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Henry War
4 décembre 2022

Saccades

Est-ce relatif à la conformation des chairs et des entrailles ? Presque tous les plaisirs du sexe dépendent du rythme et des ruptures ; le registre jouissif et orgasmique du corps exacerbé est celui d’une violence à la fois progressive et syncopée, – dissonance et contraste, contraction et dissociation. La lascivité longue, régulière et ondoyante des caresses et des frottements où se forment la confiance et l’abandon, aspire encore après elle, pour le fantasme et pour l’extase, à des interruptions et variations selon lesquelles les effets de surprise, brutaux, brisés, tels des exaspérations paroxystiques, bouleversent en audaces indécentes et invasives : ainsi l’amant supérieur dispose-t-il d’une sollicitude extrême pour vos meilleurs chocs. Le traumatisme n’est jamais loin après l’emparement : l’acte d’arrêt d’un accompagnement suppose un effroi désiré et provisoire, une tension, comme le spasme subi issu d’un spasme volontaire. Des muscles se mettent en branle quand d’autres se contractent aussitôt sous leur influence : les cadences sont régulièrement rompues, permettant l’accès à des inconscients, libérant le jeu profond, celui qui offre à l’individu prétexte à s’épancher. Le sexe, qui est physiquement un mélange de frictions et de heurts, se module des brisées intermédiaires qui en constituent les transitions : il faut en quelque sorte « vouloir que ça finisse », il faut vouloir « finir son partenaire » pour changer de mêlée et d’angle, une sorte de hargne peut-être affectueuse se distingue de ces cessations ; il réside en ces prises et en ces râles un désir de maîtrise et de conquête qui justifie la possession. Des intentions et des souffles signalent un combat consenti, un simulacre de bataille, des sièges alternés ; c’est toujours largement dans les rythmes que se perçoit ce combat pour la reddition. Comme une grammaire musicale, un solfège des sciences sensuelles et du rut, il existerait un tracé scriptural de la part subversive des accélérations et des affolements qu’on impose ou qu’on prend, et cette écriture analysée révélerait le point de défaillance propre à chaque être, un phrasé de séquences qui plient et explosent, tantôt étendues, tantôt cassées, irrésistibles au métabolisme et à une mentalité en particulier. L’âpreté et la soudaineté font un complément indispensable, pour le plaisir, au prolongement des efforts glissés, au point qu’un tel prolongement, au-delà de l’attendu d’une certaine endurance considérée comme normale, peut s’entendre et se ressentir aussi, à défaut de changement réel, comme l’expression d’une soudaineté âpre : l’étonnement que suscite une vigueur tient alors lieu psychologique de changement ; c’est que la saccade, au fond, est avant tout la variété d’un imprévu.

Même à défaut de s’en servir pour manipuler quelqu’un à l’orgasme, on ne saurait écrire justement sur le plaisir et en traduire la fièvre, la réalité même, ses usures et ses sursauts, sans rendre compte des mélodies composées de la fluidité et des heurts, mélodie qu’une modulation de la syntaxe et des sonorités doit pouvoir reproduire avec fidélité, comme une transposition d’actions et de pensées en verbe, et même de toutes les souterraines brûlures et tentations coïncidentes au sexe : c’est l’étude exacte à laquelle se consacrera un éroticien minutieux et ambitieux, enfin quelque artiste pornographe – il nous manque un premier essai pour une telle écriture. La chaleur envoûtante et répétitive, la presque implacable machine de la montée du plaisir, avec ses ahans intermédiaires et ses susurrantes, agaçantes et nerveuses caresses, comme une obstination impassible méprisant la quasi souffrance liée à l’humanité d’organes gonflés et rougis patiemment, où les odeurs intimes baignent maintiens et constances, où les mâchoires ouvrent et ferment des désirs montants et des plaisirs inassouvis, on devra les alterner avec les soudains hoquets occasionnés par les engloutissements et les prises cruelles, par les assauts improvisés relevant de la lutte et de la perversion, par les possessions-au-delà et les offenses interdites qui étonnent et brisent le souffle et le corps, tout