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Henry War
26 février 2024

Les livres comme systèmes à circonscrire

Si l’on admet comme moi que l’esprit est rare même chez les écrivains, on ne doit pas s’étonner qu’on recherche principalement par quels procédés systématiques l’auteur a réalisé un livre qui se contente foncièrement de quelques idées répétitives, parfois nobles, dont il fit le texte, ce « tissu » d’un matériau uni. Ce n’est pas dénigrement mais logique par où je considère le livre comme une énigme dont il faut trouver la clé unique, ainsi ma critique ressemble-t-elle à une méthode par laquelle on ouvre un casse-tête… et pour accéder au vide. On m’a signalé à l’occasion que lire mes synthèses revient à épuiser le goût du livre décrit, et je ne m’en repens pas : si le livre valait mieux, il ne se résumerait pas de sorte qu’en un court article on le puisse circonscrire.

Lorsque je vais à une œuvre, je m’y rends sans défiance mais avec méticulosité : qu’y a-t-il à voir ici ? Quelle mentalité a produit ce paysage ? Quelles règles le constituent ? Entrer dans un univers, qu’il soit imaginaire ou intellectuel, revient pour moi à en percer le code et à en deviner le façonnage – mon seul a-priori du livre consiste à postuler l’existence de ces code et façonnage – ; c’est conséquemment une manière de prévoir, extrême activité d’attention qui ne se limite pas à recevoir mais évalue et anticipe, comme en connaissant assez quelqu’un l’on peut deviner ses pensées prochaines puis les valeurs qui les fondent, irriguent et entretiennent. Or, il est inévitable qu’une telle estimation porte aussi bien sur les vertus que sur les vices, ce qui définit la qualité d’un ouvrage, son essence. Et, à force, je me suis aperçu qu’un défaut est toujours récurrent dans un livre, parce qu’il procède d’une faiblesse que l’auteur n’a pas résolue de toute la durée de la rédaction, en sorte que, sitôt trouvé, on doit s’attendre à le rencontrer jusqu’à la fin.

Dès qu’on se perfectionne à l’analyse de la caractérisation des esprits, c’est ce qui est si impatientant avec un livre, et pourquoi il nécessite rarement qu’on s’y attarde : tout ce qu’il y a à tirer d’un auteur se distingue le plus souvent en moins de cent pages, et tout ce qu’on insiste à lire davantage ne sert en général qu’à confirmer les prédictions qu’on pouvait faire là-dessus. Il ne s’agit pourtant pas de le réduire et d’en bâcler le commentaire pour se débarrasser de la curiosité d’un écrit, c’est pourquoi je lis toujours plus loin que n’y pousse l’évaluation initiale du contenu (sur Montaigne, par exemple, je crois avoir cerné son système peu après la centième page, cependant j’en suis à la 180e afin de vérifier l’exactitude de mes théorèmes) : ce qui suit cette première définition, qui n’est d’ailleurs par forcément départie d’intérêt, est la confirmation des conclusions de l’examen. C’est pourquoi il m’est le plus souvent inutile de poursuivre un livre jusqu’au bout : si l’on est scrupuleux, on en extrait rapidement la substance roborative, le reste est décoration et passe-temps, comme de savoir ce que « deviennent les personnages » ou comment va s’enferrer et se fourvoyer un penseur après ses prémisses fausses ; or, je suis celui qui n’a guère de temps et n’en veut accorder qu’aux meilleurs parce qu’ils le méritent. Aussitôt qu’un ouvrage me paraît défectueux, j’ai compris, je poursuis pour vérification et ne me gaspille pas : on dira que c’est négliger un développement ultérieur qui pourrait surprendre de qualité, disparate, oui mais cela n’arrive jamais, il n’existe pas un bon livre qui soit ainsi incohérent et qui, mal commencé, termine bien ; il est de toute façon indigne d’un écrivain qu’une négligence même provisoire s’immisce dans son travail : j’arrête bientôt de lire quand une cinquantaine de pages supplémentaires n’ont fait qu’appuyer la critique que je m’apprête à écrire, comme si ce bilan était déjà constitué sans que le livre ait besoin d’être entièrement lu, ce qui est bien le cas, la plupart des auteurs dévoilant leurs défauts, ensuite permanents, en à peine quelques dizaines de feuilles.

J’ai « fait le tour » alors, j’ai circonscrit, et, d’ailleurs, on ne me conteste jamais : tout au plus veut-on me persuader que telle caractéristique que j’ai détaillée consiste en valeur plutôt qu’en inconvénient, et c’est ce qui m’importe peu : de convaincre un contradicteur sur le sens du bien et du mal en art – depuis quand lit-on pour rallier autrui ? C’est oublier que je n’écris mes critiques que pour moi-même, plutôt pour dresser des comptes rendus de ma progression de lecteur que pour partager des opinions. C’est pourquoi ce qu’on admettra de « gâché » dans ma façon de lire, la manière surtout de ne pas me laisser entraîner par des illusions de grandeur, je le tiens une thèse pour dupes qui, par paresse, préfèrent ne pas critiquer une œuvre c’est-à-dire l’évaluer, à dessein de se soulager du devoir de subtiliser leur sens esthétique et de faire de l’art un domaine d’importance. Ils arguent de leur sensibilité pour se prévaloir de leur abandon, parce que cet abandon est confortable, parce que lire sans réfléchir est un délassement, et c’est pourquoi ils n’ont presque jamais détesté un livre, n’ayant fait que se divertir, et tiennent à se justifier de l’inutilité de leur lecture comme possession et comme jouet. Qu’ils me réprouvent autant qu’ils veulent avec leurs : « Quel dommage ! » et : « Je prie pour vous », ils découvriront tôt ou tard que les meilleurs artistes d’autrefois, ceux qu’ils célèbrent pour leurs œuvres, étaient, eux-aussi, des critiques de la perspicacité tatillonne que je propose et en quoi je consiste.

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