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Henry War
30 avril 2022

Nos invraisemblables émois cinématographiques

Tout ce qui émeut au cinéma est un sentimentalisme fabriqué, inculqué et provoqué : on n’y regarde aucune scène pathétique avec un véritable examen de sa vraisemblance. On se laisse happer, on ne distingue plus, on ne considère rien, on cesse de réfléchir aux causes, un emballement nous saisit auquel on succombe avec penchant et veulerie. Pour autant qu’on se livre à l’expérience, on trouvera qu’à chaque fois qu’on a été touché par le passage d’un film, les situation et propos transposés dans la réalité seraient étranges, déplacés, culpabilisants ou de quelque douceâtre et ridicule mièvrerie dont le prosaïsme unanime et moderne inciterait immédiatement à se moquer, qu’en somme personne ne se comporterait d’une telle manière en conservant l’espoir d’être bien compris et raisonnablement reçu, que nul n’envisagerait de telles simagrées dans un monde qui garde un tant soit peu la faculté de distance, que celui qui s’exprimerait ou agirait ainsi serait sans délai identifié comme un naïf et un sot à traiter par le plus cuisant proverbe. Tous actes d’abnégation notamment, qui ne valent que d’être rapportés pour se sublimer et qui ne sont à peu près rien en-dehors du souhait de les faire connaître pour fonder une légende, avec tous les malheurs exemplaires aussi bien endurcis qu’éplorés qu’on y rencontre, constituent dans notre siècle par ailleurs si trivial des stupidités consternantes, des stéréotypes poisseux et des purgations douteuses. Théoriquement, on en aimerait peut-être des semblables dans la réalité, mais ces semblables assurément ne proviendraient pas de ceux qui s’en émeuvent et qui savent combien il serait vain et idiot de les reproduire, particulièrement dans la situation où ils sont exposés. L’émotion du cinéma n’est dû qu’à des excès incitateurs, et l’on parvient aisément à provoquer un certain état en l’accompagnant de violons déchirants dont l’air déjà suffit à attrister. Ce n’est pas être insensible, je crois, quand on se sent affligé, de se demander un instant pourquoi on est ému, y compris devant un film : alors, la « magie humaine » tant vantée par le suave « partisan du cœur » disparaît au profit de trucs grossiers, d’éléments de langage dont les procédés de stimulante verve ne sont même pas dissimulés, de mauvaises histoires cliché et sans adresse, de ce qui existe de plus surfait, de tout ce qui serait non seulement impossible mais invraisemblable dans la réalité, à y songer bien posément : ces émois sont mécaniques et drôles, vus d’un moindre recul.

Je finirai sans doute comme Nietzsche qui ne supportait plus la musique parce qu’elle le condamnait aux mélancolies coupables et à la grégarité instinctive et honteuse : Nietzsche, si ma mémoire est bonne, après son désaveu de Wagner se contentait de rondes de pays, gaies, légères, faciles ; au même titre, la musique qui exerce sur moi sa gluante fascination finit par m’étourdir comme des rengaines inamovibles – je les évite pour m’épargner la tête –, et le cinéma pareillement, qui ne touche, moi compris, que quand il met en scène des malades – le cinéma tout entier est un théâtre de maladie : il est essentiel d’analyser et de comprendre qu’il n’y a que des êtres difformes et des comportements aberrants qui suscitent la pitié – retombera aux oubliettes de ma curiosité, et j’entends que ce sera sans mal pour le peu qu’on y apprend – le cinéma n’est que divertissement – il n’est plus art et n’édifie point. Il est vrai qu’à présent, toutes les fois que je suis ému – cela vaut pour le cinéma et pour le reste –, je m’interroge sur les causes de mon émoi : si devant un film les violons n’en sont pas la cause principale ou ma fatigue circonstancielle, je m’aperçois que c’est la pseudo-noblesse où s’enferre un absurde personnage qui suscite l’engouement du spectateur, entraînant sa compassion irréfléchie. En cela, le cinéma est non art à créer l’émotion mais à stimuler machinalement les mêmes pathos sur la base de faussetés qu’il entretient à faire admettre supérieures et belles ; il recycle des usages, perpétue des tendances, le cinéma est le vecteur de la tradition en termes d’humanités. Il ne fait que nourrir des préjugés, de sorte qu’observer tel film dont se pâme toute une société qui paraît s’en vanter, c’est reconnaître les mensonges complaisants, alors appelés « morale », qui y règnent et dominent les consciences. Le transport que provoque, renouvelle et installe un film, c’est une illusion héréditaire, patrimoniale, de la réalité dont le contemporain couvre toutes conceptions du bien et du mal, c’est le transport au sens propre, le média, le vecteur, de la permanence et de l’inaltérée transmission des valeurs. Comment, au spectateur, lui enlever de l’esprit qu’il a bien éprouvé la morale, puisqu’il l’a vue, puisqu’il en garde la mémoire des sensations, puisqu’il l’a expérimentée par ses émotions dont il refuse d’avoir honte et de se repentir ? Accoutumé à répondre à des stimuli, entraîné par la commisération à laquelle il ne résiste pas et qu’on l’incite à supposer une vertu, il réagit congrument, se bouleverse comme il est supposé faire, répète les modes antérieures, les antécédents de son processus émotionnel, et après cela insiste pour que ce sentiment soit universel, le gage d’une solidarité humaine, un apanage et une excuse, une valorisation personnelle : il ne sait pas ce qu’est l’analyse d’une affection, d’une atteinte, il ne dispose d’aucune philosophie profonde des sentiments, mais il a surtout besoin ou envie de s’épancher, le cinéma ne fait que confirmer ce goût et cet appétit plutôt vils et primaux, les renouvelant toujours selon un fonctionnement similaire qui, à force, s’insinue en lui et l’habitue à cette tournure de pensée, à cette détermination morale, comme rouage entérinant des règles si intériorisées qu’on les oublie. C’est le grand tort du septième art, sa plus pernicieuse influence, d’instaurer la hiérarchie de valeurs sur le fondement d’une sensation de passé et par impression d’émotions d’artifice : j’ai vécu un film. Alors, c’est la réalité qui devient une copie de la fiction cinématographique au lieu du contraire, parce que le Contemporain, dès son plus jeune âge, vit plus d’événements issus de l’esprit d’un scénariste que d’anecdotes réelles ; et voilà comme l’importance de l’expérience de l’écran, effets sur la conscience et sentiment du vrai (cet impact est au cœur du projet cinématographique au point qu’on n’imagine pas un réalisateur dépourvu de l’intention d’affecter son spectateur d’une sensation de réalité poignante, comme le fameux film du train entrant en gare de La Ciotat suscita, dit-on, la crainte des assistants d’être heurtés), vient à dépasser l’observation directe et ses inférences : c’est explicitement que le cinéma trompe, en s’y substituant, la perception de la réalité. Non seulement en nombre mais aussi en effets, on a assimilé davantage de faits fabriqués que de réalités tirées de l’expérience personnelle et active, alors la règle empirique s’est fondée logiquement sur le factice et non sur l’action du bras : c’est ce qui est arrivé de l’écran qui domine l’expérience personnelle et qui sert désormais de référent de probabilité, c’est-à-dire de critère de vérités. On doit bien concevoir, notamment quand on est ému par les démonstrations d’art aux ficelles les plus évidentes, combien il est aisé de tromper le cerveau humain dont l’élaboration prit des millions d’années et qui, en cent cinquante ans, c’est-à-dire en moins d’une seconde de son histoire et de sa généalogie, n’a pu échapper à la sensation que les images qu’il reçoit sont des faits et que ces faits, notamment s’ils supposent un danger, impliquent d’en tirer impérieusement des leçons. Voilà par quel mécanisme mental le cinéma davantage que la vie nous imprime en peu de temps la marque durable d’une réalité regardée s’insérant dans notre expérience comme n’importe quelle observation d’importance. Et toutes ces représentations doivent s’emboîter les unes aux autres pour paraître crédibles, doivent se référer entre elles et se compléter pour transmettre pleinement leur illusion de cohérence et former un paradigme acceptable au spectateur ; la réalité la plus admissible pour l’esprit, la plus susceptible d’induire une sensation de réalité, devient strictement ce que le cinéma a élu et répété comme vraisemblable ; toute mythologie cinématographique finit plus crédible que l’observation de faits réels, c’est au point que toute impression de vrai et que toute émotion sont guidées par une vision, un catéchisme et une propagande recopiés de tel film inspiré lui-même d’autres films estimés accessibles et vraisemblables, et que c’est, à ce contact perpétuel et à cet étalon inconscient, l’émotion réelle qui devient le fruit du film. Il n’est plus possible de rencontrer un motif d’affliction qui ne soit pas extrait du cinéma pour référence et justifié par lui, les gens ne rient et ne pleurent plus qu’en fonction de critères de fiction, s’émeuvent dans la réalité en accord seulement avec la permission ressentie à travers le cinéma de s’émouvoir en conformité avec les exemples, modèles et stéréotypes issus de films. Tous les motifs qu’ils estiment justes pour développer un sentiment, c’est tacitement du cinéma qu’ils les expriment, ils les tirent toujours de ce prétexte pour asseoir la légitimité de leur malheur, ils n’ignorent pas qu’un scénario en a révélé la misère avant eux et leur laisse l’autorisation de s’abandonner à tel émoi légitimé par un film en guise d’expérience ; ils copient la morale de cinéma, et ainsi deviennent cinéma eux-mêmes, le cinéma vole leur identité en les incitant à voler la sienne, ils ne devinent plus eux-mêmes ce qu’ils pourraient pleurer ou rire, ni quels états d’âme existent sans ce repère artificiel, ils ne sont plus dans leurs comportements que des personnages tant ils sont conformes à des intrigues et à des rôles ; ils ne savent plus qu’imiter et que feindre ; leur vie devient le succédané, pour reprendre Yates, d’acteurs convaincants. C’est pourquoi la morale d’une société du cinéma est essentiellement cinématographique, mais ce n’est pas du tout, comme on l’a cru et le croit encore, parce que les films tirent leur substance de la réalité, mais parce qu’ils constituent eux-mêmes une réalité empirique pour l’esprit des hommes en tant qu’expérience majoritaire dont on se sert comme exemples toujours plus majoritaires dans l’expérience de la vie. Rien de plus moralement convenu et prévisible, par exemple, qu’un fan de cinéma, et particulièrement de cinéma populaire, de cinéma sans art ni effort ; c’est similaire pour les livres, la base même du bovarysme : le cinéma imprègne l’identité, il la circonvient et la tue comme le lierre étouffe un tronc, bientôt les pleurs que vous répandez sont cinématographiques, imités sans le savoir, importés et similaires, et les plaintes qui vous servent à les soutenir sont cinématographiques, ils ne sont pas réels, vous ne pleurez pas pour des raisons tout déconnectées d’intrigues de cinéma, jamais vous ne produiriez autrement de pareilles langueurs que dans l’épuisement le plus désinhibé ; vos pleurs sont une comparaison, une imitation analogique, et, même à domicile, y compris dans l’obscurité de votre chambre, sont votre home-cinéma. Dans une société du cinéma, il n’y a pas d’émotion sincère, retenue, réfléchie : il n’y a pas d’émotion spontanée et authentique, d’émotions qui existeraient telles dans une société où le cinéma n’existerait. Le cinéma ne révèle pas l’âme humaine, non : il la comprime et banalise son produit, la standardise, en lui donnant un matériau confortable qu’il suffit de recopier pour