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Henry War
28 novembre 2022

Inanité des vérités subjectives

Toute assertion se vérifie selon certains critères ou bien elle ne mérite que d’être réduite au silence. Jusqu’à présent, on a considéré avec assez d’automatisme qu’il existait une grande quantité de faits subjectifs et que ces faits, même départis de modalisation consistant à présenter une réalité comme relative ou douteuse, valaient quand même d’être exposés et considérés, de façon à alimenter nombre de discussions sans fondement. Mais en vérité, les réalités subjectives se mesurent et s’évaluent, s’échelonnent en intensité et variations suivant des normes, et c’est seulement, quand on argue de l’impossibilité de les trancher, parce qu’on n’a pas encore établi ou voulu établir ces normes qu’on estime ces réalités inappréciables. Le cas typique, c’est celui où l’on juge, au terme d’un débat, lequel des orateurs l’a emporté : on prétend que c’est relatif et sans vérité nette parce qu’on ne fait pas l’effort de poser des lois méthodiques et rationnelles sur l’argumentation, et l’on s’en tient à une « impression » – autrement appelée « intuition » ou « conviction », ce qui est environ la même chose – donnant le sentiment de relativité qui rassure sur son propre défaut de pertinence, qui apaise sur son incapacité à résoudre un problème, et qui est censé permettre une vaste latitude de conversations sans que quiconque se sente par trop manifestement discrédité ou exclu. C’est comme de juger entre deux sacs de billes opaques et semblables lequel comporte le plus d’unités sans disposer de moyen d’en estimer finement le nombre. Pour toute proportion dont on ne bénéficie encore d’aucun critère de mesure, on préfère dire qu’elle est subjective : or, ce n’est pas parce qu’on a du mal à fixer d’emblée le nombre de billes dans le sac qu’il n’y a pas en effet un sac davantage rempli. Mais je devine qu’on voudra que cet exemple, parce qu’il relève des mathématiques, ne reflète pas ce qu’on entend par l’idée de sciences relatives ou subjectives, et notamment de sciences humaines : on aura pourtant tort. On se figure simplement que les mathématiques sont bornées et vérifiables, indiscutables grâce au recours aux nombres et aux équations, et l’on pose que ce qualificatif de science « dure » se fait à l’exclusion de ce qui ne se présente pas sous une forme comptable simplifiée : c’est à mon sens une confusion flagrante des causes et des conséquences en ce qu’il est fort logique et même nécessaire qu’avant qu’on se penche sur les problèmes mathématiques, nul théorème écrit ne servait à les représenter, par conséquent on eût pu alors les considérer comme des relativités au sens où l’absence de formules ne permettait pas de les circonscrire. L’équation « comptable » (ou quel que soit le nom qu’on donne à un système de symboles utile à démontrer un fait ou un phénomène) est le fruit d’une généalogie appesantie de la recherche, pas du tout une propriété inhérente à la chose étudiée (sauf, bien sûr, si ce fait ou phénomène n’existe pas, alors l’équation incontestable est impossible). Mais reprocher à des faits rationnels de n’être pas transposables en termes scientifiques et systématiques revient à penser par exemple que c’est par nature que les sons n’appartiennent pas au domaine des sciences tant qu’on ignore leurs fréquences d’onde ou leur écriture sur une portée musicale. Il ne fait aucun doute pour moi, par exemple, que la psychologie obéit à des principes en nombre limité parmi ceux que j’ai longuement décrits dans mes analyses psychopathologiques du Contemporain, et qu’on pourrait tout aussi bien figurer ces principes sous la forme d’équations comme cela s’est déjà fait par exemple s’agissant de la linguistique. On prétendra que le caractère expérimental de la psychologie laisse à désirer en ce qu’on ne cherche pas à reproduire les effets qui ne se réalisent que dans certaines circonstances ; en d’autres termes, on admet en psychologie qu’une cause, selon le sujet, peut ou non conduire à conséquences, mais qu’il serait inhumain dans bien des cas de le vérifier, donc on croit s’en tenir à une incertitude ; mais n’est-ce pas exactement la même chose avec la médecine qu’on n’associe pourtant pas pareillement à la relativité ? On sait qu’un produit est nuisible à l’homme, on ne tient pas à le vérifier régulièrement en pratique expérimentale. Je crois que depuis Popper, on a confondu les concepts : une science « absolue » ne se définit pas par sa reproductibilité à volonté – rien ne serait plus faux que de tenir l’astrophysique une matière subjective au prétexte qu’on ne peut, sur-le-champ et à la demande, fabriquer un trou noir –, mais par la répétition réelle du phénomène observé et décrit même au passé ou par longs intervalles, mais, aussi, par l’étroite cohérence que ce phénomène, même insensible directement, induit avec un système de relations perceptibles et déjà fermement expliquées.

