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Henry War
30 juillet 2019

Critique de livres contemporains d'un point de vue philologique (3/3)

Le vent reprend ses tours, Sylvie Germain, 2019

 

« Il m’a fallu du temps pour le comprendre, puis en trouver l’origine. C’est le premier vers du Roi des Aulnes de Goethe.

 

Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?...

 

Il le cite bizarrement, comme hors contexte, détaché des propos qu’il est en train de tenir, mais en réécoutant l’enregistrement je me suis rendu compte que le souvenir de cette poésie lui revient après qu’il a parlé de la visite de son grand-père venu le prendre dans sa famille maternelle, et la seconde fois après qu’il a évoqué la disparition de tous les siens. J’ai d’abord pensé que ce roi maléfique était une image de son grand-père. Erlkönig/Steinherr, les voleurs d’enfants. Mais non, le vieux Klaus n’était pas malfaisant, il était un père inconsolé, orphelin de ses enfants, les cinq, et, dressé au milieu, l’unique, Tobias. Inconsolé, comme Gavril l’était des siens, parents, frère et petite sœur. »

 

           

J’ignore pourquoi ces italiques durent toute une page : ne pas s’y focaliser, c’est hors de portée sans de plus larges fragments d’œuvre. Après « puis », j’aurais répété « pour », moins pédant et plus fluide que cette élision. « Comme hors contexte » ne signifie malheureusement pas grand-chose, même temporisé par « comme », même explicité ensuite : une citation est toujours dite en contexte, logiquement – mais de quel « contexte » parle-t-on ? et que veut dire ce terme ici ? que signifierait le fait de citer « en contexte » ? je ne comprends pas, et je crois que c’est l’expression qui est inadaptée. « Détaché (des propos) » je trouve, n’est pas le terme qu’il aurait fallu, ce qui se mesure encore par ce qu’on n’écrirait pas le contraire, qu’une citation serait « attachée » à un propos. « qu’il est en train de tenir » évidemment balourd de style. Passons sur les deux « après que » : phrase pratique, sans grâce, peut-être en faut-il ; mais je défie quiconque, dans cet extrait, de trouver un morceau littéraire, quoi que ce soit d’artiste, de brave ou de beau : c’est presque sans faute, mais sans recherche, sorte d’objectivité froide et scientifique. (« Revient » et « venu », aussi, à dix mots de distance, et puis j’ai toujours trouvé « disparition », pour parler de la mort, une atténuation convenue : tous ceux qui réfléchissent à ce qu’ils disent cessent d’employer dans cette acception ce mot ridicule et pleutre.) Le slash entre les noms propres n’est peut-être pas non plus nécessaire : il aurait fallu, du moins, s’enquérir d’autres solutions plus élégantes, et essayer. « Orphelin de ses enfants » ne fait pas, je trouve, grande netteté pour l’esprit – mais j’ai peut-être le cerveau lourd : un homme qui a perdu ses fils ne saurait être appelé orphelin, c’est tout à fait un abus de langage comme de dire, d’un père qui a tué son fils, qu’il serait « parricide de ses enfants ». Il n’y a qu’« inconsolé » et sa reprise qui constituent une tentative d’écart à la norme, avec la phrase ultime, nominale et terminée par une courte énumération : mais l’effet est faible, il faut le reconnaître, atténué par ce qu’en rétablissant le référent du pronom de la dernière phrase, on obtiendrait « comme Gavril était inconsolé des siens », ce qui évidemment est assez atroce et contourné.

