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Henry War
6 septembre 2019

Mon humble orgueil

Dans un de ses aphorismes (je ne me rappelle plus le recueil), Nietzsche rapporte qu’il lui arrive de citer quelque phrase d’un de ses livres. Il s’en explique : ce n’est pas du tout par vantardise d’écrivain qui se complairait à se donner pour référence, mais pour éviter de faire croire que cette phrase lui est venue par improvisation et qu’il aurait, en somme, un talent pour l’impromptu. Autrement dit, il ne fait pas ainsi étalage de ses textes dans une conversation, mais il tient à montrer que ce qu’il dit n’est qu’un emprunt, qu’une redite, et rien de plus spontané ou génial que cela.

Il faut être écrivain pour savoir cela. Un texte très soigné explique cent fois mieux une thèse ou un sentiment qu’un propos réalisé dans l’opportunité du moment, même adapté tant bien que mal à son interlocuteur – c’est qu’un texte très soigné est conçu pour s’adapter à tous. Si par exemple je devais redire les raisons pour lesquelles notre réalité est peut-être le pur tissu de notre imagination, je crois que je préfèrerais renvoyer à mon article : « Pour annoncer un miracle » : il s’y trouve, je crois, toutes les parades aux contradictions qu’un interlocuteur pourrait vouloir me faire. Lorsque j’ai cité récemment mes Norsmith, mon père s’est étonné et moqué gentiment de ma propension à me poser ainsi comme auteur, seulement je ne voyais pas comment mieux rendre ma pensée, un de mes personnages l’avait exprimée parfaitement parce qu’il m’avait fallu longtemps pour la lui faire formuler si exactement et compendieusement.

Ce qui semblera étrange et contradictoire, c’est qu’un auteur comme Nietzsche, si soucieux de ne pas se publier pour meilleur qu’il n’est, ait pu produire, dans un opus consacré à sa propre vie et à son œuvre, quelque chapitre intitulé : « Pourquoi je suis si avisé » ou encore : « Pourquoi j’écris de si bons livres », opus dans lequel il explique qu’une de ses œuvres constitue « le plus grand présent qu’on ait jamais fait à l’humanité. »

On croirait que la cohérence d’un seul homme ne se retrouve pas à telles déclarations. Et pourtant…

Il serait intéressant de vérifier si, en général, on ne prend pas de simples témoignages de vérité pour des marques d’orgueil ou d’humilité. C’est que notre jugement sur le bien-fondé de l’estime d’un individu repose surtout sur des conventions de ce qu’il est bienséant ou déplacé de déclarer sur soi, à l’aune de maints critères tout autres que la publication de la vérité. On n’accepte pas facilement qu’un homme, aussi génial soit-il, affirme de lui-même son génie, fût-il Victor Hugo (on le lui reprochait déjà vertement), mais on admet qu’il est de la plus louable qualité de se dire moins bon qu’on est en réalité : pourtant, les deux postures (en admettant que dans le premier cas notre homme n’est effectivement pas un génie) sont également mensongères et, à bien y regarder, au surplus de déformer la vérité, elles sont également une façon de se valoriser, et la seconde tout particulièrement : c’est que la première, la vantardise, consiste à s’opposer délibérément à une valeur unanime et reconnue, elle est en cela l’expression d’une insolence ou d’une audace qui – et son auteur ne peut l’ignorer – n’est guère de nature à lui permettre d’emporter des suffrages, et comme par ailleurs elle se vérifie, on devine qu’elle suscitera automatiquement des défis ou des demandes de preuves : c’est donc formellement que notre homme se vante, car dans le fond son attitude le dessert automatiquement, quand bien même il n’aurait pas tort et serait bien un génie. La seconde en revanche, l’attitude d’humilité, sous couvert de « morale » et suivant le jeu des préjugés mondains parmi lesquels on situe généralement la modestie comme un bien, en dépit de sa forme induit subrepticement une valorisation du sujet : « Je dis que je vaux peu, c’est bien la preuve que j’ai au moins quelque valeur ! », et c’est souvent en pareil cas une façon de modestie vaniteuse où l’on tâche à montrer de manière insidieuse qu’on est quelqu’un d’honnête et de fiable, désireux de reconnaître ses faiblesses en dépit même de leur existence c’est-à-dire exigeant envers soi jusque dans l’illusion : de toute façon, personne ne cherchera alors à montrer jusqu’à quel point vous êtes nul, mais on vous détrompera plutôt de votre autodénigrement en allant chercher au contraire justement en quoi vous êtes meilleur que vous ne le dites.

