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Henry War
25 mai 2023

Littérature impersonnelle

L’un des constats qu’on peut dresser depuis que la littérature n’existe plus, c’est que les lecteurs ne se soucient plus de valoriser les auteurs comme une fraction d’eux-mêmes, comme une part de leur mérite, comme une propriété à diffuser de leur art ou de leur patrie. Autrefois, on sentait l’intérêt même un peu artificiel de vanter des créateurs de sa propre culture, et ainsi des populations fabriquaient, parfois de toutes pièces, des romans célèbres par le désir qu’elles avaient de briller collectivement en arborant avec orgueil ou vanité les insignes de leur société : on projetait de signaler des parangons de ses vertus, on pérennisait des faveurs qu’indirectement on s’octroyait pour avoir su élire, on s’incluait dans le succès d’un auteur semblable, on subventionnait des écrits qu’on aspirait à gonfler en vastes représentations comme pour se publier soi-même, et l’on exprimait un engouement plus ou moins vrai pour des écrivains dans le cadre d’une compétition de milieux, d’écoles ou de pays, partout où une population se sentait impliquée et son identité lui paraissait en jeu. C’est ainsi qu’il y eut de la littérature bourgeoise ou prolétaire, de la littérature juive, tchèque ou patriotique, de la littérature réaliste, fantastique ou Nouveau-Roman, et qu’il n’y eut en vérité peut-être que cela pour constituer des gloires et postérités, que des sortes de castes de littérature auxquelles les adhérents, s’y sentant engagés comme des mécènes, souhaitaient ajouter leur soutien au point que parfois, et peut-être souvent, ils ne lisaient même pas les livres qu’ils achetaient, ne les ayant acquis que pour apporter leur concours personnel à l’opportunité d’un auteur triomphé. Les lecteurs concevaient la dimension politique de l’art, et ils exhaussaient des écrivains relativement mineurs par leur désir que ces derniers constituassent une fierté à leur communauté, et ainsi ils leur accordaient leur suffrage. Bien des littérateurs furent ainsi d’abord des incarnations de tels quartiers, de telles contrées ou de telle pensée, qu’une audience éleva au-dessus de l’anonymat du cosmopolitisme indifférent, et je crois qu’on ne doit pas à beaucoup autre chose les succès de Whitman, Sartre ou Kundera. Si l’on examine de près, on distinguera en particulier le manque de talent des écrivains français d’après-seconde-guerre, et l’on conclura que c’est surtout une ambition nationale qui a porté aux nues des esprits complaisants voire racoleurs sans innovation ni génie : ce n’est certes pas leur grandeur qui leur permit de figurer au piédestal des vainqueurs ! Il fallut de ces intentions vraiment sociales, sentiments intéressés mêlés de vœux d’exacerbation individuels, pour que leur œuvre connût au moins un premier retentissement avant d’être examinée par la critique. On rencontre même nombre d’auteurs qui, comme des vedettes, furent élues et plébiscitées non tant pour le style de leurs écrits que pour l’originalité ou la beauté de leur personne : se souvenir combien la peinture du XXe siècle a particulièrement indiqué des peintres au caractère singulier et qui ne savaient pas peindre.

