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Henry War
28 mars 2024

Une sieste

            Et je m’aperçus que nombre de contraintes formelles étaient des écueils pour le poète, un empêchement et une réduction, une allégeance et une aliénation, par exemple l’alternance du genre des rimes, l’exigence de leur richesse, même le souci de musicalité interne au vers et de scansion séquencée – césure, coupes, hémistiche – ; tout cela, procédant souvent d’un usage et non d’une nécessité, ne faisait que rechercher le gracieux, l’élégant, le précieux, par référence à l’antérieur, et oublier le vrai et le pur. J’avais eu raison d’essentialiser la tournure : « le poème en pose », car il fait longtemps que la poésie n’est qu’apparat ; rarement le poète a-t-il considéré que son devoir se situait à retranscrire et approfondir la réalité ; il l’a magnifiée, sublimée, mais il s’en est écarté, l’a trouvée trop prosaïque pour ses vers, l’a rejetée comme indigne de son art.

Le vers ignore et altère le réel, en quoi le joli vers est le ver du vrai.

            Alors je voulus, pour cette pièce et celles à venir, retourner aux sensations et m’abstenir des figures d’amplification et de codes qui entravent ou contrarient l’expression du réel. Et je sentis que le rejet de ces conformations stylées libérait ma parole, que l’échappée hors du sonnet offrait à l’imagination-même un espace plus vaste, et que quantité de faussetés ont tendance à naître des efforts de retouches du vers tandis que beaucoup de vitalités justes sortent frustrées par l’impossibilité même de les traduire dans l’esprit d’un académisme. Dès que je commençais à faire de jolis vers plaisants, je me mêlais moins que leur sens fût exact, parce qu’un transport venait malgré tout d’un tel artifice : par exemple des rimes procédaient de la recherche assidue, quelque hasard poursuivi produisait des trouvailles, l’idée originelle parfois comptait moins que l’entraînement où menaient ces élaborations saisissantes et harmonieuses. Le sens s’affadissait à l’effort esthétique. Victor Hugo crut ainsi se révolter contre le classicisme en y permettant des variations, mais il devint lui-même « classique », et l’on ne trouve en sa poésie que des idées convenables, un langage et des clichés qui plaisent – je ne crois pas qu’un de ses vers évoque de manière authentique la vibration de la sexualité ou la sensation d’une douleur. En poésie, ou tout était resté clos, enfermé dans un carcan de conventions, ou tout s’échappait en délire sans signification ni forme : deux aspects d’une même facilité, ou la difficulté pourtant superficielle associée à une forme poétique, ou l’apparence d’une liberté sans travail ni fond. Dans le premier cas, on se retenait d’exprimer le spontané au point de fabriquer de toutes pièces les références d’un homme littéraire ; dans le second cas, on extrapolait sur la réalité avec tant de désinvolture qu’on ne reconnaissait rien du véritable. L’un était factice et n’attribuait pour tous critères de sa réussite que ceux d’une antérieure beauté, l’autre était négligé et s’imputait le succès des audaces absurdes que rien ne justifiait. Les deux péchaient par sophistique et par sophisme.

            Il y manquait la recherche du noyau ; il s’agissait toujours de convenir, de s’appuyer sur une généalogie d’œuvres passées pour se restreindre ou se réformer. On négligeait la généalogie de l’humain et de ses sentiments.

            Partir d’une source intarissable et incontestable en soi. Se prendre pour seul témoin. En rester scrupuleusement au vécu intérieur dont l’intensité sait être si profonde dès qu’elle n’est pas noyée par de la littérature. Fuir par-dessus tout le décoratif : les formes fixes sont aussi des proverbes. Ne jamais placer un mot né de l’opportunité d’une trouvaille valorisante. Rejeter – sacrifier – les tournures et le lexique surtout destinés à plaire. Tamiser chaque expression qui naît d’une coïncidence et d’une recherche excessive. Voici ce qui est si difficile.

            Écrire un poème sans vouloir se hausser au « poète ».

Se contenter de regarder en soi, loin, et se saisir de cette matière à produire. Sonder le vrai inédit, s’emparer du juste immaculé, extirper cette chaleur cordiale : sans les assujettir ou les mouler, leur donner leur parole au plus près du vécu. La poésie a trop surfait, elle a peu fait, même beaucoup défait. Le thème d’une pièce poétique doit figurer au registre de l’irréfragable : sensations et idées d’une parfaite lumière, exprimées dans le soin de restituer cet éclat, sans réduction ni surenchère.

            Le plaisir d’une sieste en plein air et en plein soleil, par exemple. De l’assoupissement d’un homme, naissent des fantasmes – je m’endors toujours avec des images de sexualité. Ne rien parer, ne rien taire. Les sens et les pensées, sans convention ; l’association du corps et des idées. Ne rien augmenter ni réduire : si le sujet ne suffit pas, ne pas l’avoir choisi. C’est où l’on ne peut faire de la sorte de poésie que je promeus avec de la parure emphatique et des figures de style : il faut une réalité puissante, même simple, et peut-être surtout très simple. Jamais le poète ne sut traduire la sensation d’une herbe contre une paume. Quoi ? « picoté par les blés » ? est-ce tout ? Allons !

