Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
9 février 2024

Référer à la réalité du lecteur

(Je risque ici de répéter une idée énoncée dans un autre article : c’est qu’elle me semble plus précise sous la forme qui va suivre ; ou plutôt, puisque j’écris cet exergue avant d’en avoir rédigé le texte, j’indique que je me rappelle avoir rédigé un texte similaire mais dont la netteté ne me paraît pas, de mémoire générale, si ferme que ce que je veux exprimer à présent, ou dont j’aspire à imprimer mon esprit par gravures plus franches et tranchées, par reliefs plus exacts. Il n’y aurait, comme toujours, qu’à passer sa lecture si la redite était trop sensible et rebutante : on sait que je n’écris pas principalement pour que tout le monde me lise, c’est pourquoi, sans vouloir être déplaisant, je néglige quelque peu le soin de ne pas me réitérer pour autant que j’en éprouve, comme ici, l’égoïste nécessité.)

Une critique qu’on oppose à mes articles et qui continue de me surprendre se rapporte aux notions d’inexprimé et d’infondé : c’est lorsqu’on me signale, non sans quelque variété de vexation, que je n’ai pas prouvé un fait évident, alors même que je ne l’ai pas prouvé justement parce qu’il me semble tout à fait logique et n’entretient aucun doute, que je ne veux pas ennuyer à rappeler l’évidence, notamment parce qu’il suffit de se référer de bonne foi à des expériences simples pour trouver ce fait facilement accrédité et confirmé non par l’autorité d’autrui mais par la sienne propre. Je ne parle pas de lapalissades fausses, ni de proverbes spécieux, ni même de ce qui paraît pour moi sensé et qui a peut-être des raisons de sembler à d’autres des tournures captieuses qu’insidieusement j’obligerais à admettre, je parle de renvois à la réalité quotidienne et prosaïque, à ce que chacun peut confirmer autour de soi par un peu d’expérimentations ou de regards curieux, aux observations sans prévention que je fais du monde auquel je renvoie, à des faits courants que j’élude parce que j’en déduis sans abus ni orientation ce que chacun, avec un discernement ordinaire, est susceptible de comprendre : il me paraît superflu et condescendant d’y insister en produisant une impression de lourdeur qui servirait alors un effet de persuasion. Quand j’écris un article, je ne conçois pas mes propositions comme des raccourcis de la pensée, et je n’essaie pas de les insinuer de façon subreptice en dissimulant des preuves, je ne forme pas sciemment un réseau d’acceptions implicites à dessein de feindre que j’ai raison pour m’en trouver meilleur ou confondant, mais j’estime que ce que je saisis d’expériences communes afin de soutenir une réflexion dans les bornes des constats de la vie ordinaire, chacun le peut ainsi que moi, par conséquent je me défausse d’étayer des phénomènes facilement accessibles dont la négation me paraît, pour de multiples raisons, procéder de la contrariété et du sophisme, de la chicane malintentionnée et de l’aveuglement moral. Encore une fois, il ne s’agit pas d’ignorer par fraude des objections sincères qui pourraient me troubler, ni de les rejeter d’emblée pour mauvaises, et je tiens résolument à explorer si, comme on peut me l’indiquer, les fondations de mes réflexions sont fragiles, mais où l’on veut me signaler par exemple que le Contemporain en général est habile à son travail, doué d’intelligence respectable, et dans le besoin véritable de payer ses livres moins de vingt-cinq euros, j’admets que, sans toutefois perdre patience, je ne me sens pas l’envie de réinitier des échafaudages statistiques et des explications longues, ayant plus envie de progresser que de stagner en balayant longtemps des naïvetés : c’est qu’alors je crois deviner que mon contradicteur a intérêt à nier ce qu’il refuse de constater, de sorte que, par des mots je ne saurais parvenir à faire mieux qu’il ne peut directement et sensationnellement par la vie même. Ce contradicteur n’a pas la volonté de regarder et de conclure, il faut lui saisir la nuque et placer ses yeux devant la chose, encore ne verra-t-il pas ce qu’on lui montrera, tant il est enferré dans sa conviction de la chose. Je ne sens nul désir de rallier de tels opposants ; je ne les déteste ni tout à fait les méprise, mais je connais qu’ils ne me feraient pas des acolytes appréciables, quand même je réussirais à les convaincre, parce qu’ils sont lents et opiniâtres. Ils me réclament parfois de ces vérifications