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Henry War
18 mai 2019

Héros

Plus j’entends parler d’héroïsme, moins je crois savoir ce que c’est qu’un héros : il se mêle à cette notion dans les conversations courantes tant d’idées infondées, tant de préjugés et de clichés bizarres que je préfère ne plus m’entretenir là-dessus qu’avec moi-même plutôt que de devoir endurer la réprobation des foules comme il arrive si souvent quand il s’agit de discuter avec des raisons rassises au lieu de passions convenues et majoritaires.

Par exemple, je n’arrive pas du tout à me figurer qu’un héros est un homme qui exerce son métier avec seulement quelque attribut de popularité, en particulier si ce métier est plutôt ludique et déjà très bien payé : mais on décerne des médailles à des footballeurs pour avoir remporté une coupe du monde, à des juges ou à des ministres parce qu’on réclame pour eux des faveurs qui ont été auparavant rémunérées, ou bien à des chanteurs connus (même pas tellement créatifs) pour le seul fait d’être morts, et chacun juge cela juste et nécessaire, du moins personne n’y semble beaucoup réfléchir et ne s’en scandalise ! Et cependant, ces individus ont déjà obtenu célébrité et fortune qui sont en soi des signes de triomphe, alors on peut bien s’interroger à quoi sert de les distinguer une nouvelle fois comme héros, verbalement ou d’autre manière ?

Je ne parviens pas non plus à me représenter qu’une obéissance, quel que soit son degré de conséquence, puisse porter à l’admiration des hommes. J’apporte cette précision parce qu’on a vanté encore tout récemment des soldats pour avoir porté secours à des otages au péril de leur vie, mais on dirait bien, aussi, qu’après avoir souscrit à leur enrôlement, ils étaient tout engagés à cette sorte d’actions, et payés spécialement pour cela ! Certes, on me fera la réponse que c’est leur volonté première d’entrer dans l’armée qui est louable et notamment dans ces sections spéciales où les risques sont plus élevés, et j’accepterai d’en discuter par ailleurs (et aussi de ce que la motivation réelle d’un tel militaire ne se situe même pas nécessairement dans la défense dépassionnée d’autrui), mais pourquoi alors n’arguer d’héroïsme qu’au moment où ces soldats meurent en opération, et en quoi ceux-ci morts vaudraient-ils mieux que tous les autres en vie ?  en quoi ce fait est-il à mettre… à leur crédit ? Auraient-ils démérité s’ils avaient plutôt vécu ? À plus forte raison, un soldat mort, dès lors qu’on suppose, comme il est juste, que sa survie est une des conditions de pleine réussite d’une mission, n’est-il pas précisément un soldat qui a failli ? Pourtant on ne récompense pas de la même manière ses acolytes qui ont survécu : est-ce donc qu’ils ont eu tort de survivre, que le trépas est un gage d’honneur ? Tant d’hommes qui se battent sans mourir et qui ne reçoivent pas d’hommage, est-ce logique et juste ? D’ailleurs, à bien y penser, quel cas ferait-on de soldats qui ne risqueraient pas leur vie, qui seraient toujours à l’abri des dangers, en perpétuel exercice par exemple, et dont aucune perte prouverait nettement que leur péril n’existe pas ? Un soldat, par définition, est un homme qui risque sa vie : pourquoi donc s’en étonner au prétexte qu’il en meurt parfois ? D’ailleurs, on ne décore en priorité – avez-vous remarqué ? – que ceux qui meurent hors temps de guerre et pour ainsi dire singulièrement : est-ce légitime, cela, d’honorer des morts surtout aux seules périodes où ils sont rares, et est-ce une bonne raison de distinguer des vertus ?