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Commentaires
P
Je préfère pour ma part m'en tenir à cette phrase un peu convenue de Gide : "L'art naît de contraintes, vit de luttes et meurt de liberté."<br /> Je pense que l'exigence formelle implique une exigence de fond, et que la déconstruction des règles entraîne mécaniquement une destruction du propos.<br /> Le théâtre de Racine est prisonnier des règles, celui d'Ionesco est libre entièrement. Résultat :<br /> <br /> RACINE :<br /> Est-ce au peuple, Madame, à se choisir un maître ?<br /> Sitôt qu'il hait un roi, doit-on cesser de l'être ?<br /> Sa haine ou son amour, sont-ce les premiers droits<br /> Qui font monter au trône ou descendre les rois ?<br /> <br /> IONESCO :<br /> Mme MARTIN :<br /> B, c, d, f, g, h, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z !<br /> M. MARTIN :<br /> De l'ail à l'eau, du lait à l'ail !<br /> Mme SMITH, (imitant le train) :<br /> Teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff, teuff !
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H
Oui, "emphatique et outré" ne rend pas exactement mon idée ; je ne l'entends pas comme un romantisme débridé bien sûr, mais plutôt comme une extrapolation du sentiment normal, selon laquelle, comme souvent dans le drame, tout est d'un désespoir et d'une terreur très anti-naturelles et contre-psychologiques. En somme, je crois que jamais un être même antique ne prononcerait ni ne penserait le commencement d'une réplique racinienne, et que ce qui nous la fait accepter, c'est la sophistique intrinsèque à son ornementation, qui nous persuade.
P
Peut-être avez-vous raison. À vrai dire je suis biaisé, je viens de relire -Mademoiselle de Maupin- et sa fameuse préface, j'en ai les idées plein la tête. Le décoratif en art me convient parfaitement, et j'aurais tendance à mieux respecter, s'il fallait choisir, la forme sans le fond, que le fond sans la forme.<br /> Pour revenir à Racine, je ne qualifierais pas son style d'excessivement emphatique et outré, au contraire ; vous savez bien qu'il est plutôt dans l'histoire de nos lettres l'incarnation du raisonnable ; ses dialogues comme ses monologues sont remplis d'arguments ; « il rase la prose, mais avec des ailes », disait Sainte-Beuve, « tout en sourdine », ajoutait Spitzer.<br /> Je vous rejoins volontiers sur Heredia !
H
Il privilégia la forme au détriment de toute originalité et de toute vérité, au point même que son appartenance au Parnasse-me paraît une imposture, comparé par exemple à Heredia beaucoup plus virtuose et technique. <br /> Un chaînon, si vous voulez : il est vrai qu'on rencontre une singulière déchéance, en poésie. Cependant, depuis plusieurs mois j'entrevois que toute la poésie, même classique, et bientôt presque toute la littérature, même célèbre, n'est qu'une pose dont la forme est ce qui compta le plus pour autant qu'elle respecta la mentalité d'un lectorat d'une époque. Au juste, pourquoi aime-t-on Racine ? L'aime-t-on parce qu'il est vrai ? Je ne pense pas : on l'aime parce qu'il est décoratif et flatteur. En somme, tout ce qu'il y a de formel dans son vers est précisément ce qui sert à le faire aimer, mais on n'y retrouve presque pas un trait humain qui ne soit excessivement emphatique et outré. On aime le mécanisme, oui mais c'est une machine qui n'a peut-être jamais parlé d'un homme véritable - c'est du personnage-littérature, tout ça, du clinquant et du toc. En quelque sorte, plus on domine la langue, moins on s'intéresse à l'être : on n'en a plus besoin pour plaire. Je sais pourtant bien que les autres, qui ne maîtrisent rien, ne comprennent pas l'être davantage, en quoi ils ont une vertu de moins...
P
Vous êtes dur avec Prudhomme. Il était parnassien, il était normal qu'il privilégiât la forme, et il la privilégia sans trop d'infamie. Je vous invite à lire son poème intitulé « Le Doute », si vous ne le connaissez pas déjà.<br /> Ceci étant, même en admettant la pauvreté de Prudhomme, ne pourrait-on considérer qu'il fut comme une espèce de « chaînon » entre le classique et le contemporain, l'un des milieux de cette chaîne qui part de la langue domptée et dominée parfaitement, et court jusqu'à la langue déstructurée, et pauvre de substance par cela même ?
H
Votre exemple semble éloquent, mais il n'est pas si sûr : c'est qu'on ignore ce que Racine était peut-être tenté de dire de plus exact et de plus juste sans la contrainte de l'alexandrin classique. C'est l'expérience de tout poète - que j'explicite dans cet article - de s'apercevoir qu'il se laisse fort entraîner par la nécessité d'un vers, et parfois davantage que par celle d'une idée et d'un propos. En somme, il serait plus pertinent de mettre votre Ionesco qui ne veut rien dire en regard avec un Prudhomme qui ne veut dire que des platitudes poétiques.
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