qui me semblent d’une superfluité désespérante, parce qu’il s’agit de phénomènes que, tant j’en vois et mesure presque quotidiennement les effets, il ne me vient pas à l’idée de révoquer et justifier (ce que j’ai d’ailleurs souvent déjà fait dans un autre texte), et je voudrais leur répondre que s’ils sont si incapables de réfléchir par eux-mêmes et de construire des relations simples d’observation patente à généralisation de premier degré, que je ne consens pas de m’y livrer pour eux et de leur signifier ce qu’un esprit admet non par sympathie ou bêtise mais par logique nette et débarrassée de préjugés et par référence ordinaire à la réalité. C’est notablement le cas pour ce qui touche à mes articles sur l’amour et la sexualité, où je reçois quelques remarques outrées taxant mes développements de « caricaturaux » et de « virilistes » ; ils ne voient pas la réalité comme moi, parce qu’ils prêtent aux phénomènes de leur existence une importance conceptuelle qui ne dépasse pas l’univers de la théorie,…

 – les théories de l’amour et de la sexualité appartiennent très souvent au domaine de la morale qui, comme la religion, parvient à modifier la conception des choses suivant ce qui est souhaitable et non ce qui existe, en sorte qu’on me nie de bonne foi mais souvent selon l’effet d’un choc auquel on m’attribue la volonté de nuire. Comme il ne « faut pas », de quelque point de vue éthique où l’on se place, que l’homme dispose d’un désir de possession et la femme d’un désir de sujétion, les réalités qui concluent à ces désirs doivent être réfutées, et c’est pourquoi on juge que j’ai tort, parce que je parais me rapporter à des valeurs antérieures, alors que je ne fais, autant que possible, que me fier à des observations réelles, en quoi on ne reproche toujours à autrui que la forme et l’ordre de réflexions qui nous animent, parce qu’on n’en imagine pas d’autres. – 

… ils attendent perpétuellement, pour croire à la réalité et en déduire, qu’un auteur la leur explique, sans y porter leur réflexion personnelle en-dehors des systèmes virtuels qu’ils ont déjà appris et où le monde réel doit aprèss’inclure et se réduire. Ce serait assurément le cas si j’essayais de faire entendre bien pratiquement ce que le capitalisme apporte comme confort au Contemporain ingrat : la théorie de beaucoup s’y oppose par pensées générales, il faut aussitôt chercher parmi des niches étranges de spéculation en quoi la possibilité d’acheter ce qu’on veut et ce qu’on peut constitue un fléau aux hommes que, pourtant, on n’a jamais rencontrés aussi insouciants et si comblés ; il leur faut alors objecter par citations, par chiffres et par concepts, c’est-à-dire par tout ce que personne n’a vraiment constaté, par métaphysique enfin qui tâche à ne jamais toucher ce qu’elle prétend, et obstinément refuser de percevoir la matière du monde occidental, à commencer par leur environnement tel qu’il est, c’est-à-dire généralement content. Ils se sont accoutumés à porter sur la réalité le prisme spirituel des livres, et c’est ce dévoiement du discernement qui les fait répliquer et rétorquer avec sandale quand le monde que je m’efforce de leur décrire n’est pas conforme à leur idée du monde, quand je suis ainsi « irrespecteux », et par lequel ils s’insurgent notamment de l’immoralité de mes assertions, parce qu’il est vrai que je ne me soucie ni de plaire ni de déranger, que je ne suis pas de ces chroniqueurs se conformant à l’esprit du siècle ; alors, ils s’écrient, pour me rapporter non à des références de réalité mais à des références littéraires : « Ce que vous constatez, vous ne le théorisez pas suffisamment pour que je le voie » ; or, je voudrais qu’ils l’aient vu avant que je le théorise, ou que ma théorie leur permette de poser enfin un regard authentique sur ce qu’ils préfèrent nier, je me moque de la façon dont mes écrits peuvent servir à fonder une théorie, il m’importe d’abord de décrire le monde avant de rallier ou de constituer des doctrines, je ne réfère jamais à des écoles. Mais tant que le livre-de-la-réalité n’est pas entièrement autonome et imperméable, il n’est pas question pour ces détracteurs de se pencher sur l’expérience et sur la vie : c’est leur habitude de lire et de vivre ainsi, le livre leur est le préliminaire de la vie, ils n’entrent dans la perception de la vie que par l’analyse du livre, et il convient pour eux de réfuter tout ce qui ne figure pas déjà dans un livre.

