Des polémiques inessentielles

            Il existe encore une manière « intellectuelle » de signaler malgré soi qu’on appartient à une société d’inessentiel, c’est d’entretenir des polémiques de symboles sur des sujets qu’avec recul un savant véritable reconnaît pour prétextes dérisoires et futiles. Combien de pavane, par exemple, sur les théories du genre, l’existence d’une identité alternative, si l’on naît homme ou femme, si l’existence innée du pénis réfère au masculin, tant de questionnements vains, épuisés-nés, inféconds et puérils dès qu’il ne s’agit pas de prendre une distance pour évaluer la société même qui les produit, surtout disponibles à de petits esprits qui révèlent par la feinte de cette préoccupation leur incapacité à discerner les réflexions nobles des racoles de tendance ainsi que leur irrépressible désir de s’agglutiner à des controverses de mode pour susciter une audience. Nombre de précieux traitent avec longueur ces thèmes inconsistants qu’ils dissèquent comme s’il s’agissait de profondeurs : ils se précipitent sur des proies maigres et inférieures dont ils se repaissent parce que, affamés, ils sont inaptes à créer la nourriture dont ils éprouvent le besoin, et s’emparent des moindres aliments qu’ils trouvent dans un environnement appauvri dont ils ne distinguent pas la bassesse et l’ineptie – il leur faut un matériau préexistant où focaliser leurs pensées désœuvrées mais sont incapables de fabrication. Ils captent le vent désoxygéné de leur environnement culturel, et redoutant de manquer à disserter élégamment sur un air piètre mais très couru, ils y livrent leurs prouesses creuses jusqu’à l’asphyxie, entraînant cet essoufflement vers une extinction étourdie et fate où on les devine happer du vide comme des poissons sur la berge.

            Il manque à ces dilettantes la méthodique science de reconnaître et d’appréhender tôt ce qui est vraiment important.

            Je n’ignore pourtant pas combien mes propres préoccupations peuvent sembler inutiles à un lecteur de passage baigné de divertissements et supposant que je tiens à m’exhausser par bavardages sur des sujets qui lui sont secondaires et théoriques ; cependant, ces sujets me sont, à moi, pratiques et essentielles, et je puis toujours indiquer leurs conséquences concrètes non selon quelque parure que cela m’apporterait – il faut bien se souvenir que je n’ai presque aucun lecteur et m’en moque –, ni selon l’image que je m’en attribuerais – j’ignore à vrai dire ce que cela peut signifier –, mais bien dans la compréhension du monde réel et dans les changements qu’elle m’oblige à effectuer en actes. Ma méthode ne consiste pas à « récupérer » une obsession qui intéresse mon Contemporain et à me l’approprier pour communiquer mon avis à des foules que le sujet excite, mais à interroger ce qui m’intrigue spontanément – on sait que je ne regarde plus la télévision –, fût-ce des sujets apparemment banaux où je sens une signification inédite dont l’importance me poigne. Ces sujets ne sont à peu près jamais d’un ordre commun, l’angle ordinaire étant toujours ce qui m’impatiente et me semble redondant et superficiel : je ne veux jamais écrire ce que je sais déjà, l’évident et le déjà-dit. Mais la manie de s’enfoncer en ligne droite et pendant des années dans une controverse qu’on ferait beaucoup mieux de relativiser en démontrant d’emblée combien elle n’agite la société qu’en raison superficielle, me paraît, y compris pourtant chez des esprits agiles, un vice considérable : dire qu’il y a non seulement des spécialistes des études de genre, mais des spécialistes pour les démentir ! L’appesantissement, par prétextes fallacieux, sur des décorations dialectiques révèle pour moi le hâbleur de peu de distance et donc de peu de sagesse : son discours est également une variété de divertissement, et, faute de le comprendre, il a, malgré son talent peut-être, la bêtise fondamentale de prétendre à sa nécessité avec le plus extrême sérieux.