résistance, en des putain-mon-Dieu d’Impossible à la limite de l’angoisse et de la satiété, tout ce qui se situe à l’extrême arête des facultés d’endurement et des délices inavoués et bien pris. Qu’ainsi le lecteur, en esprit, par des insertions pleines et subtiles d’une frénésie sensible et insensibilisée d’ébats entre attendus et décalages, perçoive successivement l’inlassable espérance de l’apogée dans le mouvement qui approprie et qui appelle, ainsi que le vertige sidérant dans l’exception dont le choc remet et exagère : le style juste, ardent, contagieux et transcendant, d’une imagination haute jusqu’à la peinture des réalités enfouies, jusqu’à la suggestion des motivations et aspirations inouïes à la conscience ordinaire, à la conscience publique et décente, jusqu’à la réalisation surprosaïque d’émotions indécelées dont la révélation sert de support à l’assomption des profondeurs, se chargera de ces deux extrémités – même, on jouirait mieux après de tels textes, on assumerait davantage la composite vitalité du réel. Spécialement un poème érotique, en pièce littéraire de suprême densité, rendra avec envoûtements ces principes d’une langueur interminable et d’une âpreté scandaleuse – répétitions, progrès, brusqueries et excèdements –, il traduira comme une étourdissante et efficace partie de plaisir est une composition de l’Insistance et du Sursaut, de la Fusion et de la Refonte, de l’Invasion et de l’Envahissement, du Vouloir et du Viol, suggèrera avec justesse les variétés fauves et amoureuses de sensations physiques et psychologiques qu’impose et suscite le maître ou la maîtresse en excitations multiples. Lascif et puis lubrique, frénétique et de nouveau voluptueux, c’est toujours, je trouve, cette modification de fréquence qu’implique le changement de position selon qui le commande : le désir d’une forme de rupture dans une forme d’endurance. Et sitôt qu’une moindre lassitude s’installe, qu’un partenaire a ne serait-ce que le temps ou le loisir de penser à la durée de tel assaut, qu’un paradis éternel envahit trop la piquante diabolité des stimulations, il importe à l’amant comme courroucé d’en modifier instamment la trajectoire pour qu’un choc surprenne la relative acclimatation, et pour excéder ainsi l’émoi d’une sorte d’outrage. C’est peut-être plutôt le rôle de l’homme qui a davantage besoin de se contrôler pour prolonger le coït ; mais la femme peut à sa manière provoquer de bien des façons, inspirer des envies de vengeances, exciter des idées, aussi bien par des appels, des poses, des indifférences affectées que des cris surmenés – il n’est pas indispensable, comme on sait sans doute, d’alterner toujours des contorsions délicates avec des affectations outrées, et il suffit parfois d’un mot ou d’une pression pour affoler odieusement et induire la pensée sourde et désarmante d’une subversion. La réification, façon de tourner le partenaire en objet et même en son objet, est notablement, après les égards suaves et attirants, après maints préliminaires établissant une onde commune en accordant les volontés, une représentation tangible de heurts susceptible de bouleverser un certain rapport et d’inspirer un vertige et une reconsidération de son rôle et de son état : de telles subtilités, exprimées souvent sans y réfléchir (elles impliquent pourtant une certaine préparation mentale), altèrent la monotonie chaleureuse des glissements en amenant dans la pensée le sentiment assez impromptu d’une « hiérarchie », tandis que jusque là le « partenariat » était d’emblée reconnu. En modifiant la conception fantasmée de la position relative des amants, par exemple en introduisant l’idée d’une sensible et acceptable rupture de sécurité ou d’égalité, on induit la saccade qui réveille le sens, interrompt la banalité d’une copulation, et qui nécessite une adaptation de soi, où l’expérience réitérée ne suffit plus tout à fait à seulement comparer des sensations et où les facteurs d’imagination et d’initiative insèrent l’admiration inédite et la surcharge esthésique dans l’émotion continue. La presque angoisse que suscite le franchissement des codes de la vie publique contribue à ce double plaisir de tête et de corps, à cette altérité, à cette démesure, à cette