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Henry War
19 avril 2024

Alarmer : une hypothèse

            Il est vrai qu’il est particulièrement contemporain, tout caractéristique d’une mentalité d’ersatz de valorisation personnelle, et très propre à celui qui a plus intérêt à se fabriquer qu’à se publier (comme je l’ai déjà expliqué) de se créer et d’introduire, dans son existence théorique, des « événements » pour s’attribuer de la teneur, expérience et avis, faute de vivre en effet des réalités nouvelles et dures qui l’édifient. Ainsi, ne doit-on pas s’étonner que les journaux, dont le devoir évident est davantage d’attirer des abonnés que de présenter une information objective, sont attentifs aux mœurs majoritaires, confortent leurs volontés et représentations, et confèrent à leurs clients le bienfait perpétuel de les inclure flatteusement en crises sinon fictives du moins fort relatives qui les « approfondissent » par l’occasion qu’ils offrent d’exprimer leurs émois et opinions comme s’ils étaient légitimes à les éprouver et rapporter. La société sans préoccupation nécessite de tels substituts pour ne pas se savoir puérile et piètre, et se rehausse par la façon de se concerner à des problèmes extérieurs, elle croit se mûrir et se politiser, singeant l’homme profond qui investit la réalité sensible avec ses philosophies et ses réformes : il est logique que les médias accompagnent et renouvellent ce désir unanime, et je n’entends pas qu’on puisse les blâmer de ne faire qu’être représentants du monde et susciter par imitation l’adhésion des gens, comme si leur devoir fondamental était de résister aux mœurs, comme si leur rôle ne consistait pas au contraire à divertir et à plaire, comme si leur mission forcenée était de servir d’exemple intempestif contre les sociétés où ils croissent, et comme s’ils n’étaient pas constitués de gens exactement comme les autres qui, ainsi logiquement, ne sauraient s’apercevoir, et moins encore avec culpabilité, des travers dont ils prolongent leur époque au lieu, mais on ignore pourquoi et comment, de la corriger. Il ne faut pas prêter aux journalistes parce qu’on n’en est pas la vertu dont on est démuni, en espérant responsabiliser ceux auprès de qui l’on se comporter en purs consommateurs, tandis que parallèlement les métiers du Contemporain le trouvent si exempt d’initiative et d’effort : c’est reposer sur un petit nombre de personnes des injonctions dont la plupart s’est déjà déprise. C’est reporter trop facilement, avec d’autant d’intransigeance qu’on n’en a pas pour soi, des charges hautes dont une réflexion vérace doit deviner l’invraisemblance dans les personnes et structures de son temps. Au siècle actuel, chacun est le miroir de la société où il vit. C’est pourquoi le psychopathologue du Contemporain ne doit toujours qu’extrapoler en nombre à partir de spécimens communs, et jamais exagérer en qualité : il s’agit de transposer sa connaissance de chaque être à une foule d’êtres semblables, et non de supposer que ces êtres mis ensemble réalisent les paresseuses imageries qui leur tiennent lieu de simulacres et qu’ils se répètent en fantasmes creux d’inutile perfection.

            Ceci dit, après cette précaution de réalisme, on peut se demander, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, si l’alarmisme de notre époque, tellement présent et qui en est à s’inquiéter autant quand il pleut que quand il ne peut pas, ne procède pas d’une volonté politique, tant les médias, chez nous subventionnés par l’État, sont devenus souvent les porte-parole des gouvernements.

            L’observation qui m’intéresse en particulier consiste à évaluer, contrairement aux idées généralement admises, dans la condition nécessaire à l’émergence de toute révolution politique, non les situations de détresse populaire, mais au contraire les conditions de paix intérieure. Je ne constate pas que la révolution naît obligatoirement du sentiment de l’urgence, et que ce sont des gens malheureux qui sont prêts à remettre en cause leurs institutions et le fondement des lois. On prétend que la plupart des révolutions ont procédé de ce que de larges portions de peuple étaient sur le point de tout perdre ; je prétends que c’est inexact et qu’elles sont venues de ce que ces groupes avaient plutôt déjà tout perdu. La révolution suppose l’un des deux états suivants dont elle tire son émergence et sa poursuite : où les gens sont en dénuement complet, où ils sont à l’inverse en l’insouciance du principal ; on oublie souvent ce second état. Il fallut aussi parfois pour retourner un gouvernement, je pense, comme en mai 1968, des générations débarrassées de soucis véritables, de sujets préoccupants faisant sa précarité et l’obligeant à se resserrer autour des acquis du système national. Autrement dit, pour contribuer radicalement à la refondation d’un régime, si l’on n’est pas réduit à un désespoir suicidaire et si la mort ne paraît pas aux révoltés un expédient convenable à leurs maux, alors il faut ne rien redouter, se sentir en tranquillité pleine de fermes assurances, pour ce que le régime établi, même défaillant, parmi des peuples existant en relatif confort et même conservant des inquiétudes, constitue encore, à leur esprit, une garantie ou une sauvegarde contre les menaces qui pourraient advenir. En somme et c’est logique, on ne réclame une révolution politique que dans l’une des situations suivantes : ou parce qu’on est privé de moyen de subsistance, ou parce qu’on a conscience que la révolution ne privera d’aucun moyen de subsistance dont on dispose. Tout état intermédiaire empêche la révolution d’advenir. C’est pour moi une donnée sérieuse, paradoxale seulement en apparences, que le confort n’interdit point la réalisation d’une révolution, mais sa survenue est à condition que ce confort ne s’accompagne pas, en gros, de craintes en l’avenir, du sentiment d’imprévisibilité, de l’impression collective de peur omniprésente et même vague.

