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Henry War
22 février 2022

Le système abusif des "remises" au libraire

Les grands éditeurs ne sont pas seulement d’infâmes pourvoyeurs d’oboles minuscules à des auteurs-esclaves qu’une loi d’exception permet de payer exclusivement à la commission c’est-à-dire à la part variable même en-deçà du SMIC, ils ont aussi institué auprès des libraires un système de rémunération indigne qui, soutenu par le prix unique, résout à leur avantage toute difficulté d’importance ainsi que toute concurrence qui les pourrait menacer.

Chacun sait comment fonctionne un commerce ordinaire : il faut premièrement un stock, qui constitue l’ensemble des marchandises destinées à la vente. Il existe deux façons d’obtenir un stock, que j’appellerais, pour simplifier un peu, ou « par remise » ou « par dépôt ».

Par remise, le commerçant achète sa marchandise au prix négocié avec un fournisseur : ce stock lui appartient, et il dispose d’une relative liberté de prix de revente, prix quand même généralement conseillé par le fournisseur – en général, il multiplie son prix d’achat par trois, soit 200% de marge (hors charges), mais cela dépend de la nature de ce qu’il vend. On peut juger légitime que cette marge soit assez élevée et même supérieure à 100%, parce que le risque incombe tout entier au vendeur qui doit escompter que, sur l’ensemble de sa marchandise, une partie ne sera pas vendue au prix initialement fixé. En effet, si le stock tarde à trouver acquéreur, le commerçant baissera le prix, jusqu’à vendre à perte dans certains cas réglementés, en période de soldes notamment.

Par dépôt, le commerçant n’achète pas sa marchandise : il la reçoit d’un déposant qui lui indique combien il désire percevoir, puis il la place dans son magasin, l’expose et la valorise, détermine son prix de vente sur laquelle il tirera une marge située en général autour de 35% à condition qu’il vende, marge qui est logiquement moindre que dans le cas de la remise puisqu’il ne prend guère de risque financier, l’investissement se situant en tous cas ailleurs qu’en le stock. Lorsqu’il estime que ce stock stagne, il le rend au déposant puisqu’il ne peut légalement solder l’article en-deçà du prix que le déposant impose pour sa propre subsistance : il ne rentabilisera pas une marchandise s’il diminue sa marge beaucoup en-dessous de 35%.

Or, voici comme cela fonctionne pour le livre :

Lorsqu’un petit éditeur le place chez un libraire, tout est logique : il le fait sous le régime du dépôt, et le libraire en touchera 35% à condition qu’il le vende.

Lorsque c’est un grand éditeur, tout est contradictoire : c’est le régime de la remise qui prévaut, et le libraire, qui a acheté le livre, n’en touchera que 35% également, pas plus.

Il faut comprendre ce que ce régime de remise contient d’inique et d’absurde s’agissant d’un objet dont le prix est unique et fixé par la loi.

Le libraire achète les livres des Gaflam avec remise : c’est en soi une remise dérisoire que ce 35% comparé aux autres commerces à 200, et bien peu accepteraient d’acquérir un stock pour n’en tirer qu’une si petite marge (demandez à votre bijoutier ou à votre chausseur si vous ne m’en croyez) – mais on verra que c’est parce que l’éditeur propose une reprise des invendus. Le libraire, il faut en convenir, n’a guère d’intérêt à placer beaucoup de livres sur son étal : il réalise des ventes aussi bien sur commande et même mieux, non seulement parce qu’en étant assez organisé il obtient l’ouvrage en boutique en moins de sept jours, mais aussi parce qu’alors il est assuré de recouvrer ses fonds, seulement le badaud aime à feuilleter sur des tables, c’est pourquoi le commerçant « présente » sa marchandise, pour lui complaire. N’empêche, on peut fort imaginer un libraire qui, en rayons, ne disposerait que de « classiques », sans nouveautés. Pourtant, après cela, comme le prix du livre est fixé par la loi et que le libraire ne peut en réduire le prix de plus de 5%, comment fera-t-il pour se débarrasser du stock s’il ne trouve pas preneur ? On devine pourquoi il est en soi absurde d’obliger un commerçant à acheter ce dont il ne fixe pas le prix de vente : c’est évidemment pour ça que ça ne se fait à peu près nulle part ailleurs. Si en théorie l’article 5 de la loi Lang permet d’effectuer des prix inférieurs à cette réduction de 5% « sur les livres édités ou importés depuis plus de deux ans et dont le dernier approvisionnement remonte à plus de six mois », en pratique cela n’arrive jamais, car il y aurait deux inconvénients pour le libraire à solderainsi ses livres. Le premier, c’est que la marge étant déjà tellement réduite, il perdrait ses chances de recouvrer sa mise : songer qu’à faire seulement 35% de réduction, ce commerçant vendrait déjà à perte ! le second, c’est qu’alors il engagerait avec l’éditeur un rapport de concurrence au bout duquel ce dernier abaisserait probablement la remise qu’il accorde. Et voilà donc pourquoi au terme d’un an, l’éditeur ne peut que se résoudre à accepter de rembourser les invendus, oui mais c’est encore une variété d’escroquerie, et vous allez comprendre pourquoi : 