Et c’est en quoi consiste la malédiction – le maléfice – des philosophes « purs » et tant admirés par les esprits savants, qu’il me faut à présent signifier :

Un Spinoza, un Kant ou un Heidegger se passe fort de la réalité : on associe souvent ces penseurs aux mathématiques en ce qu’il ne suffit, à eux et à leurs lecteurs, que d’imaginer des concepts indépendants du réel, et de les emboîter de sorte qu’ils fassent un tout cohérent, uni par d’étroites définitions, répondant aux règles de construction propre, pour qu’on les valide et approuve, pour qu’on les accepte et reconnaisse, parce que leur méthode si formelle « tient en respect » par une austérité même dénuée de tout concret. En cette forme « impeccable », il est nécessaire que jamais l’expression ne nuise à l’impression d’universalité, et c’est pourquoi le recours aux exemples est en général exclu, car l’exemple est conjoncturel et plus contestable qu’un assemblage de notions générales, vagues et alambiquées, sur lesquelles un contradicteur a peu de prise (d’autant qu’il ne suffit alors que de redéfinir la notion mise en cause pour exclure bientôt l’objection, comme ils firent tous). Mais si vous lui donnez à voir de la réalité et offrez à y comparer vos allégations, il se rend facilement compte de la plausibilité de vos dires – c’est en quoi tous les dix-puissance-tant ou puissance-moins-tant lui sont peu contestables, et qu’un résultat exprimé sous cette forme ne lui paraît ni correct ni faux, ne lui fait rien au juste, tandis que le même résultat converti en centimètres lui ferait comprendre aussitôt par exemple qu’un doigt humain ne mesure pas quarante-sept mètres. N’importe quel professeur sait qu’il persuadefacilement tant qu’il ne choisit pas un cas commun pour illustrer son propos ; c’est parce qu’on distingue mal en quoi une idée inappliquée serait démentie par la vérité de l’existence, ni même en quoi on aurait intérêt à la réfuter, je veux dire par là que longtemps on ne songe même pas à confronter cette généralité à la réalité parce qu’on sent qu’elle n’est pas faite du matériau dont on forge l’existence et le monde ; même, on s’efforce au moins provisoirement de garder bien séparés le vrai-qui-est-dit et le réel-qui-est-là, soi-disant dans l’attente de vérification ultérieure, le temps de se représenter la complexité de l’idée, l’intégralité de l’idée, l’unité absconse de l’idée bizarre considérée comme préalable et dont chaque étape, n’étant bâtie que de définitions, n’est confirmée par rien de tangible – il faut accepter sans cesse et passer avec courtoisie et soumission. Je crois qu’on ne lit presque jamais ces auteurs en se demandant si leurs théories s’appliquent à des circonstances réelles, en les expérimentant et en les vérifiant ; pour y adhérer, il faut surtout ne rien considérer en relation avec le réel mais uniquement avec le livre, non voir si la vie confirme les mots mais penser que l’expérience y est de l’ordre de l’exception qu’on doit se garder d’impliquer dans l’échafaudage intellectuel : c’est presque au réel de se plier au livre, le réel désobligeant n’y ayant pas directement sa place. En cette conception, la réalité a quelque chose de vulgaire, prosaïque et dédaignable, et la convoquer revient à nier la spiritualité en laquelle l’auteur a écrit : l’appel à la réalité fait une lourde impression de contresens à cette vaste philosophie d’éther où toute proposition à peu près est inversable sans grande altération du sentiment de vérité. Et par exemple, on ne doit pas s’interroger si le conatus s’incarne bel et bien parmi les hommes qu’on connaît, ni si le temps est dans sonenvironnement personnel une condition de l’intuition ou une propriété objective des choses, ni si l’on ressent véritablement le désir d’avoir un rapport sexuel avec sa mère, il en est ainsi de beaucoup de telles notions qui doivent rester idéales, car y objecter par l’argument du monde serait mettre à mal l’élaboration philosophique et jusqu’à son « intention généreuse » – son esprit même – de manière qui serait comme déplacée, disparate, déloyale et presque hors-sujet, d’une manière qui tomberait à côté des prétentions purement abstraites de l’auteur et que n’induit point la destination du livre – ce serait comme critiquer une fiction selon sa conformité autobiographique. Quand je commençai Le monde comme volonté et comme représentation – c’était après le temps de ma « déférence étudiante », je veux dire après l’âge où l’on n’a le choix que d’admettre la grandeur des