En quoi je démontre déjà que, selon le jeu habituel des conventions sociales, il y a plus de grandeur à la vantardise qu’à l’humilité : le vantard, le bravache, le fanfaron, le fier-à-bras, en tant qu’il s’oppose à la multitude et s’affirme contre elle, est un caractère. L’humble, l’obéissant, le soumis, le bonasse, lui, plié aux usages, rompu aux servilités morales, s’y fond jusqu’à disparaître, et c’est veulerie de sa part de se croire élevé ou dignifié par des règles de troupeau.

La démonstration peut même aller plus loin : c’est qu’il faut réfléchir si notre époque, devenue hautement si modeste et incapable de crânerie, n’est pas seulement véridique, avec une conscience instinctive ou éclairée de ce qu’elle vaut. Connaissez-vous beaucoup de bons collègues qui présentent leurs compétences avec humilité ? Et sont-ils nombreux, les mauvais, à se vanter de leur efficacité ?

Je crois que nos contemporains ont généralement raison d’être modestes : ils ne valent rien. Par conséquent, ils ne sont pas même auto-dénigrants, et il n’y a aucun bout par lequel on peut prendre leur déclaration pour une qualité ou une vertu particulière : ils sont nuls, eh bien ! ils le disent ! et comme ils sont même souvent beaucoup plus mauvais qu’ils n’osent le dire, ce que leur humilité de façade et d’esbroufe tâche en réalité à dissimuler, ils continuent de mentir en taisant l’ampleur de leur mal. Par ailleurs, j’ai toujours l’impression que de pareils aveux les dispensent de chercher à s’améliorer : est-ce une excuse, s’ils sont si piètres et parce qu’ils l’affirment, pour ne pas ambitionner de changer ? En indiquant leurs failles, ils se contentent de les figer, confessant ainsi une sorte d’état immuable ; notre siècle si modeste est celui, à proprement parler, des gens stupides, stupides ou : non seulement « idiots » mais « frappés d’immobilité ».

Je préfère de beaucoup que ces repères moraux, si commodes, si bêtement commodes et souvent si contraires à la vérité et à la liberté qui font notre bien-être essentiel, ne se retrouvent pas chez les individus. Qu’un homme bon s’avoue tel qu’il est, c’est ce qui m’importe le plus pour autant qu’il soit aussi capable de confesser ses faiblesses et ses torts au moment juste : c’est à quoi aspire tout amoraliste, tout individu démis des parti pris et des préventions qui en font un pantin social, je veux dire qu’un tel amoraliste souhaite que l’homme ne comporte plus de failles de véridicité si profondément induites par des codes de toutes sortes qu’elles ne se révèlent même plus à sa conscience, au point que mille rouages et compromissions de conformité deviennent à l’intellect et à la sensibilité un mode de fonctionnement intrinsèque et insensible, inaccessible, intouchable, incorrigible.

 Qu’un homme dise, par exemple : « Ce livre que j’ai écrit est excellent », pourquoi préférer à cette franche et brave formule le mensonge vil et creux d’un : « Je suppose que ce livre vaut au moins quelque chose » ? Si un locuteur est sûr de ce qu’il avance, il dit toujours : « La chose est » : tout le présupposé de l’esprit et du langage implique d’évidence que c’est « selon lui », exactement comme tout ce que nous disons, du reste, se fonde relativement à ce que nous jugeons vrai, personnellement. Il n’y aurait pas tant de mal à déclarer des vérités mélioratives sur nous-mêmes et sur les autres si notre jugement n’était pas mis en question ou en cause ; or, comment garantir cette fiabilité si ce n’est en arborant avec constance et en tous lieux les signes d’une véridicité inébranlable et dure, pour le bien comme pour le mal, pour l’éloge comme pour le blâme ? On finit par ne plus choquer quiconque à prononcer des verdicts dès lors qu’autrui a pu constater que ces assertions, aussi positives ou négatives soient-elles, sont toujours exactes et fondées.

