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Henry War
11 octobre 2022

Solitude : condition du progrès

Le progrès d’un être est considérablement ralenti par l’abondance et la préoccupation de son entourage humain : c’est la conclusion où je parviens en constatant combien nombre de philosophes et de littérateurs, et peut-être les seuls vrais, ont évolué dans un cercle très restreint de compagnons, voire sans aucune amitié. Notre grand tort vient de ce que le jeune âge adulte, où l’on est manifestement le plus accessible à des travaux et à des révélations réels, est celui où l’on quête avec acharnement la sympathie d’un environnement affectif qui s’installe dès lors pour longtemps, par peur du néant que l’on est : or, il suffit de parvenir à franchir cette première étape et se retenir de succomber à la solidarité et aux adhésions, et l’on obtient les meilleures chances de s’édifier durablement, mais une seule succombance aux envies de divertissement au sein des délassements amicaux, et l’habitude est durablement prise, souvent pour toujours ; on perd à jamais l’occasion de devenir quelqu’un.

On ne comprend pas encore ma dureté sans doute, je l’explique : une compagnie réclame toujours du temps, ou vous vous imposez par sa sympathie au moins partiellement l’abandon de certaines études qui réclament du temps ; l’esprit est ramené par elle à la pensée du plaire-facile, et sa considération incite sans cesse à se conformer ; ce qu’on gagne en sociabilité, on le perd en densité personnelle, l’ami fabrique inévitablement quelque copie de lui-même ; plus on s’attache, plus on se sacrifie à l’autel de ce qu’on a déjà sacrifié, on finit par abandonner, après cette inflexion, la substance de ce qu’on aurait pu être dans sa voie propre si on l’avait arpentée ; on finit même par supposer qu’être, c’est sélectionner parmi ce qui existe ce qui nous flatte le plus et en affecter la propriété ; tout ce qu’on prétend emporter de connaissance et de sagesse au moyen d’une heure de conversation ne vaut pas cinq minutes d’un livre ardemment consulté et méthodiquement entrepris. Chacune de ces précédentes assertions, certainement scandaleuse aux « humanistes » du jour sans identité et sans fond, sont évidentes à ceux qui ont éprouvé ne serait-ce que quelques mois l’édifiant et constructif effet de la solitude : après cela, on dispose de critères vraiment empiriques pour vérifier ce que vaut, pour la forge de soi, la parure d’une compagnie, comparée à une étude concentrée et égocentrique. Les bienfaits des amitiés seront toujours âprement soutenus par ceux qui n’ont jamais bénéficié de réclusion temporaire, et c’est au même titre qu’un amateur de télévision ou de manga défend sa dérisoire passion contre la littérature surtout parce qu’il n’a presque jamais lu un vrai livre. Ils ne peuvent ainsi mettre en parallèle des conséquences, sinon en pure théorie ; on soutient sa piètre foi uniquement parce qu’on n’en sait pas d’autres et selon des abstractions : est-ce qu’on soupçonnerait quant à moi que je n’ai point eu d’amis ? Travailler pour de vrai, rien qu’une fois en sa vie, tout en s’édifiant de son ouvrage, sert ensuite de boussole ou d’étalon à toute sensation de labeur et d’élévation : on s’aperçoit, déjà, qu’on n’avait jamais connu l’effort et l’apprentissage, malgré l’école et les jobs d’été.

