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Henry War
6 juin 2023

Idée d'un véritable essai - sans références

Un véritable essai ou, pour le dire autrement, un ouvrage de réflexion profond et dénué d’esprit d’apparat, serait sans doute un texte qui s’abstiendrait de références, où il ne serait pas nécessaire pour le comprendre de passer par le jargon incommodant de philosophes pris selon des critères que seule l’histoire d’intérêts privés ou nationaux a reconnus pour indéniables. Ce serait un livre où la raison logique, associée à des exemples concrets, suffirait pour en apprécier la justesse, a contrario du fatras pseudo-méthodique d’assemblage bizarre et hétéroclite qu’on prétend indispensable à démontrer une vérité, manquant de direction et de clarté, insuffisant à faire une œuvre limpide, appréciable, bien franche et d’une innovation véritable et judicieuse : la plupart des « grands » philosophes jusqu’à présent ont surtout su profiter des malentendus de leur obscurité pour prétendre au génie. Un penseur confiant en ses ressources n’a aucun besoin d’établir une vérité sur la créance que le lecteur accorde à d’autres penseurs réputés : il peut, en se les appropriant, résumer ce qu’il a tiré d’eux, et ainsi ne pas paraître fat contre la gratitude qu’il leur doit d’avoir appris d’eux quelque chose, mais il n’est pas obligé, que je sache, de citer sans cesse des extraits décontextualisés et verbeux ou de faire appel à l’autorité des titres et des renommées, ce qui revient inévitablement à induire qu’il ne sait pas faire mieux que d’étayer son propos des citations d’autrui : il installe sa pensée sur le crâne des autres. On sait qu’un tel usage, de l’universitaire ingénu, est un moyen au moins de s’attribuer la vertu d’une érudition, à défaut de s’arroger une réflexion personnelle. C’est pourquoi en philosophie la référence doit être non la norme mais l’exception : on tient surtout d’un penseur qu’il ne recopie pas la pensée d’autrui – ces parties d’héritage ostensible doivent disparaître du traité dès après l’introduction. Placer tout ceci dans l’index et n’y faire allusion qu’avec parcimonie : c’est l’auteur qu’on veut comprendre par son livre, non ses prédécesseurs ou bien ce sont leurs livres qu’on aurait acquis.

Un tel essai, sans l’éternel fourmillage aveuglant de notes de bas de pages, chercherait à fonder du neuf plutôt qu’à remuer de l’ancien, et sa franchise lui suggérerait de ne pas feindre d’y parvenir en pelletant la tourbe vieillie pour profiter de l’exhalaison des vases encensées qui odorise son œuvre et monte par rejaillissement de miasmes jusqu’à lui. Tandis que la plupart des philosophes se contentent de commenter des textes antérieurs et d’y adjoindre du conceptuel afin, sur cette base vénérable, d’avoir l’air de prolonger l’édifice honorable d’une bouse séchée, on pourrait concevoir la forme directe d’un discours tranchant et ne se départant pas d’identité à la façon d’un recueil mathématique de théorèmes en démonstration indubitable, pour insinuer en l’esprit du lecteur des vérités qui ne passeraient pas par l’usage de formes antérieures qu’il croit imbécilement propres à persuader. C’est une pareille netteté déprise de mondanités, sans arguties ni digressions, qu’on trouve dans la plupart des recueils de Nietzsche, ce ton pénétrant de qui ne redoute pas de dire ce qu’il sait, sans s’inscrire particulièrement dans une lignée ou de vénérer des prédécesseurs, et qui n’a nulle prévention hésitante, pusillanime et traditionnelle, de ceux qui écrivent ce dont ils doutent mais qu’ils publient quand même à l’aide de renforts d’autorités illusoires. Ce sont ces ouvrages, fort importuns aux amateurs de consensus, qui font l’édification des siècles, non les mondanités précieuses à la Pascal ou les constructions en tant de parties serrées à la Rousseau. En tout siècle de falsifications sempiternelles et de formalisme spécieux, il faut se séparer du siècle pour aboutir à une pensée aussi solide que solitaire, pensée qui ne paraîtra une impudente audace qu’à ceux qui ont l’habitude de laisser conduire leur esprit sous le joug et la tutelle des conventions, et qui, rendus inaptes à force de déformations mentales à vérifier si tel auteur a raison, ne savent que se demander : « Selon quel auteur cet auteur-ci a-t-il ou n’a-t-il pas raison ? »

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