célébrité qu’on loue –, je ne pus m’empêcher de comparer les propositions de Schopenhauer à l’existence réelle au lieu de tout y considérer sous l’angle des prémices et de leurs relations plus ou moins intriquée, et cet effort honnête me laissa, pour l’une des premières fois que je m’y livrai, ennuyé de découvrir comme ces ingéniosités ordonnées étaient fausses et inapplicables : presque rien de ma réalité, y compris des expériences élémentaires, ne confortait pour moi cette somme ; à chaque avancée l’auteur ne disait rien de réel et s’opposait souvent aux faits les plus simples et avérés, alors je reçus l’impression criante de l’indulgence qu’il avait fallu pour qualifier ceci de génial alors que ce n’était qu’habilement enchaîné. Je pouvais désormais insolemment, en lisant un livre de réflexions, comparer chaque proposition avec le réel et tâcher à les collationner pour approbation ou réfutation, ce qu’il ne faut surtout pas faire quand on lit ces philosophes réputés qu’on doit approuver et admirer avant même de les consulter. La démarche d’aduler d’avance est alors incompatible avec cette méticulosité de la vérification nette, et il faut aimer avant de savoir pourquoi, plutôt par réputation que par examen : l’examen détruit alors la réputation. Or, si pour admirer la philosophie, si notamment pour admirer par défaut ces philosophes qu’on est censé reconnaître supérieurs, on en vient à comprendre qu’il vaut mieux se départir d’appliquer la philosophie au monde réel, et si c’est à ce prix qu’on les trouve d’une intelligence rare, alors c’est par une déformation singulière du jugement qu’il s’agit de philosopher en s’abstenant de constater c’est-à-dire de vérifier : la vérité n’a bientôt plus de rapport avec la qualité de l’œuvre. On entend alors comme le penseur artificiel ne devra pas se référer à la réalité du lecteur pour asseoir ses vérités mais, au contraire, reformer le monde, un monde largement virtuel, un monde possiblement de fantasmes, à partir de presque rien, même à partir du moins qu’un objecteur puisse constater, de manière que justement jamais le lecteur ne soit tenté d’infirmer ces lois par un regard sur le monde : c’est la garantie d’avoir toujours raison, il suffit de ne pas se contredire, n’importe les allusions à ce qui existe, n’importe le défaut de références. C’est où j’ai trouvé nombre de mes contradicteurs, justement parmi des lecteurs assidus de philosophie classique, qui, haïssant ou méprisant Nietzsche ou Muray insuffisamment doctes et systématiques à leurs yeux parce que ne présentant pas la réalité en ensemble conceptuel, exhaustif et définitif (il n’y a que les faiseurs-de-synthèses qui réduisent la pensée à des concepts réduits en traités proprets, mais Nietzsche n’a de sa vie jamais ambitionné de tels englobements verbaux, c’est seulement le procédé de l’homme-de-concours de collecter ainsi des idées à dessein d’en faire des digests français assimilables à catégories et à lexiques), ne comprennent pas et jugent une insuffisance que je fasse l’ellipse de ce que chacun, avec sa pratique normale du monde, est en mesure de savoir ou de vérifier, parce que je place l’expérience personnelle au cœur de toute démonstration probante et la tient pour renfort devérité : il faudrait pour maints intellectuels tout recréer, ne pas considérer que le monde existe, forger de néant les règles du siècle et des hommes y compris en opposition flagrante avec ce qu’on en sait déjà et qu’on en a déjà observé. Pour ces amateurs de théories, un essai doit être pièce de littérature, sophistiqué et absolu, se lire et s’approuver hors de la réalité et sans partir de soi, et remplacer la réalité et s’analyser comme un ensemble indépendant des faits, à la manière dont on conçoit de l’estime pour les romans de Fantasy ou de Science-fiction lorsqu’ils se sont substitués au monde jusqu’à fabriquer leurs propres sociétés complètes avec leurs langues, cultes et traditions. Pour eux, tout ce qui compte comme valeur philosophique doit être entièrement étayé par l’univers du livre, faisant reposer une réflexion sur des axiomes lexicaux posés pour vrais, et il n’est pas question, ou très secondairement, d’en appeler aux expériences du lecteur sous forme de sous-entendus à l’égard de ce que chacun connaît (en-dehors de tendances ou d’influences pernicieuses) : le lecteur est supposé un esprit nouveau-né, net de toute expérience et inapte à se servir du réel. C’est à peu près comme si, extrêmement vétilleux et susceptible, espèce de