Je sais bien que c’est peu flatteur pour ceux qui se reconnaissent de grandes dispositions sociables et qui s’en font leur principale vertu, mais pourquoi travestir la vérité au profit de gens même aimables ou inoffensifs qui n’ont pas acquis ou entretenu l’usage de leurs pensées ? On devine facilement le point précis par où une personne a cessé de grandir intellectuellement, et c’est le moment où elle est allée quérir des amitiés, par crainte de ne plus pouvoir se masquer à elle-même son insuffisance qui la terrorisait dans la solitude. Côtoyer, c’est s’abrutir ; il n’existe nulle objection à cette sentence : il faudrait par exception une coterie improbable de gens dont la règle serait de de ne jamais s’obliger, de se fréquenter le moins possible, de se fuir aussitôt qu’ils ne s’enseigneraient rien, ce qui advient, en général, au bout d’une vingtaine de minutes à peine. Qu’on examine combien les gens très sociables manquent de contenu, même s’ils sont agréables : où auraient-ils trouvé le temps de se fabriquer ? ils n’ont acquis que la science d’être comme les autres pour séduire ! Ils ont saisi des images de mode, puis ils les ont rapportées opportunément à eux-mêmes : la convention à laquelle ils se sont adaptés pour devenir des êtres sympathiques et cosmopolites, qu’on ne doute pas qu’elle est bien moins difficile à acquérir que l’imprégnation d’un ouvrage de véritable intérêt ; cette sorte d’intégration vaut environ, si l’on veut une comparaison, la stupide méthode en tant de parties d’une dissertation pour lycéen, et il n’existe guère de sage qui, pour aussi rétif et inapte à se plier aux politesses du monde, n’ait été extraordinairement charismatique et écouté comme le meilleur des amis.

C’est extrêmement logique, si l’on y songe, même en-dehors d’une prévention favorable ou défavorable aux hommes, et je m’étonne qu’on puisse encore tenter de nier rationnellement une telle évidence au prétexte de misanthropie : l’esprit se constitue par patience et par dialogue avec soi-même ; chacun sait combien une assemblée induit de temps perdu pour l’apprentissage, il suffirait d’interroger sur ce qu’on a acquis en sa présence, tout interlocuteur ne se sortirait de cette question qu’en gêne travestie par cette réponse universelle : « Mais il n’y a pas que des savoirs qu’on puisse tirer d’une conversation ! — Ah ? Alors quoi ? Dis-moi, toi, concrètement ou abstraitement, ce que tu as tiré d’ici. » (Silence contrarié). L’effort qu’on produit penché sur un écrit, le sien ou celui d’un autre, est infiniment plus instructif que tous les bruits de foule qui divertissent et dispersent… il faut vivre en brute partisane pour oser contester cela, il faut avoir cessé justement de s’écouter et se bercer de l’agrément d’autrui pour conception de l’existence, il faut privilégier le plaisir évaporé à la dure fabrique de soi, pour nier ce fait. Pourtant, aussitôt qu’on commence à vivre seul, le vide intérieur nous inquiète, et l’on tend à se réfugier dans le bain du multiple, une tristesse assaille qu’on remplit d’excuses, de nostalgies ou de mélancolies, on pleure en vain plutôt d’un changement qui nous oblige enfin à retourner péniblement en nous que d’une effective raison d’affliction, parce que l’état d’un homme seul, à bien y penser, n’a en soi rien de sinistre si l’on considère l’ébullition qu’elle permet ainsi que la vitalité qu’elle offre ; mais il suffirait d’un an d’un régime d’isolement volontaire pour réussir à se passer des autres en ne pouvant plus se passer de soi – c’est l’inverse du mouvement contemporain le plus répandu, où l’on tâche surtout à se méconnaître en se soûlant d’autrui. Alors, on a pris le pli de se charger d’augmenter sa masse gravitationnelle de principes et de réflexions, on ne cesse plus de combler le mépris de soi qu’on oublie ou qu’on fuit dans la compagnie, on s’enrichit pour ne pas vouloir se contenter de partager sa pauvreté avec d’autres, bientôt on ne se fait plus un prétexte de tendresse et d’amour pour se croire une puissance : comme on a l’esprit, on n’a pas besoin de se chercher un « cœur » dont chacun dispose – ce « cœur » n'est souvent qu’un esprit insuffisant qui s’écoute et se complaît, qui se préfère spontané c’est-à-dire peu dégrossi et sans instruction, pour se trouver une « valeur ».