C’est pourquoi, à bien le comprendre, quand Nietzsche refuse d’être qualifié de grand improvisateur de sentences parce qu’il ne fait que répéter ce qu’il a écrit après mûre réflexion, aussi bien que lorsqu’il estime son Zarathoustra une œuvre capitale, un bienfait inédit pour l’humanité, il ne se place ni au-dessus ni en-deçà de ce qu’il est, mais il tient au contraire à rendre très exactement de lui-même l’image qu’il juge conforme, et quel que soit, tant il est intègre, l’aspect favorable ou défavorable de ce qu’il écrit : il tâche à traduire précisément sa pensée, voilà ; préférerait-on qu’il la travestît ? Et c’est ce qui étonne tant au contact des œuvres de ce philosophe, je parle de son presque absolu refus d’atténuer le bien ou le mal au profit exclusif d’un éclat de vérité nette, de sorte que nombre de ses critiques paraissent écrasantes et que quantité de ses compliments semblent aussi exacerbés, et si bien que son style en est inouï. Mais qu’on examine la chose tout d’abord, avant de se fier à des apparences de convenance et au lieu de déterminer par la forme de quelle manière tel propos se rapporte à telle catégorie de la politesse ou de l’incorrection : Nietzsche a-t-il un jugement sûr ? se méprend-il ou bien a-t-il raison ? À la curiosité que nous avons de traverser des codes et des normes se mesurent notre audace et l’authenticité de notre personnalité : notre esprit se limite-t-il aux sphères connues ou ose-t-il s’aventurer au-delà des bonnes ou mauvaises manières ? L’alternative va plus loin qu’on ne pense, tant nous sommes des êtres de relation, stylés, fermés, rôdés à toutes sortes de principes inconsidérés.

Mais la question demeure de savoir d’où nous est venue cette idée inepte qu’un excès d’humilité valait encore mieux qu’un excès d’orgueil ? et pourquoi cette bêtise, cette irréfléchi de l’humilité positive ? Il faut, je crois, remonter un temps considérable pour trouver l’origine de ce proverbe, de cette coutume passée en mœurs, passée en intuition, passée presque en droit, selon lequel s’écraser honteusement est préférable à se valoriser sans vergogne.

Au cœur de nos traditions se situent quantité de doctrines antihumaines, profondément insensées et nuisibles, où la nature individuelle – notre aspiration au bonheur notamment – ne se retrouve pas du tout. Si on y réfléchit, on découvre que la surestime de soi est infiniment plus agréable et motivante pour vivre que le douloureux dénigrement de sa propre personne, qui, encore loin de pousser à des perfectionnements, n’incite surtout qu’à des sortes de réduction, de disparition, d’annihilation par comparaison et par désespoir. Or, un mensonge sur soi, dans un sens ou dans l’autre, engage si peu, tient si peu à conséquence en général, qu’on est en droit de se demander dans quel but l’humanité a tiré sa préférence du côté de l’humilité mortifère plutôt que de la joyeuse vantardise. Et c’est, je crois, précisément parce que l’humilité, en tant qu’elle abîme l’élan vital, est antinaturelle, qu’elle a été élue et préférée à son antipode l’orgueil.

Voici pourquoi : les sociétés primitives, sans nul doute, ont toujours gardé une vive impression de ce qui leur apparaissait contre-nature et qu’un individu pouvait s’infliger au nom de quelque doctrine : il semble alors qu’un tel credo renforce cet individu au point de le rendre capable d’impossible, de lui donner des facultés surnaturelles. En se soumettant à des privations volontaires de toutes sortes, n’importe qui crée d’emblée sur son entourage un trouble, en une sensation d’extrême volonté, comme ces yogis que l’on voit se percer le corps ou le sexe d’aiguilles ou de lames, et l’on suppose alors que cette volonté est mue par l’existence d’un au-delà puisqu’il ne paraît justement pas humain de s’exposer à tant d’efforts violents hors la contrainte d’une puissance extérieure.

Ainsi, l’ascèse, qui constitue en général une atténuation de la puissance de vie – je veux notamment parler de toute vitalité essentielle : alimentation, sexualité, mouvement du corps, sociabilité, et tous conforts qui représentent l’assomption du plaisir à vivre puissamment une existence humaine –, semble toujours la preuve d’une puissance extérieure à l’homme. Tout prophète a débuté sa carrière par des douleurs magistrales ; cela attire du moins l’attention : il faut sacrifier son fils, pratiquer le jeûne, se meurtrir les chairs, s’isoler dans un désert, tendre l’autre joue, etc. Mais les sociétés plus anciennes n’avaient pas toutes la sagesse et la science d’associer de pareils symptômes à leur cause véritable : dérèglement psychologique, névrose, pathologie de l’esprit. L’émotion forte procurée par ce déploiement d’inhumanités interrogeait et bouleversait, et il fallait alors choisir entre la folie ou le surhumain – alternative difficile et qui n’avait alors les moyens de s’appuyer sur aucune méthode ni science.