assomption : par la pleine force ou par la pleine faiblesse, on ose ; cette audace est exutoire, on s’adonne, on s’accomplit sans morale loin des jugements qu’on oublie ; on est bien d’être « à fond » quel que soit ce qu’on décide et dans un bain qui vous envahit sans un doute ; on devient ; cette primale certitude, éloignée des doutes et presque de la pensée, est la sensation d’une victoire pour soi, d’un triomphe du soi, extase d’un être qui est tout entier ce qu’il fait. Et non seulement cela, mais l’acte donné comme l’acte reçu valorisent, l’actant gagne en délicieuse sensation de puissance et l’agi en impressionnante soumission de valeurs additionnelles, les deux se regardent jouir et faire jouir, et intérieurement autoscopés, ils s’en font jouir et en jouissent, parce qu’en se voyant donner l’un se donne à lui-même de l’orgueil, et en se voyant recevoir l’autre doit attiser sa tendresse en permettant, et donc son extase. C’est exactement en quoi l’orgasme est plaisir réciproque : la défaillance de l’un sublime l’effort de l’autre, communique à la satisfaction de chosifier un être en le rendant victime des effets de sa volonté, établit à cet instant une forme de résistance fière et solitaire pendant que l’autre se tend à l’écoute de son seul corps, s’y perd et disparaît, comme morfondu, évanoui, couché dans des spasmes et dans des draps ; c’est preuve symbolique de réussite et de hauteur que d’établir ainsi de violents mouvements hors de soi et d’en demeurer, comme maître, en quelque sorte stoïque – de quoi justement revigorer le désir et ne plus rester à cette distance ! C’est le paradoxe avec toutes les marques et expression du confort en amour : elles poussent à des arrêts et à des sursauts, à des dangers ou à des risques, qui contribuent aussi au redoublement du plaisir ; en sexualité, un confort trop uni agace et énerve, il est en sa stupeur une provocation, appelle à des retournements, à des bouffées, à des profanations, car l’amant, sous cette pourtant agréable douceur qu’il prodigue, ne se sent pas « marquer » l’être et flageller son âme ; à moins d’être d’une patience, ou d’une adresse, ou d’une vigueur exaspérante, il aspire à réveiller cette tranquille somnolence de la jouissance passive, réclame que son empire soit, dans l’orgasme, pour davantage que les contacts fluides et mécaniques de son anatomie, il exige que sa volonté commande et non juste son sexe – la sexualité, quand elles se veut triomphante, est une autorité au bénéfice des plaisirs, et voilà pourquoi elle a encore besoin, malgré tous les vœux politiques des trop-Contemporains, des insignes du pouvoir.

Comprend-on par l’expression de cet article où je veux en venir ? C’est cette dimension troublante et attirante de la sexualité vraie qu’un écrivain devrait porter en littérature ; c’est l’art méticuleux de l’interprète des sensations et des fantasmes en mots, de ce transfert subtil du fait au dit et puis du retour de ce dit qui explique au fait enfin délié et qui peut être pleinement vécu, cette traduction dont la conséquence est d’offrir par la juste peinture une pratique plus comprise et un jeu plus comble, que nul n’a jamais entreprise et qu’il faudrait au moins tenter, car tous nos romans érotiques sont balourds, racoleurs et négligents – ou c’est que je n’aurais pas lu les bons. Mais, il est vrai, d’un autre côté, à quoi serviraient tant d’envoûtantes délicatesses et de justesse libératrice, puisque presque personne ne serait en mesure de les remarquer et de les intérioriser ? C’est en effet que non seulement il faut un peu le sens de l’analyse pour ressentir les effets d’un style, mais il est aussi besoin d’être accessible à des innovations qui ne sont pas déjà en soi et ne pas exiger qu’un auteur soit uniquement la confirmation de ses conceptions ; le Contemporain est infailliblement fauteur de contresens s’agissant de nouveautés, parce qu’il ne tient qu’à rapporter le contenu d’un livre à ce qu’il croit savoir, que c’est seulement à cela qu’il juge sa qualité et sa grandeur et qu’il appelle « universalité », que la mesure pour lui d’une réussite en littérature se limite au léger décalage pas du tout humiliant entre sa pensée et celle de l’auteur, de sorte qu’une ligne