Une société de la hauteur serait celle du célibat et des contacts parcimonieux largement érigés en recommandations morales : on s’encombre l’esprit quand on doit veiller à conserver des amitiés, on rend des visites, on s’habitue à des postures, on devient soi-même commun. Les gens se surprennent parfois des génies constants et croissants qui ont su poursuivre l’exploration de leur œuvre y compris durant le succès, au point qu’ils s’imaginent que c’est de surmenage que Nietzsche est devenu fou au lieu de syphilis ; ils ne se représentent pas comment on pourrait sans cesse progresser, ils y supposent un mouvement monstrueux, estiment qu’à un moment relativement précoce il faut se reposer dans son triomphe, et qu’il est « naturel » ou conforme à l’humanité, passé un travail considérable, de se retirer dans la facilité, admettons, au-delà de trente-cinq ans. Ils n’ont plus l’exemple d’un effort prolongé, n’y croient pas ou admettent que c’est mal de donner ainsi l’illusion que chacun en serait capable, les pauvres ! On suppose qu’il faut bien, tôt ou tard, « profiter du monde » et « s’arrêter » dans quelque élan, ou c’est risquer d’être considéré en ermite, en bourreau, en insomniaque ou en monomaniaque, en malade : il y aurait dans la persévérance de travail au-delà de l’obligatoire quelque chose de monacal et de misanthrope, on n’arrive pas à imaginer – sans parler d’imaginer avec faveurs – de quel genre d’esprit bizarre il faudrait être pourvu pour d’œuvrer vraiment et s’accroître perpétuellement, sans limite ni contentement, c’est-à-dire pour continuer d’être, et d’être seul, et s’abstenir d’être accompagné. Chez nous, le travail n’est qu’une préparation au repos, et le repos, quand on y réfléchit, est presque toujours étroitement associé à un espace-temps du pluriel : on se « repose en famille », on se « repose entre amis », on « part en camping pour se reposer » ; le repos ici implique une présence ; c’est ainsi à se demander si le lieu professionnel n’est pas aussi par là-même un endroit de repos pour l’esprit, notamment pour tout ce que la routine y conditionne de nos jours en passivité intellectuelle. Mais le désir d’une espèce de cellule pour se recentrer, lire et écrire, n’est pas assimilé au repos : c’est incontestablement intempestif, un tel renoncement au divertissement des foules ! Or, le repos, en notre société, est un commandement moral : on regarde avec suspicion et désaccord la femme qui abrège son congé maternité.

On devrait n’admettre nulle péremption pour cette forme d’effort – le développement de soi –, mais c’est à condition bien sûr qu’on l’ait initialement entreprise, ce qui n’est d’aucune évidence quand on mesure combien un étudiant de nos jours peut « réussir » facilement sans ressentir aucune « surchauffe » de son esprit ni se démettre de ses distractions amicales. Il faut plutôt, après avoir réinstruit socialement un certain criterium de qualité c’est-à-dire un véritable défi par émulation, enseigner aux jeunes gens à franchir avec bravoure, au début de rigoureuses études, le douloureux moment du sentiment de déprime que leur communique l’isolement : là il faut être résolu et aller hardiment au comblement de ses lacunes. Semblablement, nombreux sont ceux qui cherchent l’amour à un degré d’inexpérience où ils devraient avoir scrupules ou honte d’espérer être aimés pour le si peu qu’ils sont : alors prennent-ils le parti de feindre, ils séduisent c’est-à-dire qu’ils s’arrangent pour présenter les signes d’une surestime à dessein de conquérir ce à quoi autrement leur état actuel de vacuité ne leur donnerait pas droit. On apprend à s’épanouir sans mari quand, enfin divorcée, on est parvenue à exister seule quelques années par-dessus le regard torve des gens et celui que longtemps on leur emprunte pour se juger soi-même : c’est la même chose pour le jeune adulte qui devrait se rendre compte de l’opportunité dont il jouit de pouvoir enfin abonder librement son être, mais qu’on n’aide jamais à s’en rendre compte, qu’on n’encourage guère à se fortifier dans l’étude, et qu’on culpabilise même parce qu’au sein d’une société d’imbéciles il constitue une humiliante anomalie. On lui représente sa situation comme un malheur : il pourrait être heureux de cette occasion de se remplir l’esprit et de se galvaniser de juste orgueil, mais au moment même où il doute, on lui indique des remèdes comme s’il avait tort de se découvrir et de devenir quelqu’un : il faut sortir, aller trouver des amis, fréquenter des filles… c’est ainsi qu’on a fait soi-même, et l’on est si heureux, si bêtement heureux depuis de n’avoir réfléchi à rien et de n’être demeuré personne ! Ce sont les conseils de gens qui ne comptent pas pour un, ce sont eux qui jubilent aux mariages où ils sont invités !