bureaucrates, l’adversaire venait dire : « Vous avez tort, vous êtes faussaire, vous ne sauriez être philosophe car vous n’avez pas prouvé que le feu brûle, en tous cas l’article n’en dit rien au fondement et c’est en quoi vous comptez trop sur les capacités du lecteur en lui suggérant des idées infondées », à quoi il suffit logiquement de répondre (ce que je ne pense évidemment pas à écrire au moment où je trace chacune de mes propositions) : « Eh bien ! mettez-y la main vous-même, et voyez s’il était nécessaire d’apporter toutes ces précisions ! », et ils vous argueront ce par quoi en théorie le feu peut ne pas brûler, comme des enfants qui n’ont aucune expérience du feu et de la brûlure, ayant toujours vécu dans des livres et attendant l’idée de la douleur pour la sentir et y croire. Ces lecteurs ne font aucun cas des occurrences et récurrences du monde, des faits bruts et des probabilités qu’ils inspirent, ils ne font que jouer intellectuellement avec des idées, en une jonglerie parfois certes virtuose, où ils croient exceller mais où ils doivent sans cesse rabattre leurs commentateurs à des concepts et non à la réalité, à des textes et non au monde concret ; c’est toujours avec eux : « Mais Spinoza a dit ceci, mais Kant a écrit cela… » et plus généralement : « Mais ma théorie n’admet pas ce que vous constatez et que par principe je m’empêche de voir. » : ils plaquent la réalité sur la théorie, déforment leurs perceptions sur cette priorité au lieu de réviser la théorie après son inadéquation à la réalité – c’est chez eux la réalité qui a devoir de changer si la théorie s’y oppose, l’incompatibilité des deux sera toujours en faveur de la théorie. C’est pourquoi ils contestent mes textes les plus en relation avec des observations personnelles, très spontanées et authentiques, ceux où je ne me préoccupe pas de réaliser par des représentations ce que je pense que le constat des choses établit avant moi, ceux où l’expression inédite de la théorie du monde devrait provoquer, si elle est juste, une sensation vertigineuse de correspondance avec la réalité, ceux où j’espère, ainsi qu’il se produit en moi, que la désignation nouvelle des choses amène à ce que la perception individuelle les reconnaisse, non pour qu’on les artificialise mais pour que soudain on les assimile, en cessant d’en refuser les aspects appartenant à une logique jusqu’alors hors de portée. Me lire, je voudrais que ce fût, comprenant enfin la réalité par des mots, la voir telle dont on n’osait pas entendre des pans, c’est cette sensation de révélation que je vise : non l’effet d’une impressionnante pensée théorique mais d’une réalité obscure tout à coup éclairée, par la méthode de ces perpétuels rapprochement et comparaison d’idées et de choses. C’est en quoi je parais à ces détracteurs incomplet, n’ayant pas même cherché à certifier le fait au moyen d’une construction générale ou statistique, puisque j’en appelle à des preuves sises en-dehors des mots, des preuves que le lecteur ira, s’il le peut, rencontrer dans son monde le plus quotidien, des preuves disponibles dans sa réalité et non seulement dans mon esprit en lequel la créance ne suffit pas. Que si je dis que le feu brûle et comment, que le lecteur ne me croie pas sur parole mais que, approchant sa main d’une incandescence, il sente combien mon propos se rapproche de la réalité, qu’il en évalue les proximité et fiabilité, et qu’il me valide alors sur son expérience plutôt que sur la foi qu’a priori il accorde à ma renommée. Or, en-dehors de ressources purement mentales, beaucoup ne savent pas ce qu’une réflexion écrite peut traduire de réalité, en quoi elle l’utilise et s’y réfère, quel rapport une réflexion devrait entretenir avec la réalité pour être validée ; ils ne réalisent jamais la certification d’une théorie par l’expérience et ne sentent pas pourquoi il n’est nul besoin de préciser ce que le lecteur vit dès lors que ces expériences ne sont pas sujettes à caution : je m’adresse à des lecteurs-vies, non à des lecteurs-livres ; je réclame au moins l’échange d’un témoignage de réalité, ou bien la philosophie disparaît dans la verbosité et l’anonymat – j’exige de m’adresser à des vivants, c’est du moins vers eux que je dirige mes mots, en quoi je leur impose de vérifier. Il est bien vrai que souvent je ne me mêle pas de relier mes conclusions à des axiomes explicites, mais je me fie à la cohérence des faits du monde, non à celle des théories du livre, et j’entends toujours qu’en regardant la réalité et