J’ignore de qui la narratrice parle en écoutant son enregistrement, et, à ce stade, je m’en moque assez. Cette analyse du moment où surgit une citation me semble a priori un travail de chercheur, et j’espère que Franck m’a bien remis un roman comme je lui avais demandé ! C’est froid comme un travail de thèse, sans émotion, sans composition, pas même un réel suspense. On veut compatir avec un homme qui soliloque, en s’efforçant d’obtenir une sorte d’explication psychologique d’une phrase qu’il cite de façon inopinée, et j’admets que ça ne m’intéresse pas, que ça ne présente même presque aucun risque de m’intéresser, qui que soit cet homme, serait-ce mon propre père : on alambique une interprétation probablement fausse au sujet d’un individu certainement banal. Il y a mieux à faire, je trouve – mais ai-je assez lu ?

N’importe, c’est assez que ce sentimentalisme à la mode ; j’y décèle comme une énième enquête familiale, et ces grands déballages au sein des générations me semblent un écueil de la pensée : il n’y a rien à gagner à savoir de qui nous procédons – mais ai-je touché juste ? Début d’agacement, en tous cas, aucun transport (suis-je négatif ?) : voilà pourquoi je n’achèterai pas non plus.

 

 

Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

 

« Il a raison. Notre phalanstère est l’endroit parfait pour toutes sortes de patients en attente de traitements – syndrome de Lyell, d’Asperger, de Cyriax, d’Alezzandrini, de Down et maintenant de Rokitanski, qui errent dans ses corridors, prennent leurs repas dans son réfectoire et enchaînent les asanas sur ses pelouses pommelées de soleil. Tandis que je rumine sombrement, Arcady me force à m’allonger, la tête dans son giron.

—    Tu sens ?

—    Quoi ?

—    Je bande. Tu me fais bander.

—    Ah bon ?

De fait, je sens distinctement le renflement de son sexe contre ma nuque. Et alors ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Arcady bande pour tout et n’importe quoi, c’est notoire. Son érection n’est une preuve de rien, et surtout pas de ma capacité à susciter du désir chez les autres, moins bien dotés sous le rapport de la libido – car j’ai beau avoir quinze ans, je vois bien que la plupart des individus traversent l’existence sans même savoir ce dont il s’agit. Par exemple, qu’on ne me fasse pas croire que Fiorentina s’est déjà tenu le ventre à deux mains tellement elle avait envie de baiser. Et c’est pareil pour Vadim ou Palmyre, ces êtres que rien n’agite ; pareil pour ma mère, qui endure les rapports sexuels pour faire plaisir, mais qui de son propre aveu n’en a jamais envie. »

 

Voici le premier des cinq extraits de romans qui ne me paraît pas une autobiographie « déguisée » en fiction. J’ignore à quoi c’est dû : la plupart des éditeurs déplorent hautement ce registre de l’épanchement et incitent sur leurs sites à ne pas leur en envoyer, mais tous en publient d’abondance. Ici, on lit enfin nettement une œuvre d’invention – et ça ne tient pas seulement, comme on le voit, à ce que le narrateur est à la troisième personne ; mais il y a là de l’originalité et bien davantage que des « souvenirs transformés » : un décor, une situation et un dialogue nettement inventés, le tout assez neuf.

