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Henry War
24 avril 2024

Effet Westermarck dans un couple

            Je connais encore mal ce qu’on appelle « Effet Westermarck » ; cependant, ce semble une découverte sociologique majeure et d’excellente pertinence pour comprendre la prévention de la consanguinité chez les êtres humains. Cette théorie assez vérifiée permet de se débarrasser du fameux « tabou universel de l’inceste » qui, comme presque tout exposé en psychanalyse, est d’autant populaire qu’il s’agit d’un concept abstrait, pur et gratuit qui ne se rencontre en pratique nulle part : il n’existe certes pas, implicitement ou non, d’adolescent qui grandisse avec le sentiment, transmis par culture ou éducation, qu’il est défendu d’avoir un rapport sexuel avec un membre de sa famille : c’est simplement que dans la grande majorité des cas il n’en ressent pas l’envie, et qu’il tire de la seule évocation de cette pensée une sorte de dégoût inexplicable.

            Les observations de Westermarck démontrent, pour résumer, que ce n’est pas un interdit tacite qui, en presque toute société, limite la sexualité au sein des familles, mais que la proximité prolongée d’enfants entre eux constitue, d’une façon qui ne s’explique pas de façon univoque, qui s’interprète juste mais que les statistiques prouvent, une répugnance à former des couples. Autrement dit, il suffit que des enfants soient longuement forcés de se côtoyer, issus ou non du même sang, pour les dissuader de s’aimer. C’est une règle comportementale que, partout où des êtres sont élevés dans une promiscuité durable, quel que soit leur lien, disparaît en eux le désir de s’accoupler.

Cette observation est lumineuse parce qu’elle est évidente, infuse, et ose contredire les dires des philosophes respectés : c’est un retour aux sources saines de l’expérience qui dénie à la théorie métaphysique le droit de prendre possession de la réalité et d’en adapter les processus par opportunisme. Par exemple, ma sœur est belle, c’est objectivement une créature aux proportions assez parfaites et aux traits fins, je n’ai pas toujours d’agrément à sa mentalité mais son corps est logiquement tentant ; or, je ne trouve pas qu’elle ressemble à ma mère, elle ne m’évoque aucune défense, et l’on sait que je suis suffisamment amoral pour ne pas me sentir forcé au respect d’une tradition (même, j’ai peut-être une tendance à désobéir qui me ferait envisager ma sœur rien que par iconoclasme) ; mais l’idée d’un rapport sexuel avec elle me dégoûte, et cette appréhension ne relève, il me semble, d’aucune réflexion : je ne me sais pas de raison de ne pas vouloir la séduire. Pour démêler un tel cas, l’inconscient est l’outil commode où l’on range d’autorité tout ce qu’on ne sait pas expliquer, au même titre que les « paroles de Dieu impénétrables » servent à classer l’incompréhensible inexploré : l’inconscient ou Dieu, c’est la même chose s’agissant de les utiliser pour ranger des phénomènes en-dehors de ce qu’on peut ou veut savoir ; l’inconscient est le « mystère profond » de l’homme, auquel on aurait pu substituer n’importe quel terme vide, mettons « ubec », auquel il eût fallu inventer une sorte de systèmed’obscurité, après quoi toute étrangeté humaine s’y serait rattachée, particulièrement ce qu’on réprouve et préfère ne pas examiner, dont on s’épargne l’analyse et la condamnation, comme les envies, le mal, la puissance, les maladresses, les maladies et les disputes, tout ceci relevant évidemment de l’ubec antérieurement défini comme à peu près indéfinissable et situé justement en un lieu presque inaccessible.

L’effet Westermarck est donc le dégoût non pas génétique ni transmis par éducation mais spontanément acquis, de la considération de quelqu’un comme partenaire sexuel quand auprès d’elle, à tel âge, on a passé du temps – ne constate-t-on pas combien la « zone amicale » s’étend et devient inexpugnable à mesure que les êtres se fréquentent (combien de jeunes femmes vous classèrent à jamais comme inenvisageable sans un argument) ? Je complèterai la généralisation de cet effet : pourquoi « à tel âge » ? Que va-t-on imaginer un attribut strictement propre à telle période de l’enfance ? On dirait une manière péremptoire et opportune de s’exclure d’une étude qui dérange. Croit-on identifier un « gène » qui, développé ou actif uniquement à telle période de la vie, créerait la défiance du partenaire trop connu, gène qu’on ne distinguerait plus ensuite ? Un gène temporaire donc, ou dont l’expression serait provisoire ? Je n’entends pas cette énigme, et j’ai trop écouté les savants arguer avec abstrusion de ce qu’ils ignoraient en imputant « à coup sûr » un caractère ou un comportement à telle zone du cerveau ou à tel fragment d’ADN, pour me fier à ces charlatanismes présentés comme vérités sues. Ce doute raisonnable est ce qui m’invite à prolonger la portée de l’effet Westermarck, et à énoncer le théorème suivant :