La morale de la grandeur, c’est l’enseignement vaste de la plus grande solitude possible, jusqu’à ce que la solitude ne soit plus la différence honnie et conspuée, mais, en une société du mérite, la norme légitime, et peut-être le proverbe. Chez nous, on use mal, c’est-à-dire trop peu, de sa liberté, jusqu’à en faire croire l’usage étrange et malsain : on ne s’en sert plus à peu près que provisoirement dans l’espérance de s’en défausser, de se la confisquer, comme un bien qui vous brûle les mains et dont il faut instamment se débarrasser, comme une vertu qui nuit et qui afflige ; on finit par créer collectivement, comme par consolation, une moralité du prisonnier abruti, du servage content, du solidaire imbécile, on veut à tout prix que l’isolement soit une variété de handicap ou de danger mental, de sorte qu’on redoute de se composer par étude et que sa voix intérieure devient un sujet d’effroi au même titre que l’ami imaginaire, celui qui parle à travers la bouche des enfants, effraie l’adulte. On ne se constitue plus par extraction de conférences avec soi-même, on devient l’objet disponible et modulable de tous, res populi, créature de la communauté, garçon ou fille publique. L’assise d’une civilisation de profondeur, c’est la recommandation sanitaire de la solitude, le contraire signalant la décadence des mœurs par l’effacement puis la disparition considérée comme morale de l’individu.

Je suis moi-même un peu ce monstre, je l’avoue, égoïste et distant : même en famille je suis moins impliqué qu’en moi-même, moins disponible aux autres qu’à l’écoute de mes idées ; je réponds à mes stricts devoirs, mais je ne m’y enfonce guère ; mes enfants me savent fiable pour le principal, détaché pour l’accessoire, ils me devinent une énigme hautaine, ne dérangent pas sans crainte mes études, et sentent que je me respecte davantage que je n’aime ; je promène quelque chose de lointain, d’austère, de pensif ; j’ai conservé et même renouvelé mes usages de célibataire, il n’est pas rare qu’une notule griffonnée sur un morceau de papier ait priorité sur une discussion que je quitte à l’instant ; ma femme s’est assez résolue à ma silhouette dure au moyen de je ne sais quelle conception qu’elle s’est trouvée de ma singularité, me jugeant un génie un peu autiste ; il m’a cependant fallu un entraînement considérable pour venir à bout de ma propension à ne faire et ne penser qu’une chose à la fois, à multiplier les actes sans y paraître absorbé, et c’est parce que j’en ai triomphé que je suis capable à présent de soutenir mon rôle domestique, actif et accommodant au milieu de réflexions secrètes denses et qui ne se devinent guère. J’ai quelquefois lu a posteriori des anecdotes sur des auteurs que j’admire et qui avaient ce genre de comportement isolé, comme retirés en eux-mêmes ou aptes aux dédoublements, je ne tâche pourtant pas à les imiter ; seulement, chacun d’eux a ardemment désiré ne pas s’aliéner son être et son intimité, et il y a trouvé ses techniques, comme celle de se préserver, avec une ferme autorité, durant des heures quotidiennes hors de toute obligation familiale pour écrire. Cette discipline qu’il faut imposer froidement à son environnement est une exigence précieuse qu’on ne saurait plus révoquer, passé plusieurs mois à s’en perfectionner : par comparaison, on perçoit trop la déchéance juste après ne faire que végéter dans des troupes, car l’âme, avec une évidence brutale, s’en sent cruellement abaissée, il faut alors impérieusement en soi un excitant supérieur à tous ces engagements publics, stupides et fades.

Décidément, la qualité d’un individu se forge dans la solitude : oui, mais l’inconvénient majeur de cette doctrine, c’est qu’il faut déjà être un individu pour s’en apercevoir et la révérer !

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