était ou à prétendre qu’on était déjà qui l’on est devenu ; on ne dispose pas alors de preuve extérieure qui soit neutre, et l’on sait alors que même la parole d’autrui, qu’on estime faillible, ne convainc pas.

C’est pourquoi je n’entends qu’un moyen de déterminer quelle pente a suivi l’évolution de sa propre personne : c’est de retrouver d’anciens écrits de soi qu’on peut juger comme choses étrangères, et, en les rapportant à sa capacité présente, vérifier où ses capacités se situent par rapport à cet autre soi qu’on redécouvre comme autrui.

Il y faut évidemment le ressort d’une analyse un peu froide ; néanmoins on voit souvent, même pour soi, un contraste surprenant de celui qui écrivit avec celui qui écrit, et l’on s’étonne d’avoir été l’être antérieur, qu’on présupposait souvent plus naïf, qu’on retrouve avec quelque différence, et qu’on peut encore mesurer avec sévérité. Un style passé ou un propos ancien fait l’impression de n’être plus soi-même, c’est alors que s’anéantit la légende de la cohérence de soi, la mémoire atténuait l’altérité sous la volonté de se ressembler et d’être uni – individu – à travers les âges : on repère, à défaut même de progrès ou de décadence, une modification de la personnalité, qui est ce sur quoi on est tenté de porter un jugement distancié. Car il ne suffit pas de se dire qu’on a changé pour se contenter d’établir la réalité du changement, aussitôt vient le désir d’évaluer ce changement, amélioration ou dégradation, quoique peut-être pour se rassurer et en cela tricher encore, mais du moins l’objet de la preuve – la pierre de touche – est-il réel, et il devient plus difficile de le réfuter ou d’en adultérer le rendu et le sentiment. On était et l’on est : en percevant les oppositions de ces deux êtres plus ou moins distincts, ou leur similitude, on doit établir sa préférence globale, fierté ou regret avec ou sans mélange, car si l’on a changé, c’est forcément dans un certain sens, mais si l’on n’a pas changé, la stagnation de tant d’années ne vaut guère mieux. C’est que la vie, je crois, est à l’individu pour qu’il se perfectionne : que dirait-on d’un être qui, malgré l’expérience, est demeuré réduit aux mêmes incomplétudes de l’enfance ?

Or, quelqu’un qui n’écrit pas ne peut à peu près pas savoir comment il évolue : c’est un être synchronique c’est-à-dire essentiellement dévolu au présent dont il n’a intérêt qu’à faire sa perpétuelle célébration. Il ignore l’état objectif de son être, plus encore il s’en moque, puisqu’il ne fabrique aucun critère pour son évaluation : tout ce que d’autres diront de ses changements, il le prendra selon ses envies et ce qui le valorise ; il ne souhaite pas vraiment se mesurer, ou il en chercherait les moyens et le recul. Tout ce qu’il sait de son évolution est une présomption : il s’abandonne à la réputation intime de ses progrès, mais il risque fort de ne pas s’apercevoir qu’il stagne et régresse. Il peut ainsi devenir l’enfant qu’il avait un jour réussi à dépasser, assez semblable au sénile qui s’effondre graduellement en nourrisson sans s’en apercevoir. Oui, mais si l’on confiait à ce vieillard un livre, et si, rien qu’un instant, il avait l’éclair de savoir qu’il fut l’auteur de ce livre, ne verrait-on, le long de ces joues ridées, quelque larme lucide se mettre à couler ?

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