en y tentant des expériences issues de mes articles ou que j’y suggère, le lecteur restituera ce qui peut manquer de trivial et de superflu à le convaincre des vérités que je propose, et qu’il s’apercevra lui-même de ce qui ne méritait pas d’être explicité, m’en étant alors redevable comme d’autant de temps épargné – en tant qu’expérimentateur, il constitue le premier cobaye de mes textes, mais il lui faut être actif et ne pas se contenter d’attendre, à l’abri d’un volume, que je lui transmette toute l’imagination de la réalité en mots, je refuse à être pour lui les ombres de la caverne. Ainsi, s’il constate que j’ai commis une erreur pratique, il n’a qu’à signaler son expérience qui me dément, objection qu’on est très loin de pouvoir faire aux philosophes sans risque dont j’ai parlé, et l’on verra si cette expérience contient quelque chose de régulier ou d’exceptionnel, susceptible de me réfuter globalement ou non. Aux antipodes, on trouve de ces philosophies qui ont résolu si « astucieusement » le problème de la contradiction pratique qu’elles assurent que les constats de la réalité n’ont aucun rapport avec elles et ne les atteindront jamais, ou elles allèguent qu’on ne dispose pas de moyens de pénétrer la réalité qui les contredit, comme en psychanalyse où toute objection est levée par la prétention qu’on ne peut accéder au réel qu’on ne fait que croire savoir et qu’il existe une réalité insensible et supérieure qui annule tous les exemples soi-disant superficiels et illusoires qu’on peut faire : en somme, comme en religion, le vrai d’un au-delà vous oppose et vous bloque. Ainsi, comme on s’est plié à ce régime où il n’est plus question de quêter un cas pratique, on ne sait plus envisager combien sont foncièrement faux ces systèmes « purs » en ce qu’ils défendent tacitement d’attester quoi que ce soit qu’ils ont pu émettre où le doute n’est pas permis : ils ont, à bien y regarder, beaucoup plus de chances d’avoir tort, puisque la pensée qui se prend entièrement pour objet ne dispose d’aucun moyen stable de confirmation, d’aucun référent ferme pour la contredire, d’aucun repère un peu extérieur pour s’évaluer, tel le baron de Münchhausen qui se soulevait, lui et son cheval, des sables mouvants en se tirant seul par les cheveux. Cependant, ils ont assurément raison comme n’importe quel romancier : un roman ne se réfute que par sa logique interne sans se comparer à des faits réels, on ne dit pas d’un personnage : « Ma mère ne se serait pas comportée ainsi. ». Un philosophe classique peut sans crainte représenter un monde d’hommes motivés par le bien qu’avant la naissance ils ont perçu dans quelque univers céleste, ou un monde d’hommes qui se font un impératif catégorique d’agir selon ce que chacun devrait faire, ou un monde d’hommes où chacun ressent l’essence des choses et croit faire un avec sa vérité même, ce ne signifie pas que c’est bien le monde des hommes où nous vivons, autrement dit le monde des hommes réels, et toutes extrapolations sur ces questions, même élégantes et valorisables, sont avec dommage frappées d’un interdit, celui de répondre, en esprit « obtus » et « trop concret » : « Mais les hommes que vous dites ne sont pas réels : je n’en ai jamais rencontré un tel que vous dites. », et le philosophe traitera en superbe dédain ces objections réalistes : « Vous ne devriez pas, mon petit monsieur, regarder si bas qu’en la réalité. Vous vous commettez à ce qui n’est pas métaphysique. — Soit ! Une prochaine fois, je lirai un roman qui ne prétend pas à la vérité au moins ! ­— Mais la vérité, jeune apprenti, n’est pas dans la réalité des hommes, car il existe, bien au-delà de ces vulgarités, un univers plus vrai qui éclaire sur le cœur profond des choses, et qui édifie de conséquences plus hautes que votre personne, et qui etc. » On ignore toujours comment il faut atteindre à cet « univers plus vrai » en patente contradiction avec le seul qu’on constate, on ne le sait jamais, tout en interdisant de regarder au nôtre le philosophe ne le dit pas à coup sûr, et l’on peut parier que, puisqu’on vous indique un lieu sans jamais vous signifier un itinéraire, l’auteur lui-même qui vous en parle, et qui même en disserte, ne l’a jamais vu, et feint seulement, pour son honneur et sa réputation, d’y avoir posé le pied – pauvre lecteur qui se laisse duper à ce jeu et qui croit qu’un homme qui n’a jamais marché et qui fabrique des mondes est un suprême connaisseur du nôtre !

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité