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Henry War
6 avril 2024

Réflexions personnelles sur l'écriture dramatique

            Comme je l’ai écrit ailleurs, j’insiste pour qu’une œuvre d’un certain genre nécessite un message propre à ce genre, de sorte que par exemple le recours au théâtre soit la solution à une idée qui requiert absolument une forme dialectique : rien de plus absurde qu’un drame dont la teneur consiste surtout en un développement argumentatif qu’un article réaliserait directement ou dont il faut contraindre le scénario pour retirer ce qui est impossible à représenter sur scène. J’aime la contrainte, mais pas au point de dénaturer une pensée pour la faire tenir en un genre qui lui est foncièrement inadapté : la pensée précède et prévaut, et le genre n’est qu’un outil à son service pour la traduire. J’en ai parlé s’agissant du roman, et j’ai récemment parlé à un jeune écrivain qui s’oblige à écrire un roman parce que, indépendamment du besoin de s’en servir, il croit ce genre plus propice à lui permettre un succès : s’imposant le roman au départ, il s’efforce de quérir au préalable une idée romanesque, compatible avec les caractéristiques du roman, éliminant probablement quantité d’idées meilleures qui siéraient à un non-roman. On peut, je suppose, prendre n’importe quelle idée ou n’importe quelle œuvre et en faire du théâtre, conversion parfois réussie et qui peut sonner juste, seulement quel regret qu’un travail destiné à une forme trouve un moindre accomplissement dans une autre, même si elle plaît davantage : on perd forcément à adapter une pensée à un cadre où elle ne s’exprime pas conformément à son identité originelle ; ce travestissement la dénature. C’est pourquoi l’effort qu’on fait à plier un esprit à des contraintes extérieures, loin d’indiquer toujours le surpassement d’un esprit par le labeur, nient bien souvent ses propriétés et se réalisent en altérant sa propreté. En somme, le défi : oui ; l’élévation et le désir de difficultés : oui aussi ; mais pas la compromission ni la soumission de soi à autrui, ni à ses normes, ni à ses plaisirs. Ne pas verser dans les challenges qui, insensés ou relatifs uniquement à un code, blessent l’intégrité artistique, que je situe dans l’expression la plus efficace d’un effet dont la volonté est le plus possible émanée de soi.

            Ainsi, si je me fonde sur la réflexion que seule une idée dialoguée par essence, c’est-à-dire organisée en une somme de rencontres et de discussions, légitime le choix de la pièce de théâtre pour genre à utiliser, alors reconnais-je que les actions d’ampleur ne sont pas théâtrales, pas davantage que la longue réflexion solennelle, ni que l’intime développement sentimental : ce cloisonnement générique scandalisera bien des spectateurs et des lecteurs, mais je trouve que, dans la pensée qu’en général l’art doit se servir du réel pour mieux le conquérir, on doit empêcher l’excès de conventions incroyables comme l’usage exagéré du monologue ou celui du chant lyrique pour communiquer. Il faut– c’est un point certainement discutable mais en moi établi – qu’au théâtre des personnages s’expriment de manière qui, quoique exacte plus qu’à l’ordinaire…

– car il ne s’agit en aucun art de se contenter de la réalité prosaïque et banale mais de la sublimer jusqu’au seuil de sa disparition ou de son absurdation, à moins d’admettre que la vie ordinaire suffise à alimenter intérêt et grandeur et soit éloquente par elle-même sans besoin d’y adjoindre d’artifices, auquel cas il n’y aurait qu’à cacher sur soi une caméra et à en diffuser le film chaque jour et sans sélection, quand, par ailleurs, il deviendrait superflu de fréquenter des œuvres d’art –

            … puisse relever d’une conversation plausible, non pas « naturelle » ou « authentique » mais dont la parole serait crédible chez un être ayant émondé la plupart des scories du langage ; c’est pourquoi autant la familiarité inutile des dialogues que leur surcomposition m’indisposent, tel l’euphuisme shakespearien ou l’usage dramatique du vers, que je puis apprécier en tant que démonstrations d’esprit mais que j’estime simultanément un procédé décoratif nuisible à l’illusion de la discussion réelle.

– J’adorai longtemps Cyrano de Bergerac pour témoignage supérieur de sentimentalité pathétique, mais j’ai fini par convenir que c’est une pièce presque toute de verve et dont le sujet minuscule, pas plus que son langage, ne se rencontre dans l’existence, n’ayant finalement pas un effet plus que symbolique et émotionnel sur la vie : c’est un théâtre typique de fabrications d’émois, de sensibleries sur commande, et d’accompagnement de préjugés populaires ; est-ce d’ailleurs de la pièce ? Je ne sais, il me semble que c’est surtout un poème : on s’y laisse comme ici constamment étourdir par les mots plutôt que par la vérité ; l’admiration vient exclusivement de l’élégance spirituelle à prononcer des sentences jolies autant que fausses et qu’on n’a pas examinées, et, très souvent, quand les personnages parlent, ils n’ont à dire que beauté verbale, impressionnant d’une forme de préciosité, enjolivant des idées douteuses pour les faire accepter. Cyrano de Bergerac est au-delà de l’intrigue mièvre, un remplissage d’astuces rhétoriques et de représentations flatteuses, un plaisir de convocations de charmes et d’irréalités caressantes, mais peut-être est-ce paradoxalement une des pièces les plus fausses que l’histoire du drame ait portée. (Tout ce paragraphe qui s’éloigne assez de mon sujet m’est encore à l’état de conjecture : qu’on sache qu’il n’est pas loin de me déplaire, après que j’eus tant admiré Rostand pour cette œuvre, puisqu’à présent j’en dis si raisonnablement un mal si justifié : c’est le coût pour moi d’être, même contre mes précédentes opinions, si analytiquement objectif ; ma raison n’a décidément aucune pitié de moi-même.) –

            D’autre part, je ne saurais concevoir qu’une production artistique se fondât sur un motif sans importance : ma recherche d’art implique la puissance du sujet, et si je me vois transposer n’importe quelle intrigue au théâtre, la perspective de l’écrire m’incommode aussitôt, en ce que le temps dont je dispose reste réduit et ne me permet pas le luxe d’un travail de pur agrément, autant dire : de fatuité. En particulier, si je m’incitais à l’écriture théâtrale, je m’imposerais, en la nécessité d’une histoire formée par dialogues successifs, l’ambition de tâcher d’exprimer un message indéit et profond – on sait bien que je ne suis pas adepte, c’est le moins qu’on puisse dire, de divertissement. J’admire l’excellente mécanique de Le Dindon, mais j’admets que c’est une pièce qui n’a nulle philosophie pour support, qui n’enseigne rien, qui ne constitue qu’un morceau ludique suprême, sauf à considérer que plaire est en soi un but réfléchi et suffisant. Il y a certes quelque réjouissance à mettre en scène disputes et tromperies, caractères excessifs et rebondissements verbaux, une frénésie imaginative et folâtre, seulement c’est aussi largement un mal, parce que le public qui va au spectacle pour se divertir non seulement trouvera toujours un peu plus sensationnel et évanescent sur les écrans, mais il risque fort d’en prendre l’habitude et peut finir par s’y limiter exclusivement, au point de fuir, comme à présent, tout effort un peu composé de l’inviter à penser et à agir d’autre manière que selon ses habitudes et routines ; il a oublié à cause de cela tout plaisir de l’effort, le plaisir ne s’imposant plus à lui que dans le grand abandon de ses esprit et sens critique. Or, selon moi, la vertu de l’art véritable est la provocation d’un changement ; je ne suis pas favorable aux représentations confites, aux délassements vains, aux amusements-de-fin-de-semaine-chargée, et je réclame un apport de plus que d’une humeur – je manque de légèreté, si l’on veut, je consens à cette accusation. Et c’est où j’ai logiquement tendance à préférer une certaine sobriété au théâtre : il ne s’agit pas pour moi d’impressionner, ce qui peut toujours facilement réussir à grands renforts d’effets spéciaux (et je viens justement d’écrire, par lapsus : « d’effets spécieux »), mais d’édifier si possible de manière assez subtile et insidieuse pour ne pas laisser le sentiment d’une propagande didactique comme on en trouve trop en édifiants monologues où la leçon procède d’une pause manifeste et outrée de l’action. C’est ma préférence et ma malédiction : je ne sais m’imaginer écrire pour vouloir ne rien dire, idiosyncrasie incorrigible de ne jamais rien concéder à la pure distraction du lecteur. Il n’y a en cela rien à regretter : d’autres y seraient sans doute plus sincères et performants que moi, autant leur laisser la place. Pour la comédie, je trouve que les plaisanteries auxquelles je m’oblige, même si elles fonctionnent, ont aussi toujours en loin une saveur infiniment triste : je mets en scène un rire collectif contre un public qu’alors je méprise et dont les plaisirs que je provoque me rendent lointain et mélancolique.