Ainsi, au même titre que la psychologie, un examen approfondi démontrerait, je pense, que la douleur, qu’on admet en général parmi les sensations hautement subjectives et d’intensité variable selon le sujet, n’est pas absolument indécidable mais seulement relative à l’expérience de celui qui souffre et qui a acquis plus ou moins de résistance et de distance au mal, de sorte que mise en rapport avec la « teneur » de l’individu, on doit pouvoir mesurer bien objectivement la douleur en dépit de ses impressions de bizarreries fluctuantes, à la façon dont une poignée de médecins anesthésistes ou réanimateurs savent déjà le faire en analysant, au moyen d’autres signes que la plainte du patient, les indices qui signalent qu’une personne a particulièrement un besoin de produits antalgiques : l’expérience, réitérée au passé, démontre à l’entendement du médecin que certains signes systématiques sont des indicateurs précieux de l’intensité objective de la douleur, bien qu’il n’aspire nullement, pour le vérifier, à provoquer encore la souffrance.

Surtout, ce qui plaide le plus pour l’indécidabilité à perpétuité de certaines disciplines, c’est l’incertitude que leurs résultats ont apportée, davantage que leurs apports, de sorte qu’on voudrait que cette grande latitude démontrât leur manque d’absoluité ; mais on raisonne à faux, car dirait-on que la biologie, quand elle ne se vérifie pas, est relative ? non, on dirait qu’elle se trompe. Le problème des sciences humaines vient de ce qu’on s’est habitués à leurs défaillances au point de croire que c’est par principe qu’elles ne se résolvent pas et demeurent pour toujours sans solution tranchée, quand elles n’ont pas carrément tâché d’établir dès leur fondement qu’il était impossible de les vérifier à dessein de couvrir leur charlatanisme. Mais comment ne pas soutenir que tout ce qui est bon se justifie, que tout ce qui est réel se mesure, que tout ce qui est vrai obéit à des règles de vérification, et qu’on doit disputer de tout cela sur la base de critères explicites et solubles ? « Quoi ? Il existerait donc, selon vous, une science du cœur ? — Bien sûr ! l’amour s’explique très bien quand on s’y penche ; j’ai déjà indiqué l’origine d’amours particulières sans être démenti. — D’où vient alors, Monsieur le savant universel, que l’amour ne s’applique pas de la même façon selon les pays et coutumes ? — C’est vrai, ce sont justement des critères qu’il faut apporter à la généalogie de l’amour : pays et coutumes. Vous voyez que vous progressez. À ce rythme, vous parviendrez bientôt à dresser la liste de ce qui règle l’amour, vous établirez ses lois, et peut-être verrez-vous que la liste n’est pas si grande ou du moins que parmi elle certains facteurs sont déterminants et d’autres seulement adventices comme cela se voit dans la plupart des sciences. — D’où viendrait donc, à vous en croire, qu’au sein du même pays et du même ensemble de coutumes l’amour ne soit pas toujours strictement dirigé vers la même personne et de la même façon ? — C’est également bien observé : il faut donc chercher d’autres critères dans la psychologie de l’amant, et probablement dans les données relatives au sentiment de la valeur personnelle. À petits pas, nous arrivons, vous le voyez bien, à proposer une “équation de l’amour”, au même titre que nous pouvons en proposer une autre permettant d’expliquer les effets différents de la gravitation sur la Terre ou sur Mars. »