qui s’éloigne de ce qu’il nomme avec fierté « sa conviction », un mot qu’il aurait du mal à entendre immédiatement et devrait relire pour se l’approprier, sans même une réfutation il l’ignore et l’oublie comme les termes inconnus d’un livre que les enfants passent, et que c’est même, tant il n’en reste rien, comme s’il ne l’avait pas lu aussitôt qu’il a fini de le lire – j’ai tant constaté de ces gens, pourtant pas si imbéciles, qui se contentent, en me lisant, d’appliquer à mon texte leurs idées préexistantes, qui le défigurent et travestissent ainsi que de mauvais étudiants prétendant n’importe quoi quant au sens d’un extrait, qui s’empêtrent de mes dénégations comme si je ne savais pas moi-même ce que j’avais écrit, au point parfois qu’ils réclament à leurs compagnons lecteurs des preuves qu’ils m’ont compris, comme si nous étions, moi et eux, des concurrents dans la compréhension de ma pensée, comme s’il ne suffisait pas simplement de me demander directement ce que je pense ou ce que j’ai « voulu dire » (à la fin, tous ces gens, qui se disent très humbles, finiront, en synthèse et en groupe, par m’expliquer ce que j’écris, et à m’imposer le contresens de mes textes ; ils clameront : « Voici ce que votre article signifie, il ne signifie pas la pensée que vous dites avoir eue en l’écrivant mais peut-être tout le contraire », démonstration la plus criante que ces exégètes, lorsqu’ils « interprètent » des écrivains morts, abîment ce qu’ils croient comprendre et tenir, puisque les vivants, qui savent au moins quelle idée ils ont explicitée, leur font déjà remarquer qu’ils ont « déliré » leur œuvre et qu’ils l’ont instrumentalisée tout de travers). Or, nos mœurs ont renoncé à ces facultés de se déprendre de soi pour assimiler l’étrange, elles n’exigent du livre que divertissement, un homme d’un tel travail sur la sexualité et la transposition des saccades serait considéré indifféremment comme un autre banal et apparaîtrait comme un vendeur ordinaire, sans doute vulgaire, quoique un peu pédant et sérieux à cause de sa recherche ; certainement, son manuscrit n’intéresserait pas l’éditeur. Je doute aussi qu’un Contemporain se servirait en particulier d’un livre érotique à dessein d’infléchir sa pratique, lui que l’action fatigue et ennuie, lui qui ne tient nullement à réaliser un épanouissement de performance mais plutôt à se confire en passivité et à instituer sa paresse en morale : je crois que de plus en plus la sexualité même le dérange, car elle est encore inégalitaire et suppose de la volonté, c’est ce que doivent confirmer les années à venir quant au sort que la jeune génération d’adultes réserve à la pensée probablement jugée « incorrecte » des assauts et des prises, des ingérences et des débordements, c’est-à-dire d’un coït et d’un rut (j’ai entendu récemment un propos de femme qui admettait, d’une façon qui se présentait à son esprit comme parfaitement logique, que l’homme n’avait pas besoin d’érection pour faire l’amour, et que l’idée d’érection n’était pour lui qu’une représentation sociale grossière et culpabilisante : avec ça, qu’on imagine ce que mon « artiste pornographe » viendrait faire dans une société de tels gens, avec ses partitions de récits fauves où tant se joue sur le registre des engouffrements et des profanations !). La dimension de l’invagination et de la conquête devient progressivement intempestive, nous vivons, sentons peut-être ses dernières résistances avant longtemps en êtres « rétrogrades » et « de préjugés » : on nous arguera que nous n’avons pas assez « réfléchi », et que toutes les mœurs passées nécessitent la « déconstruction ». Pourtant, puisque je me suis fort résolu à l’obscurité de l’Hormis, puisque seuls l’étude et l’essai m’interpellent désormais – c’est où je sens mon devenir et ma postérité virtuels : je sens qu’en un monde de perfectionnement c’est justement là-dessus qu’on jugerait mes écrits –, je me promets d’y faire des incursions de profondeur, d’amples explorations que personne ne saura approuver ni entendre, comme vivant en terre étrangère et alternative, de façon que ce ne soit que faute d’être édité qu’on me taxe d’inédit, et non faute d’avoir dit.

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