« L’effet Westermarck, selon lequel la fréquentation assidue d’une personne contribue à la répugnance sexuelle, se prolonge aux adultes y compris dans le couple même. » On voit ici que je ne m’étends pas sur ses causes et ses intérêts, qui sont secondaires à mon propos, qui consisteraient encore en conjectures qu’un darwinisme par exemple justifierait mieux que moi, je préfère me pencher sur son application dénuée de préjugé et de morale : si cet effet existe depuis l’enfance, il doit perdurer au moins en partie chez l’adulte, et peut-être son expression complète. Or, ce phénomène explique, avec un naturel presque stupéfiant et comme un attribut essentiel, pourquoi les couples se lassent et déplaisent systématiquement au-delà d’une certaine durée de proximité : l’excitation sexuelle, par quoi l’on était, au commencement, si enthousiaste à définir l’amour, se relâche et se change progressivement en caractéristique secondaire qu’on remplace alors, pour se satisfaire d’un état subi où l’amour initial a perdu sa substance, d’autres valeurs dont il est bon de se persuader. La modification de ce critère est logiquement imputable à l’effet de répugnance physique dont Westermarck fit le relevé chez l’enfant, se prolongeant chez l’adulte : le conjoint cesse peu à peu d’exister comme désir d’union, la perspective de son attraction devient plus lointaine et abstraite, et, il faut l’avouer, il faut même le reconnaître avec une franche certitude, avec une intempestivité positiviste, ce n’est guère, ce n’est pas, ce n’est jamais, après des années de cohabitation, cette sorte ou cette forme de conjoint que nous élirions de nouveau si la séparation devait se produire mais… presque l’inverse. Ce qu’on considère depuis des siècles la naturelle « lassitude » des gens, qui, pourtant, n’est point, appliquée à des choses plutôt qu’à des personnes, un phénomène psychologique universel puisqu’en général on garde durant toute sa vie d’adulte les mêmes goûts (par exemple on continue d’acheter les livres d’un même auteur, de regarder le même genre de séries ou de consommer les mêmes aliments), est liée à ce facteur relatif uniquement aux fréquentations humaines ; c’est l’embarras en chacun de nous non des mêmes choses, mais des mêmes personnes dans notre environnement – on voit tout à coup combien notre inavouable frigidité à l’égard de certains êtres trouve une explication alternative et fine au seul « besoin universel de changement ». Même, il faudrait en conclure que ce dépassionnement est naturel et sain, une donnée constitutive de l’appareil humain, sans même de nuisance quand les termes de la société n’obligent pas à des chaînes et ne préparent pas à des abandons, au lieu d’en faire un sempiternel sujet de litige et de blâmer l’inconstance, au lieu de tâcher d’emprisonner des êtres l’un à l’autre par des contrats, au lieu d’inculquer à toute force la contradiction des règles innocentes de l’individu. On admettrait alors le mariage une aberration et presque une consanguinité : s’accoupler toujours avec la même personne, quelle bizarrerie contre nature ! quelle perversité ! quelle abjection ! C’est cela qui deviendrait malsain, l’obstination intellectuelle et maniaque à se persuader qu’on en a envie quand l’effet normal est au contraire au rejet d’un environnement identique et à la poursuite de partenaires d’un relatif changement.

L’effet Westermarck offre ainsi enfin une source de légitimation pour conformer le droit humain en faveur du bien humain c’est-à-dire en faveur de ce que la nature humaine accepte avec le plus d’agrément sans préjudice pour autrui tant que le fait est admis en morale. On ne songerait pas à contraindre légalement l’homme à marcher dans des bottes carrées ou à faire de la souffrance physique un motif de promotion sociale ; il importe toujours, avant de proposer des lois qui risquent de dissoudre et de mécontenter l’homme, de commencer par circonscrire ses facultés et de rejeter celles qui provoquent des dommages. Or, l’infidélité n’abîme personne, j’entends : n’abîme personne qui vivrait en une société morale de l’infidélité sue pour caractère sain et humain. Westermarck eut le génie de ne pas se contenter des rites imposés à dessein de les flatter : il a cherché des récurrences pour évaluer le fait humain en perspective pragmatique et statistique ; c’est ainsi psychopathologiquement qu’il faut entreprendre l’étude de l’homme, et savoir ce qu’il est vraiment pour savoir ce qu’il peut faire (de mieux). On parvient par degrés avec méthode à déterminer des lois de l’homme, telles : « Il est normal que des personnes se dégoûtent, après quelque temps passé ensemble (et particulièrement, sans doute, les partenaires plus attachés à des pulsions, ou, pour le dire autrement, moins influençables de littérature ou de traditions, moins “spirituels”) », et l’on n’y accorde plus de culpabilité, la normalité reprend ses droits, c’est un fait général, largement admis et appartenant aux vérités scientifiques – personne ne songerait à se scandaliser que vers tel âge la femme fût infertile ou que l’homme souffrît de troubles érectiles –, fait qui peut connaître des exceptions mais dont la norme est identifiée et ne doit pas susciter plus de honte que de naître avec des pieds qui ne sont pas carrés ou de vivre sans goût pour la douleur. Cet établissement de réalité est un point de départ vital, primordial et salubre, même si Westermarck ne l’a pas entrepris à ce point, se contentant de l’appliquer aux enfants : c’est d’ailleurs sans doute en quoi il fut un peu célèbre, sa théorie n’allant pas remettre en question les habitudes des hommes ou prescrire des usages contrariants. C’est qu’il faut, pour atteindre la gloire, des arts et des sciences suffisamment anodins pour ne bousculer personne, pour ne pas rompre la coutume, pour ne point briser des conventions, et cependant réaliser un profit collectif qui soulève la gratitude. C’est là tout l’équilibre précaire à poursuivre si l’on ambitionne non même l’hommage de la postérité mais quelque notoriété. Westermarck, semble-t-il, arrêta son discours avant les corollaires logiques, conséquentes mais malséantes et intempestives, de son explication, et, suivant la prudence ou sans conscience de complaisance, on entend comment, quoique en ayant avorté un développement sur le couple, il eut, pour sa reconnaissance publique, raison, en quelque sorte, de s’empêcher d’aller plus avant.

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