Mais encore : ces hommes font-ils foncièrement autre chose, passé la décision de leur engagement, qu’obéir à des ordres ? On voit mal ensuite comment on les congratulerait de s’être révoltés ou même d’avoir pris quelque initiative personnelle : n’importe quel connaisseur de ces métiers de guerre vous prouvera que les soldats sont assez conditionnés pour agir, à force d’entraînements rigoureux : on leur réclame surtout le respect d’un protocole sûr et adapté que d’autres ont décidé pour eux – en cela, tout militaire sait en principe qu’il risque davantage sa vie à ne pas obéir, et, s’il menait cette pensée jusqu’à sa dernière conséquence, il suspecterait plutôt qu’un confrère mort au combat n’a pas respecté telle procédure et qu’il est en quelque sorte blâmable plutôt qu’à féliciter sa dépouille de négligence, d’insolence ou de témérité. Un soldat n’agit guère par choix, mais toute entrave au commandement lui serait remontrée ; c’est pourquoi il est absurde de le considérer en héros quand il risquerait aussi bien sa survie que sa place à désobéir. Pareillement, il existe une loi civile qui défend de ne pas porter secours à une personne en péril, de sorte qu’en réalité on ne devrait pas accorder beaucoup de mérite et d’honneur à un individu qui, s’il n’avait pas agi comme il l’a fait, encourrait la menace et le châtiment d’un procès pénible et infâmant.

Mais je crois plutôt, pour qu’il y ait véritablement héroïsme, qu’il faut qu’un individu ait manifesté quelque disposition spontanée de sa personne, et rien n’est plus spontané en l’individu que ce qui s’oppose au jugement public, je veux dire qu’une action communément admise comme morale est celle qu’on exécute avec le moins de jugement individuel : on fait ce que la société nous commande, et c’est encore une façon stupide d’obéir – or, qui penserait à récompenser des robots parce qu’ils sont programmés ? Ce qu’il y a de particulièrement répréhensible dans l’obéissance dont on fait le héros, c’est qu’une pareille obéissance fait aussi des monstres, et qu’en tous lieux où deux armées s’opposent, quand l’une aurait raison et l’autre tort, la même obéissance et le même sacrifice guident également les actions des uns et des autres. Il faut donc qu’il y ait plus qu’un métier et qu’un patron pour faire l’héroïsme, et la voix des peuples n’y songe guère quand elle se contente d’applaudir ou d’acclamer des individus qui ont pour seul mérite d’avoir bien fait leur travail – tandis que ce sont seulement ceux qui le font mal, au contraire, qui devraient être blâmés.

Alors où atteint l’héroïsme ? à qui faudrait-il mieux rendre des honneurs et décerner des médailles ? Je crois premièrement que ce qu’on nomme communément sacrifice ne vaut rien en lui-même, parce qu’il est des sacrifices auxquels on ne songe jamais et qui coûtent bien davantage que la perte de sa vie : et c’est, par exemple, de vivre dans l’opprobre pour n’avoir pas suivi justement telle morale populaire, tandis que celui qui s’engage à lutter pour des valeurs stéréotypées ne risque que son existence et reste à jamais assuré de conserver l’estime des foules et son aveugle tranquillité d’esprit. Il faudrait, en somme, aduler ceux qui prennent des risques, mais des risques contre l’ordre et contre les ordres, c’est-à-dire ceux qui expriment quelque essence de réflexion autonome et pure au lieu d’un avis déterminé par l’unanimité. Est-ce terrible ? je préfère qu’un individu, conscient de l’obligation où il était de faire quelque chose, ait délibérément renoncé à obéir à cet impératif, fût-ce contre la défense d’une nation ou le sauvetage d’un enfant ! Il n’y a d’héroïsme que dans une cohérente indépendance de l’esprit et du geste, à plus forte raison si la conséquence de ce processus est inattendue et par cela même démontre l’expression d’une individualité forte, selon le credo suivant : être héroïque, c’est avoir eu la plus grande liberté possible de délibérer et d’agir.