La révolution se conçoit donc ou dans la quiétude foncière, ou dans l’affliction extrême ; ou comme une manière de jeu perfectionné autour d’un bureau blanc, ou comme une sombre nécessité dont dépend l’existence : tout État qui parvient à conserver le peuple entre ces deux situations ne risque aucun chavirement. Or, il y a évidemment beaucoup plus à redouter à notre époque, pour un gouvernement qui voudrait se maintenir, de la première circonstance de vaste quiétude que de la seconde de désarroi total, la dernière n’ayant guère de probabilité d’avoir lieu avant une déchéance qui serait chez nous d’une longueur et d’une brutalité incroyables.

C’est pourquoi l’utilisation d’alarmes continuelles peut constituer une arme efficace en défaveur d’une révolution : ici, l’attisement des peurs serait objectivement un bon moyen de se prémunir contre des mouvements larges de contestation populaire. En effet, si le citoyen se défie de l’avenir, il se fie à l’État, se fédère autour de lui dans l’espérance de sa sécurité future, il préfère pourvoir aux mauvais augures par le moyen de l’État. Faire peur, tout en réussissant à faire admettre que cette peur ne procède pas des manquements de l’État, serait une stratégie intéressante pour ceux qui trouveraient avantage à conserver la forme actuelle de l’État : c’est que les gens demeurent plus sensibles que jamais à leur confort puisqu’indéniablement ils en bénéficient en majorité ; ainsi toute urgence représentée comme vitale par l’État les détourne-t-elle du sens rassis qu’il leur faudrait pour récrire une Constitution et imaginer un système de gouvernement alternatif. Aussitôt, si l’on convoque en eux non un intellectuel devoir politique mais quelque instinct de survie, la primitivité des passions reprend vite sa prééminence en des esprits déshabitués de cogiter longtemps et avec profondeur – il n’existe nulle parade, en nos temps d’imbécilité sursatisfaite, contre la résurgence des réflexes d’autopréservation. Chaque fois qu’un parti envisage sérieusement la réforme d’un régime et la présente à des adeptes qui ne souffrent que d’inconforts légers, il a besoin d’un délai pour exposer ses vues, concerner ses partisans et les impliquer autour de cette pensée quelque peu élaborée et élevée ; or, il suffirait alors de distraire les gens de ces représentations délicates au moyen de suggestions de menaces pour les obliger à concéder le maintien des institutions, parce que, même s’ils se les figurent partiellement défectueuses, au moins elles leur permettent, en leur forme actuelle, de vivre dans la continuation d’une certaine aisance ; en un mot, ils n’aiment peut-être pas le régime sous lequel ils vivent, mais ils aiment un peu moins les difficultés que leur régime permet déjà, leur semble-t-il, de lever.

Où c’est toujours l’égoïsme des peuples qui provoque les révolutions.

C’est peut-être – il faut au moins y réfléchir – l’origine des absurdes alarmes que les journaux multiplient. Par exemple, l’idée de réchauffement climatique anthropique, ou la peur d’une maladie pour laquelle on imposa de grandes contraintes, théories toutes douteuses aux scientifiques les plus positivistes, auraient été au cœur de ce détournement d’attentions nobles et réfléchies, suivant une concertation simple et prudente, au profit de l’humeur longtemps et régulièrement terrorisée. Je ne sais s’il faut admettre ma théorie comme une sorte de complot ; j’ignore en quelle mesure il faut la supposer effective : je ne la mentionne que parce qu’elle est si plausible que je l’appliquerais d’évidence si je devais sans scrupule entretenir un pouvoir, et ne me mêle pas pour l’heure d’accuser quiconque d’en faire usage. Je suis savant : je ne publie à ce titre que ce que je construis ou constate, explicitant toujours bien honnêtement, comme ici, la différence entre les deux.

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