Le problème, surtout, à l’origine de la question du savoir objectif, c’est que décidément les gens ont perdu l’envie, sur certains sujets et même sur la plupart – car la somme des vérités « subjectives » paraît bien plus vaste que celle des vérités « dures » – , de creuser leur esprit et de s’interroger sur des causes et des relations logiques. Ils préfèrent feindre que ces sujets ne sont d’office pas accessibles à la science et dépendent de facteurs indiscernables, ou infinis ou « chaotiques », ceci afin de s’épargner le désagrément d’y réfléchir avec résolution et méthode. C’est pourquoi le Contemporain résiste à s’extraire de son amateurisme et aspire à demeurer un généraliste : sans cela, il serait contraint d’approfondir. Et ce n’est pas vrai par exemple qu’un économiste excellent ne peut prévoir les fluctuations de la monnaie d’un pays ou des finances de ses habitants, c’est seulement, s’il n’y parvient pas, qu’il est un économiste failli, qu’il n’a pas su considérer les données dont il dispose dans le sens d’une réalisation, ou que sa méthode repose sur trop peu de données sûres. Et je ne vois ainsi aucun domaine où une étude sérieuse ne puisse mener ou à l’établissement d’une vérité inattaquable dans les formes appropriées d’un « calcul », ou à l’anéantissement de ce domaine par incapacité à soumettre ses facteurs à une généralisation vérifiable. Pour s’atteler à ce type de problème avec science, on doit commencer par voir que ce qu’on place sous les noms de raison et raisonnements, faute d’éclaircissement et d’unanimité, est en général si disparate et désorganisé, si indistinct et implicite, qu’on refuse de s’y accorder avant d’entreprendre une analyse : communément, on ne se résout à définir nul fondement, on refuse toute tentative d’apporter des critères communs et absolus, de sorte qu’on est encore loin de « s’opposer », simplement on refuse de s’entendre dans les principes mêmes. Or, c’est exactement où se situent les domaines qu’on estime « subjectifs », c’est-à-dire partout où l’on refuse de dévoiler des critères ; ce ne sont donc pas les domaines qui sont indécidables, mais les acceptions que le vulgaire y place pour y déterminer sa décision et qu’il s’empêche de fixer uniment. Pourquoi ne pas débuter, en toutes ces matières soi-disant implaidables, par se mettre d’accord, sans ergoter en sophiste, sur ce qu’on juge bon et vrai ? Si l’on s’y refuse, c’est qu’en fait, tout ce qu’on présente comme trop subjectif pour être analysé signale l’abandon de l’effort dans l’examen d’une situation, et aussi bien le refus que le profit du péremptoire dans le jugement de cette situation ; autrement dit, il importe particulièrement à un paresseux de tenir à la fois à son droit à prétendre que tel orateur a gagné le débat et à ce qu’aucun savant ne puisse méthodiquement le réfuter et le frustrer de sa prétention à parler faux.

Semblablement, souvent j’ai tenu des controverses sur la qualité de tel livre, et toutes se sont résolues par ce que mon contradicteur ne consentait jamais à expliciter des critères solides pour qualifier une « bonne littérature » : ils se sont tous dérobés à cet exercice pourtant capital, le seul par lequel nous pouvions trouver une chance de nous entendre – il ne faut pas déplorer que toute science soit subjective lorsqu’on refuse à ce point d’en déterminer les axiomes et les lois. Fréquemment, j’ai reçu pour réponse qu’un bon roman est celui qui procure du plaisir, à quoi il ne me fut pas difficile de rétorquer qu’ainsi mon interlocuteur n’avait pas à parler d’un « bon roman » selon lui, mais seulement d’un roman « qui lui plaît » – en quoi la conversation eût été achevée sur-le-champ, car on devine que la notion de bons ou de mauvais implique, à la fois dans le langage ordinaire et la pensée de l’énonciateur, au moins des critères objectivables. Alors, pour ne pas être en reste, mon opposant exigeait que ma position fût celle de l’élitiste et du sectateur obtus, à quoi je demandais résolument : « Quel critère, selon vous du moins, fait un bon livre ou même un livre plaisant ? Nous verrons de ce départ si nous pouvons discuter ensemble. » C’est de cette façon et d’aucune autre qu’on peut ainsi se ranger explicitement sous l’indice ou par exemple d’un auteur consciencieux et appliqué, ou d’une intrigue subtile et astucieuse, ou d’une originalité de vision et de conception, ou d’une facilité d’accès et d’une esthétique populaire… Et pourquoi pas ? toutes ces conceptions au moins clarifiées se discutent. Mais l’opiniâtreté avec laquelle, contre un critique spécialisé, on tient surtout à ne pas débattre d’un moindre critère de vérité, est ce qui favorise toujours la thèse de la relativité de tout, et du relativisme en général, et traduit le refus ou l’évitement même de débattre. Car des critères se confrontent, certains sans nul doute l’emportent, au même titre que pour juger des ingrédients d’un plat on peut se fier à sa couleur ou à ses saveurs : l’un vaut probablement mieux que l’autre – c’est tout pareil pour un livre. En ces questions il ne s’agit pas, contrairement à ce qu’on dit pour se débarrasser de la réflexion, de juger un goût particulier, mais bel et bien de confirmer premièrement si ce goût correspond à la réalité de ce qu’il y a à juger, c’est-à-dire si ce goût et en cohérence avec certains principes qu’on doit chercher à justifier s’ils sont contestés. Ainsi, si l’on me rétorquait, pour un roman, qu’on le juge « bon » parce qu’il réalise des sentiments forts, d’abord chercherais-je à vérifier si ce roman réalise en effet des sentiments forts, ensuite m’interrogerais-je si ce critère de « sentiments forts » est un critère supérieur pour juger de la qualité d’un livre. Mais, en aucun cas, il ne s’agira à toute force de prétendre que la beauté d’un livre est par nature indéfinissable, car cette beauté est du moins qualifiable pour autant qu’on admet qu’elle existe, et pour la penser qualifiable, il est nécessaire qu’on s’y figure des critères – encore pour cela faut-il n’avoir pas craint de se donner la peine de réfléchir.