(C’est peut-être, j’y songe, le lot des meilleurs comiques, comme d’aucuns l’ont parfois remarqué : ils ne sont pas heureux, ils rient jaune, le rire semble les ennuyer, ils ont le rire triste, ils fabriquent et mesurent des rires. Pour s’abstenir de rire à ses propres effets, ce qui nuirait à sa prestation, l’artiste du drôle doit savoir combien son rôle est sinistre et machinal, combien le rire est un truc, combien il s’adresse à des gens qu’il dépasse et d’ailleurs circonvient : il s’agit d’anticiper l’amusement des majorités c’est-à-dire de prouver sa supériorité en déclenchant cet égrégore parce qu’il le maîtrise. La spiritualité, du moins la pertinence, qu’on distingue chez les grands comiques, indique qu’ils ne se laissent pas prendre à leurs effets – ils rient d’ailleurs peu, sont comme à un blasement du rire – et se tiennent au-dessus des rieurs. Être divertissant pour un amuseur qui tient à l’excellence revient à condescendre, ne serait-ce qu’en ceci qu’un trait d’esprit, à l’instant où on le publie, est pour soi, en bon professionnel, depuis longtemps éventé : ainsi, la cause de l’hilarité des gens n’est plus drôle à sa propre conscience, et l’on se condamne à produire des jeux qui, personnellement, ont perdu leur ludicité. C’est en toute logique qu’une solitude immense est le lot des hommes habitués à faire rire.)

Revenir à mon propos initial, et synthétiser :

            Pour une pièce de théâtre que je voudrais écrire : une intrigue essentiellement dialoguée, et un sujet de transmission auquel je tiens.

            À cela s’ajoute encore une exigence capitale tirée d’une observation négative :

            On perçoit souvent au théâtre combien le dramaturge prend parti : il ne s’identifie qu’à l’un des personnages (parfois deux) qui le représente et auquel les autres servent de faire-valoir, inconsistants et invraisemblables, gravitant pour lui servir répliques et péripéties. On devine tôt vers qui l’affection est censée se diriger, la masse énorme de l’attention étant occupée par un être et rendant comme bancale la vie grouillante de la fiction, ce qui ne manque pas de produire un déséquilibre des charismes où l’on a le sentiment qu’un unique homme de vraie race évolue au milieu d’une troupe d’humanoïdes incomplets : c’est la tentation spontanée de l’auteur de prêter un nom de scène à une incarnation de lui-même qu’il charge de transmettre ses idées et ses valeurs, au point qu’en devinant sa préférence les échanges sortent artificialisés, puisque les opposants n’expriment que superficialités ou injustices. Même, je crois que la plupart des pièces ne reposent que sur un nom dont elles pourraient s’intituler, et que presque tout ce qui échappe à la présence de ce nom est d’une facticité faite justement par contraste pour attirer vers lui l’intérêt du public : c’est toujours l’exposition d’une personne, et les autres acteurs sont affublés des traits trop sensibles de personnages. Cette dichotomie est évidemment nuisible à la fois au réalisme des mentalités et aux nuances des situations, et le défaut de finesse psychologique dû à cette mise en exergue rappelle incessamment la distribution de rôles, grosseur de ficelles qui devient énième convention théâtrale parce qu’on s’habitue à ce que ces êtres soient de papier et incroyables, comme en ces comédies classiques où les pères de famille tiennent des postures grotesques ou dans le drame romantique où l’ennemi est d’un caractère sadique et monstrueux. Il est certes ardu pour un écrivain de se mettre à la place de ses adversaires et de leur prêter des motivations légitimes sans leur faire tenir des propos plus ou moins scandaleux qu’on récuse, mais on doit garder à l’esprit que cet adversaire, dans la réalité, ne se considère point méchant, et qu’il agit selon des intentions qu’il justifie en relation avec un certain bien qui ne tourne pas autour de valeurs négatives, au point qu’en ce théâtre excellent que je me figure, le spectateur devrait longtemps balancer entre l’un et l’autre, et le dramaturge ne pas afficher sa préférence : c’est là que naîtrait l’édification, dans la réflexion délicate que le témoin se formerait sur une circonstance qui ne se prête pas à une évaluation catégorique. Mais sans doute est-ce difficile à produire, car il faut au dramaturge conserver une capacité d’empathie à la limite de l’inhumanité où, tout en ayant une opinion à transmettre sur une cause c’est-à-dire en conservant une distance intègre et un but, il s’efforce de ne pas véhiculer l’opinion contraire comme absurde ou stupide, et se dispose à se faire l’allié de ses ennemis en leur prêtant le langage persuasif et sincère dont il réprouve la teneur. C’est avoir extrêmement soin de ses adversaires, et ne pas les considérer sots dérisoires ou fieffées crapules, résultat que les dramaturges même célèbres ont rarement atteint. Car c’est, au moment d’écrire leurs répliques pour incarner alternativement ces créatures si variées, garder comme un principe le devoir de s’estimer chaque fois en personne et non en personnage, en existence et non en utilité, c’est-à-dire se considérer, aussi désaccordé qu’on soit personnellement avec celui qu’on vit, comme nécessaire en être et cohérent en idées : circonvenir ainsi des individus et non des acteurs, et les aimer chacun, et les assumer tour à tour, en dépit des différences petites ou grandes, comme un autre soi-même.