1° ce remboursement est un avoir, donc il n’assure pas au libraire le retour de ses dépenses.

2° le libraire est tenu de payer lui-même les frais de port, et c’est ce qui équivaut, en exagérant peu, au sacrifice de toute sa remise.

Mais que fait donc l’éditeur des livres ainsi rendus ? Eh bien ! ou il tâche à les replacer en d’autres lieux de vente mais c’est, au bout d'un an, un stock frelaté qui n’intéresse personne, ou il les fait mettre au pilon, c’est-à-dire qu’il fait détruire, chaque année, plusieurs milliers de livres ; et c’est bien ceci qu’il fait de préférence.

En somme et pour le dire uniment, l’éditeur préfère exterminer des quantités vraiment énormes de livres et de papier plutôt que de consentir à un système de dépôt qui lui serait plus désavantageux. C’est un gâchis qu’on n’imagine pas, en particulier issu de gens qui prétendent disposer d’un amour incommensurable pour le livre et qui en jette des palanquées aux ordures à seule fin que personne ne puisse les vendre en-deçà du prix qu’ils ont fixés.

(Aussi le pilon présente-t-il pour l’éditeur un autre avantage très astucieux et retors : il complexifie énormément la comptabilité des ventes et en rend le traçage difficile ; on peut ainsi prétendre à tel auteur que le livre a été facturé en tant d’exemplaires à tant de libraires, oui mais puisque ces libraires ont en rendu un certain nombre placés en différents lieux de stockage, et qu’on ne paye pas l’auteur sur ce qui a été remisé mais sur la soustraction des remisés et des retours, cela rend, après tripotage, toute vérification à peu près impossible, sans compter, cela va sans dire, que tout passe seulement par le compte de l’éditeur et sa « bonne foi ».)

C’est réellement répugnant et presque incroyable le nombre de containers que l’éditeur remplit tous les ans pour la décharge !

Mais après un tel état des lieux, on doit encore se poser la question : pourquoi le libraire consent-il, pour son commerce, au système de remise plutôt qu’à celui du dépôt ? Puisqu’un petit éditeur, lui, doit se déplacer, prendre le risque d’avoir fabriqué ses ouvrages sans récupérer son investissement – car il n’a rien gagné tant que le libraire n’a rien vendu – et reprendre à ses frais les invendus, puisqu’en somme le libraire ainsi n’y perd rien qu’un peu d’espace de vente dans sa boutique, pourquoi ce commerçant accepte-t-il de procéder autrement et d’acheter par avance, avec la marge humiliante d’un dépôt-vente, un produit qu’il n’est pas sûr de vendre et sur lequel il ne peut presque pas proposer de rabais ? Comment, au surplus, n’y voit-il pas une évidente rupture d’égalité, une profonde injustice, entre les petits et les grands éditeurs : les petits financent entièrement quand le libraire avance pour les grands ?

Pourquoi ? Mais parce que les Gaflam du livre en ont décidé ainsi, parce qu’ils entendent bien que ce soit eux qui déterminent à quel tarif ils se nourrissent non seulement des auteurs mais aussi des libraires, parce que ce sont des investisseurs sans scrupule. Ils dérogent au droit normal sur la rémunération des auteurs avec la permission du législateur : pourquoi donc alors s’empêcheraient-ils de déroger au tarif normal sur la rémunération des commerçants ?

Et M. Antoine Gallimard se plaint aujourd’hui et s’inquiète que M. Bolloré se prépare à arnaquer encore plus efficacement que lui… Et les libraires aux abois sont tant habitués à ces pratiques malhonnêtes qu’ils soutiennent Gallimard parce qu’il fait une remise de 35% tandis que Hachette en serait plutôt à 33,5 ou 33,7… On n’aurait pas cru, à explorer ce drôle de régime, que des grands éditeurs pourraient un jour se plaindre, eux, de « monopole » !

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