se croire une « grande âme » comme celle des héros qu’on présente comme dignes de contemplation ; le cinéma vous greffe une âme de bobine et de plastique, greffe qui ne se rejette plus ensuite, qu’on ne saurait extraire sans arracher la plupart des tissus connexes. Nul ne sait plus ce que serait l’amour ou la peine sans les films qui nous inculquent le bien-aimer ou le bien-souffrir, la preuve, c’est que si l’on inspecte les siècles où le cinéma n’existait pas et n’avait pas encore posé son empreinte sur notre « nature », on est tout étonné de trouver que ni l’amour ni les larmes ne signifiaient la même chose, que l’« universalité » des sentiments et des affections est chez nous une homogénéité artificielle, et que les émois humains, non façonnés par « l’expérience » du cinéma, devaient se contenter des précédents de l’expérience véritable et vécue, c’est-à-dire que l’individu d’alors était toute autre chose qu’une créature à fixer, perpétuellement et de façon de plus en plus ineffaçable, au moyen de fausses images et de religions illusoires de troupeau. Moins varié, sans doute, était l’homme hors du cinéma, oui mais il était véritable, au lieu d’être un reflet pauvre et superficiel, c’est-à-dire, vu de quelque profondeur, un acteur pas tellement convaincant.

P.-S. : Dix mois après avoir rédigé cet article, la veille de le publier, je découvre cette citation de Jean de Tinan, extraite d’une lettre, illustrant psychologiquement comme le cinéma a succédé aux conventions sociales et probablement au théâtre dans l’imitation des affects, prouvant décidément qu’en 1895 le citoyen était déjà le Contemporain d’aujourd’hui. On dira que cela démontre que l’homme a toujours imité selon une image, plutôt même une imagerie, qu’il parvenait toujours à trouver dans son environnement sans que les arts modernes fussent en cause, à quoi je répondrai que c’est possible, mais qu’il conviendrait alors de limiter, dans l’intérêt d’une société attentive à l’authenticité des gens et des mœurs, tout accès influent par lequel un homme cesse d’être une profondeur pour confiner au mannequin – où le cinéma et la littérature, en-dehors d’une certain précaution d’usage, sont ainsi violemment des nuisances (c’est même un écrivain qui le dit) :

« Je crois que de moi et de ceux qui me ressemblent on pourrait dire qu’ils miment la vie au lieu de la vivre, en croyant la vivre – ils font des gestes – Ils baisent des mains, ou ils écrivent des livres, ils sanglotent d’amour, ou ils causent avec leur éditeur ; comme des Pierrots de comédie italienne. Ils ne sont même pas pas sincères ; ils miment. Et puis un jour ils s’aperçoivent qu’ils sont vides, qu’ils n’existent pas. Et ils continuent à mimer, par habitude, par paresse. »

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Une mule, un âcre pour l'esclave affranchi et simulacres pour les nouveaux consentants. De K. Dick à Baudrillard. J'ai vu les générations de jeunes hommes baignés de jeux, en proie au doute, blasés, empesés de paresses. J'ai observé les filles changeant leurs mimiques évanescentes anthropologiques et fidèles colonisées représenter et se mouvoir dans un drame permanent américain, jusqu'à jouir un oh my god, je suis choquée, c'est pathétique. Tout avant d'accepter le démarche du management pour accéder à l'emploi, qui n'est pas le travail. Alors ce nouveau siècle de l'Ouest déglingué, comme le soleil se couche à l'Ouest et se rêve en éveil par l'Orient, ce siècle agonise ses 700 ans épuisés par les contradictions de sa modernité. A se filmer on accélère la décomposition de sa propre crédibilité, précaires fantômes surjouant des délicatesses, des sensibilités issues du dressage. Nous sommes le cheptel figurant spectateur du faux village global, le consentement à notre réduction comme ticket d'accès restant la seule promesse tenue pour les masses. Béatement votre.
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