L’humilité est un semblable abaissement volontaire des goûts humains : on se retient de révéler ses succès, on ment contre soi, on se rabaisse, du moins on s’annihile. Elle s’inscrit dans le cadre général des religions selon lequel, par logique de conséquence, le prophète qui s’est fait connaître par ses martyres incite, au nom d’une cause censément supérieure, des séides à faire comme lui, au sacrifice et aux douleurs – et comment pourrait-il prétendre autre chose ? il est trop tard pour cesser de se prendre en exemple ! et toute la liturgie accompagne et reproduit toujours les actes initiateurs d’un culte. Il va de soi par ailleurs que cette doctrine de l’abstention généralisée des plaisirs est infiniment plus maîtrisable que la doctrine inverse et effrénée, et qu’elle constitue ainsi un terreau idéal pour le contrôle de toutes sortes de sociétés, incitant à des rétentions multiples, établissant des limites, imposant un régime de docilité et punissant les audacieux récalcitrants : c’est donc une façon relativement judicieuse d’octroyer de la puissance justement à celui qui prétendait s’en défausser et qui, parce qu’il fut nommé exemple, finit lui-même tôt ou tard juge suprême des soumissions – où l’on comprend qu’à défaut de démence, toute religion se fonde sur un renoncement, mais un renoncement provisoire seulement, à la puissance, et uniquement dans une situation de transition où le culte n’est pas encore institué.

Je le répète pourtant : il n’y aurait aucun mal à être plutôt orgueilleux qu’humble. On écouterait le vantard sans trop le croire et avec peut-être quelque impatience, mais on aurait du moins la certitude que personne ne se prive de sa vitalité, de son goût d’exister, de son bonheur de vivre, à seule fin d’agréer à des usages rabaissants – j’aime mieux, et de loin, cette générosité élémentaire de celui qui néglige un vice parce qu’il procure de l’agrément à son auteur, que la rigueur d’un autre qui favorise l’écrasement de tous au nom d’une fausseté égale et contraire : si le mensonge perdure, le mal, dans le premier cas, est moins grand.

Il y a certes du jeu, de la bravade, de la gaîté à exagérer ses vertus et à atténuer ses vices ; par évidences démenties, ces prétentions sont comiques comme toute exagération entendue, favorisant une connivence, éloignant de soi les gens trop premier-degré, sans recul, sans esprit que des carcans et des cercles, ennuyeux, monotones, convenus. En cela, l’orgueil est une façon de sélection des amitiés : celui qui veut premièrement d’un entourage amateur de vérités, sans beaucoup attiser ses qualités les souligne assez pour dissuader ceux qui ne présument qu’en fonction des usages et des formes et qui n’aspirent qu’à des relations superficielles et mondaines. Si j’avance mon orgueil, je me prémunis contre les sots à qui il ne suffit que des apparences de normalité : c’est une économie salutaire, cela, et bien davantage qu’on ne peut croire ; car qui sait jusqu’où, sans cette défense, aurait pu courir le malentendu ? Est-ce au moment des intimités, des dévoilements impudiques, des attachements et aveux de toutes sortes, qu’il eût fallu supporter des sarcasmes fondés de conventions et de moraline ? Je crois qu’on ignore généralement jusqu’où les gens sont normaux, et ces normalités ignorant par ailleurs combien je suis sensible, puisque je le dévoile si peu, on n’imagine guère le mal qu’on pourrait me faire tout à coup en faisant volte-face, après m’avoir admis au cercle des amitiés. Sans parler, à défaut d’aller jusqu’à la souffrance, de la perte de temps : ah ! je me précipite après le temps qui me manque toujours, ce temps fugitif et rare, et il vaut bien mieux – j’en suis sûr – me défausser d’emblée de quelques personnes mièvres tentées de faire ma connaissance, que d’avoir ensuite à m’excuser et m’expliquer sans cesse et longtemps, oh ! si longtemps ! si longtemps !

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