J’ignore à quoi sert l’énumération des syndromes, c’est peut-être un désir poétique et un essai euphonique autour de noms d’origines variées pour insister sur une sorte de cosmopolisme des médecins, mais l’effet n’est pas tant réussi que l’impression de pédanterie qui en résulte, car ces pathologies sont sans doute, comme pour moi, largement inconnues des lecteurs. Il est toujours facile à un écrivain d’aller chercher une liste de termes rares pour illusionner sur son aisance et sa culture : n’importe, ça a peut-être plus d’utilité que je ne puis savoir en ne lisant qu’une page (mais je m’interroge quand même en quoi ces maladies gagneraient à être réunies au sein d’un même « phalanstère », attendu qu’après vérification elles procèdent de spécialités très distinctes – dermatologie, ophtalmologie, psychiatrie…) Le tiret du premier paragraphe est problématique pour des raisons syntaxiques : un deuxième tiret devrait annuler la « parenthèse » après le mot « Rokitanski », ne serait-ce que pour permettre effectivement l’accord du verbe « errent » au pluriel avec « patients » et non avec « syndrome ». « Dans son réfectoire » est un peu vain et impatientant, mais admettons. J’ignore « asanas », et dans la supposition où je feuillèterais dans une librairie, je n’irais pas en chercher la définition dans un dictionnaire – seulement, là où je suis, même mon Robert ne m’en dit rien, le mot n’y existait pas en 2000. « Pommelées » est juste et élégant, et, avec « de soleil », il est éloquent, mais peut-être un peu lexicalisé (je veux dire que c’est peut-être une expression toute faite et déjà bien connue). On suppose que « sombrement » veut fournir une antithèse avec cette lumière, mais c’est là plaqué d’évidence, d’autant qu’avec « rumine » il forme un pléonasme assez bête. Comment cet Arcady peut-il « forcer » la narratrice à s’allonger ? c’est ce que je me demande et qui nécessite au moins quelque précision (si je pouvais un jour forcer ainsi efficacement une femme à… bref, passons.) « Dans » son giron est impropre, je pense : le giron étant, il me semble, la partie du corps située entre la ceinture et les genoux, je crois qu’on écrirait plutôt « sur son giron » – mais aussi ça ne s’écrit guère : il y a ici un amalgame avec l’expression « dans le giron de » qui sert, mais au figuré, à indiquer en général un milieu de protection.

Le dialogue est d’une brutalité assez stupide : mettez « Ah bon » dans n’importe quelle conversation écrite, vous en faites un recopiage d’oral en quoi ne devrait jamais consister un écrit un tant soit peu composé et réfléchi.

Logiquement, la narratrice, puisque sa tête est sur le giron du garçon, ne devrait pas pouvoir sentir le renflement de son sexe, à moins qu’il s’agisse d’un homme qui bande vers le bas. « Notoire » ? on parle donc tant des érections d’Arcady, au phalanstère ? on n’a donc rien d’autre à se dire ? « Moins bien dotés sous le rapport de », il faut en convenir, est atroce de tournure, et je vous défie même d’en disconvenir. « ce dont il s’agit » est aussi un peu flou : cherchez dans le texte à quoi réfère cette proposition, et vous verrez qu’il existe un doute raisonnable et importun. Il ne me semble pas du reste que, quand une femme a envie de baiser, elle se « tienne le ventre à deux mains », même dans une hyperbole grotesque – mais c’est présumer peut-être de ma faculté à comprendre le désir féminin. « N’agite » me semble aussi un peu vague : la narratrice veut-elle dire « n’excite » ou parle-t-elle de motivation en général et donc ici d’indolence ? Aussi, je me méfie de cette tendance, depuis Nothomb, à insérer toutes sortes de noms propres exotiques et improbables pour l’épate, mais il y a peut-être de bonnes raisons. Enfin : « de son propre aveu », vraiment ? C’est donc que la mère parle de sexualité à sa fille et lui dit franchement, on ne sait à quelle occasion : « Ma fille, je n’endure les rapports sexuels que pour faire plaisir (à ton père) ! ».

Quant au sens général, c’est un peu mieux, à mon avis, que j’ai l’air de prétendre, parce que les circonstances imaginatives prêtent à la scène une coloration singulière. Une jeune femme de quinze ans plongée dans un milieu de grande altérité par rapport à la normale – santé, liberté, sexualité : sorte d’expérience naturaliste amorale –, et qui s’interroge sur sa capacité à produire du désir chez un homme, se comparant au reste des femmes : perspective étonnante et capable de susciter de l’intérêt, je pense ; on découvre une situation incongrue et intrigante qui, sans délire, peut induire de la curiosité et des possibilités nombreuses… seulement, ce n’est pas au style qu’il faudra trouver cet intérêt, voilà tout, et puisque le style renseigne toujours sur une certaine profondeur de la pensée,…

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