Et l’on conçoit, selon cette définition stricte et sensée, que c’est bien au contraire tous ceux qui sont iconoclastes et impopulaires, tous ceux qui ordinairement attirent sur eux la calomnie et l’injure des foules sises confortablement sur leurs préjugés appris, qu’on devrait porter en triomphe comme audacieux, des démiurges de pensées et de valeurs vraies, des artisans d’alternatives insoupçonnées, ceux qui assument en pleine conscience les réflexions et les actes inédits qu’ils proposent. Et en cela, rien n’est plus semblable à un héros qu’un criminel, qu’un terroriste ou qu’un monstre, attendu que ces gens-là en général œuvrent au détriment même des valeurs au sein desquelles ils vivent et ont été éduqués, et qu’ils n’ont pas tous, à rebours de ce qu’on imagine, des obéissances ou des instincts pour uniques motivations. Et c’est par où il faut admettre qu’un monstre est toujours le héros d’une autre époque ou d’une autre société, comme le démocrate fut sans doute un paria sous l’Empire autant que le monarchiste est un fléau pour notre République, et que la décision d’attribuer tel mérite à telle action est d’un ordre absurde et arbitraire, et constitue presque toujours une distinction bien davantage politique et incitative, une propagande positive au même titre qu’une sanction exemplaire représente une propagande négative, qu’un acte véritablement libre et instruit où le dépositaire des lauriers exercerait une instruction profonde quant aux motivations qui ont poussé tel homme à agir ainsi que sur la réprobation que ledit homme savait devoir lui peser en agissant de telle manière. À l’heure actuelle, rendre un hommage à quelqu’un, c’est ni plus ni moins faire en sorte qu’un préjugé récompense un usage : la meilleure preuve de cela, c’est que la mort chez nous traditionnellement gomme tout, qu’il suffit de mourir pour devenir béni et saint, qu’on n’ose pas dire du mal des morts, que les oraisons funèbres sont pleines de mensonges complaisants… à l’exception bien sûr des défunts unanimement réprouvés : on juge héroïques la mort et les morts, pour raison de lâcheté des vivants et parce que chacun voudrait être estimé héroïque rien qu’une fois, fût-ce après son trépas. Il ne faut souvent pas davantage, pour juger ce qui a de la valeur et ce qui n’en a point, que l’espoir qu’on aurait soi-même d’être récompensé pour telle action semblable, accessible ou plausible, ainsi que la tradition, qui est un repère de confort pour tous ceux qui, redoutant leurs pensées propres et originales, ne visent qu’à leur conformité avec celles des autres : tous nos jugements là-dessus ne valent rien de mieux que des envies et que de craintes, de sorte qu’on peut dire que le héros, pour nos tristes sociétés, est celui qui fait désespérément ce qu’on attend de lui parce qu’il y était socialement conformé, quand récompenser un tel être ne revient en vérité qu’à entériner une rumeur et qu’à confirmer les succès d’un suiveur ou d’un sot.

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Commentaires
H
Accordé ; or, la contrainte la plus forte, c'est à mon avis celle de l'avis des foules ; par conséquent, un acte n'est héroïque que s'il n'est pas incité par une morale (pré)établie.
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I
A vrai dire, pour savoir ce qu'on peut qualifier d'héroïque, je peux difficilement aller plus loin qu'un simple "ça dépend". Certes, si l'acte est contraint, il est évident qu'il n'y a rien de volontaire et donc rien d'héroïque. Il faut donc que l'acte soit volontaire, mais à partir de quand peut-on qualifier un acte de pleinement libre ? C'est là une difficulté de la question, surtout si on tombe dans une conception spinoziste de la liberté. Je vais donc, par souci de clarté, estimer, pour les actes d'héroïsme que, dans la plupart des cas, le libre arbitre consiste à agir dans un sens différent de la contrainte qui s'applique sur le commettant selon sa pleine connaissance.
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H
C'est juste.<br /> <br /> <br /> <br /> Oui, peut-être des détails, je ne sais pas. C'est à voir si l'idée de sacrifice que vous formulez comme gage de valeur s'accompagne nécessairement ou non d'un "renoncement". À voir aussi si l'accomplissement d'une action automatique ou commandée peut, selon vous, être qualifiée d'héroïque.<br /> <br /> <br /> <br /> Mais n'entendez pas "préjugé" comme une de ces insultes utilisées à tout bout de champ par des sots ; je suppose qu'il est difficile de s'écarter des jugements communs, c'est une discipline lourde et j'y reste moi-même plongé trop souvent.
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I
Tant pis si tel ou tel ne comprendra pas mon exemple sur le djihad. Je vous parle à vous, et je vois que vous l'avez compris.<br /> <br /> <br /> <br /> Quant au reste, votre dernier message me laisse à entendre que nous sommes surtout en désaccord sur des détails, comme le patriotisme (car je suis convaincu qu'une idée collective n'est pas un frein à la valeur individuelle, dans nombre de cas).<br /> <br /> Une idée professée par le plus grand nombre n'est presque jamais réfléchie, admettons (et d'ailleurs, je ne suis pas en désaccord avec cette pensée, loin de là), mais il se trouve que sur ce point, mon idée de l'héroïsme retombe sur une position que vous qualifiez de préjugé. Tant pis.
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H
("du choix personnel")
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