Qu’on lise ainsi mes Discussions depuis le temps qu’elles existent : on n’y rencontrera guère, en dépit de ce que beaucoup profèrent quant à la relativité des vérités philosophiques et à leur caractère de perpétuelle indécidabilité, d’assertions qui puissent être renversées, et j’ose affirmer qu’on ne m’a jamais contredit et que je suis difficilement réfutable – on m’a toujours plutôt opposé des intentions que la réalité et la logique de mes déclarations. C’est exactement de cette manière que je fonde mes théorèmes de sciences humaines : non seulement je modalise comme je le dois quand je ne suis pas sûr, mais je les présente comme des relations strictes de cause à conséquence puisque j’exige que leur enchaînement ne tolère aucune faille logique. Je veux qu’à chacune de mes phrases, un contradicteur honnête puisse dire, en tout point comme après une progressive résolution mathématique : « J’aurais préféré là-dessus que vous ayez tort, mais vous avez démontré. C’est incontestable, désormais. Je suis vaincu sur ce point. », et s’il n’y avait, installé jusqu’aux fonds sous-jacents du contradicteur, le présupposé traditionnel que les humanités peuvent éternellement se contredire, beaucoup de mes sceptiques agiraient ainsi humblement et n’auraient pas la vanité épuisante de prétendre sans preuve décisive avoir encore raison, tandis que je suis à chaque instant tenté de me ranger face à un débatteur perspicace et sage auquel je ne reconnais nulle faiblesse de raisonnement – mais on est malheureusement entretenu dans la pensée qu’un théorème philosophique peut être détourné par de la mauvaise foi parce que tout pourrait y être soutenu et son contraire, ce qui n’est en réalité pas plus vrai en mathématique qu’en humanités. Et je n’ai jamais admis dans le cours de mes réflexions, par exemple, qu’il y a de l’illogique dans les phénomènes humains, qu’un sentiment né de l’absurde puisse constituer une base saine, comme l’amour qui n’est pas du tout un arbitraire comme on le veut croire ; c’est ce qui m’a valu de ne jamais faire de prédictions erronées. Une origine de dispute, c’est toujours l’erreur de part ou d’autre, même pas un « malentendu » – un malentendu est un mal-pensé ou un mal-dit. Il existe bel et bien une vérité plus exacte, il existe bel et bien une valeur plus haute, il existe bel et bien un être plus admirable, tout se vérifie en supériorité selon certains critères et… il existe bel et bien un amour qui vaut davantage qu’un autre selon des facteurs où l’on pourrait s’entendre si l’on osait les exposer et en débattre : il ne s’agit que d’établir avec rigueur, avec un sens des priorités effectives et le plus d’exhaustivité possible, la justification rationnelle de nos perceptions, de nos pensées et de nos actes ; il s’agit notablement de s’admettre insuffisant, dans les disciplines où nous ne savons pas grand-chose, à juger en-dehors de notre portée, ce qui ne revient point à établir qu’aucun jugement ne peut être établi, absolument, sur ces matières. Si un goût particulier, fantaisie ou préférence, n’est certes pas une science, pourtant le goût aussi relève de critères qu’on peut présenter scientifiquement et avec raison : il ne s’agira pas à la parfin de vous imposer la température de votre chambre, mais on saura expliquer pourquoi vous en aimez mieux telle. C’est comme le mensonge : vous aurez toujours le droit d’en faire, ainsi que de nier que vous en faites, mais nous saurons prouver quand et comment vous en faites. Cela embarrasse toujours quelque peu les sots qu’on puisse démontrer les raisons et les torts, mais c’est pour rendre la vérité plus atteignable, et pour que l’humain se développe en son ensemble, quand au contraire l’imbécile préfèrerait qu’il en sût déjà assez, faute d’aspirer à de plus grands efforts pour atteindre ce qu’il ignore. Qu’on se méfie plutôt des relativismes qui se généralisent en proverbe et qui ne servent même pas, comme on le dit, à s’épargner des désaccords seulement tus : c’est assurément le prétexte à stagner quand une société, refusant d’admettre qu’il y a des vérités donc des non-vérités et qu’une proposition ne saurait être que vraie ou fausse, sombre dans la paresse, parce qu’aucun des hommes qui la composent ne veut plus se servir de sa raison argumentée et dialectique pour juger une chose. En quoi certainement le relativisme systématique est l’un des tout premiers symptômes d’une société décadente qui refuse de penser.

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