            Or, Henry War – c’est toute la difficulté – sait ce qu’il veut dire, ne balance guère entre des avis contraires dont il aurait artificiellement à retranscrire les positions pour se convaincre grâce à autrui, c’est pourquoi il tient à le faire bien en son nom dans ses articles, n’ayant besoin d’aucun biais, d’aucune décoration, d’aucune altérité, qui ne ferait qu’introduire à son discours une tonalité indirecte qui desservirait la force individuelle de ses arguments ; autrement dit, si je veux émettre une opinion, je ne me sens en général nulle nécessité de passer par le dialogue qui me semble un procédé tortueux et captieux, de sorte que tout recours au dialogue consisterait à attribuer à des fantômes des propos vides auxquels je ne crois point. Pour l’exprimer tout net, le théâtre est le genre de l’auteur pour qui le duel contient un intérêt, et, quant à moi, je suis si égoïste que je ne vois presque jamais l’intérêt du deux – je ne me complète presque que de moi-même, sachant que j’aurais tort de compter sur autrui pour m’édifier (la condition intrinsèque pour écrire, c’est de ne pas croire qu’un autre écrivain puisse produire ce qu’on s’apprêter à exprimer). J’aspire et dévore le monde, je m’en repais comme l’ogre qui ne doit nulle gratitude à quiconque, et je n’en restitue rien qui soit une sommeséparable : c’est ainsi que je philosophe, alors à quoi bon feindre, probablement mal, la « raison dialectique » ?

            On comprendra du moins que je n’admets pas qu’une pièce réussie contienne un grand nombre de personnages : leur multiplication ajoute une complexité, chaque être supplémentaire impliquant la contrainte de la création d’un autre univers intérieur total et uni, et augmentant le risque de portraits bâclés, quand il est déjà si difficile de tenir un personnage ! C’est pourquoi au théâtre comme au roman, une foule de personnages crée presque toujours une impression de négligé psychologique : les voix se superposent et se confondent, embryonnaires et indigentes, piètres désincarnations, comme les cris de nouveau-nés dans une nurserie, faisant très bientôt revenir le lecteur ou le spectateur perspicace à cette fichue sensation de convention dramatique.

            Ainsi, s’il fallait que j’écrivisse une pièce, je me réclamerais, au surplus d’une nécessité de genre et d’intrigue, une répartition équitable des raisons et des finesses entre les personnages susceptible seule de réaliser enfin le troubleéloquent.

 

            … J’ai peut-être quelque chose…

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Commentaires
N
Très très intéressant article. Une belle réflexion
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