Mais aujourd’hui, il semble qu’un égoïsme strictement consumériste et jouisseur ait fait du livre l’expression dépersonnalisée du lecteur qui ne s’interroge plus sur la part due que doit prendre l’écrivain dans le monde des Lettres par son talent et la reconnaissance qu’il inspire. Le livre est chose morte, objet désincarné, derrière quoi il n’est pas nécessaire de se figurer un artiste, un homme, une âme, derrière quoi cette pensée même nuit au plaisir : un simple salarié d’entreprise répondant à un cahier des charges et qui doit par métier réussir à distraire ; c’est la dimension de pur loisir du roman devenu exclusivement gage de « culture » et non d’art. Voilà pourquoi le lecteur n’a cure de l’esclavage contemporain des auteurs et de la spoliation honteuse qu’il subit : il achète un plat dont les ingrédients pourraient être mélangés par une machine ainsi que cela se fait dans certains restaurants d’Asie. Ce lecteur d’à présent qui est sans rapport avec un lecteur passé, qui n’est pas un lecteur au regard des lecteurs passés, ne fait en général que saisir nonchalamment un livre à la couverture jolie parmi ceux qu’il trouve sur l’étal du vendeur (espace culturel), projetant d’occuper un temps vide qu’il aura à telle période de son année, puis il s’informe vaguement du thème en consultant la quatrième ; alors, à condition que ce résumé ne lui paraisse ni difficile ni neuf, il le prend : c’est une faible dépense pour lui que huit euros pour se sentir intelligent-avec-un-livre (il n’en acquiert chez nous en moyenne que cinq par an). Il en fera son profit, l’oubliera bientôt après usage comme le livre le mérite, satisfait non de sa qualité qu’il ne sait pas mesurer mais de l’agréable impression de remplissage du temps passé à lire : une évasion, une fuite, une vacance de soi. Mais ce lecteur se moque de contribuer en quoi que ce soit à l’amélioration des idées, de l’art ou de l’écrivain : ce n’est non seulement pas son problème, mais c’est tout à fait exclu de sa pensée dans son itinéraire de lecteur, lui qui ne réclame que l’oblitération des soucis par le divertissement. Ce qu’il emporte hors de son (grand) magasin est impersonnel : il ne jettera peut-être qu’un regard fort négligent sur la biographie de l’auteur, à peu près comme on peut s’informer de l’identité du fondateur d’une entreprise dont on achète le produit. Un recroquevillement mental le pousse à s’isoler sans gratitude en une satisfaction de payeur réclamant une marchandise appropriée à sa dépense, ou un service rendu. Loin de lui dorénavant la moindre réflexion de la portée qu’il peut donner par sa participation au développement d’un groupe auquel il se sent appartenir et qu’il promouvrait par la publicité accordée à un représentant : il ne nourrit pas le commencement d’une volonté de faire valoir, son isolement est complet, il n’aspire pas du tout à s’expanser mais à se faire plaisir. Il ne songe à récompenser ni une école, ni une patrie, ni une personne, ni même un art ; il n’aspire en tout qu’à contribuer à son délassement, et son désœuvrement passif est tout l’objectif de sa lecture.

C’est pourquoi dans ces conditions il ne peut pas naître une littérature de genre, de pays, de religion, ni aucune littérature portant les valeurs d’une société ou communauté particulière – or, c’était possiblement toute la littérature –, ou, plutôt, le seul attribut qu’une collectivité de lecteurs puisse encore transporter est celui de la racole, c’est-à-dire l’ensemble des moyens par lesquels un écrivain se met à portée d’une mentalité paresseuse sans considération d’individu. Notre époque ne peut, quoique indirectement, que favoriser auteurs et livres pour le plaisir des foules piètres, livres de conformité à des masses, auteurs de pensées conformes, surtout supports à divertissement, mais on ne rencontre plus parmi ces populations de groupes dont les unités, mues d’une sensation de responsabilité, seraient soucieuses de contribuer activement par leur influence à instituer ses auteurs contre la concurrence des autres. Un écrivain qui réussit de nos jours, au contraire de la méthode antérieure, non seulement – que ce soit par volonté (éditoriale) ou par le hasard de son indigence intellectuelle – ne se fait le porte-parole d’aucune assemblée, mais ne concerne que des opinions vastes et morales, mais encore se caractérise par son absence totale de caractère et de singularité relativement à l’égrégore végétatif auquel il complaît : n’être personne est devenu le meilleur moyen d’être un auteur beaucoup lu et un peu célébré, et tout le mérite qu’on rétribue d’un écrivain résulte de sa façon de n’appartenir à nulle catégorie trop identifiable de pensée ou d’identité. Que valoriserait-on chez un tel être ? pour quelle raison on en ferait un représentant actif ? représentant de quoi ? Tout au mieux certes, un représentant du confort et du divertissement : or, c’est justement pour cela qu’on apprécie tant de les entendre parler de leurs immenses et pathétiques bonheur et facilité d’écrire – au surplus, évidemment, cela dispense de leur être redevable d’un travail ou d’une peine.

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