Que l'art se paye
Notre époque ne connaîtra pas de renouveau littéraire – pas plus que ces frétillements formels qu’on a tant connus en marge des si grands événements possibles – tant qu’elle n’aura pas pleinement admis, c’est-à-dire avec le plus d’unanimité, que l’art requiert du particulier une dépense, et que cette dépense commence par l’argent comme signe d’engagement significatif. Tout Contemporain qui prétend par exemple que le livre est encore trop cher et que l’État devrait trouver un moyen de le rendre moins onéreux, ne peut être un vecteur d’art et se complaît dans la position, si préjudiciable aux arts, du consommateur passif et attentif d’abord à ses sous (car enfin, rien n’oblige à être esthète si l’on estime que c’est trop cher : se rabattre-sur des tableaux Maison-du-monde et sur des meubles Ikéa) : celui-ci, en substance, accorde si peu d’importance à la beauté et à la vérité sises pourtant au cœur des arts que pour une dizaine d’euros de trop il peut fort estimer devoir s’en passer. La doctrine selon laquelle les arts doivent être accessibles à la multitude et supposent une égalité de rapport entre tous est contraire par essence au grand manifeste millénaire tacite de l’art qui promeut la distinction et l’élite. Si vous aspirez surtout à partager très largement une œuvre, alors vous ne connaissez pas l’art mais sa version moderne, abâtardie, populaire, démocratique, disons l’art-après-1789 et même plutôt l’art-après-1870. Il faut au moins que vous ayez conscience que votre conception de l’art n’existe que depuis la fin du XIXe siècle et que c’est à elle qu’on doit dès lors l’absence d’œuvres d’envergure. Il est à la fois vrai en théorie et concrètement avéré qu’un artiste ne peut vivre de ce que le public hésite « raisonnablement » à lui verser : ce sera toujours trop pour le bourgeois-citoyen d’à présent ; or, si l’art se vend au moins offrant selon les règles d’un marché concurrentiel, il se dégrade en ses réalisations aussi bien qu’en sa représentation. En effet, quand l’artiste sent qu’on lui refuse son œuvre le prix qu’elle mérite, il tend à fabriquer au rabais, par économie, par opportunisme ou par vengeance. Qui ne veut payer l’art ce que l’artiste réclame, pour le noble dû de l’artiste, pour le fruit d’un méticuleux et admirable travail d’art, celui-là fait de l’art non une discipline intellectuelle et aristocratique mais un divertissement de foule bas et prosaïque, de l’art-déco, de l’art-pop – j’entends « fait » comme conception et comme influence directe issue du marché : il se « représente » l’art ainsi et il « favorise » ce genre d’art. Il faut bien comprendre combien intrinsèque est la négligence de l’amateur dès qu’il s’enfonce dans l’idée triviale et indécente, qu’« un livre est bien, mais qu’il ne faut quand même pas exagérer, parce qu’au-delà de vingt euros ça commence à prendre sur le budget Netflix. » Une telle vulgarité, qui se signale quand on commence à se plaindre du prix du livre, révèle une société qui n’accorde qu’une importance périphérique ou superficielle aux œuvres, et qui ne les reconnaît pas un travail profond dont l’apport sur soi est capital et se monnaye dûment ; c’est plutôt alors : « Ce livre sert à distraire, et en tant que distraction (et non : « en tant que profit essentiel, en tant que gain d’expérience, en tant que don de vie »), je consens à le payer tant mais pas davantage, selon ce que j’estime que n’importe quel amusement doit coûter de l’heure, parce que si telle occupation est au-delà de ce prix, je n’ai qu’à me rabattre sur un loisir moins cher, la nature de l’amusement comptant moins pour moi que le fait de l’amusement même. » Une société dont les citoyens se soucient de ce qu’il faut payer pour l’esprit supérieur qu’un véritable livre permet d’acquérir ne sait pas simplement que le livre rapporte en esprit, société qui lit non pour raison mentale ou morale, mais par légèreté et pour rire. C’est en quoi malgré ses hautes prétentions, l’art n’y tient presque aucune place et se confond avec le divertissement : les deux y sont mutuellement remplaçables, interchangeables suivant les coûts. Une telle société ne peut avoir de l’estime pour l’art car elle ignore ses vertus au-delà du jeu. Sa vision d’un livre est une abjecte voracité de passe-temps évanescent et d’oubli, et c’est selon cette dimension commerciale que les marchands font leurs propositions et perpétuent la vilenie du non-art depuis un siècle et demi.
Aussi, parce que je m’exprime toujours avec franchise et sans l’intérêt de rabattre ou de garder un lecteur, je me résous à l’accusation suivante : qui n’a jamais acheté une œuvre chère n’a pas l’idée de ce que c’est que l’art ; il n’ose pas même une forte dépense pour sa vertu, et c’est bien parce qu’il l’ignore. Même, j’ose logiquement déduire : qui n’a jamais acheté une de mes œuvres ne devrait point prétendre savoir en quoi consiste mon travail d’artiste. S’il existait une machine à identifier ceux qui, au bout de trois mois, n’ont toujours pas acquis un de mes livres, je m’en servirais pour bloquer sur-le-champ ces vils profiteurs, non parce qu’ils ne me « rapportent » rien (croient-ils que ceux qui ont acheté mes livres m’ont vraiment « rapporté » quelque chose ?), mais parce continuer de me lire sans m’acheter, c’est prolonger inutilement le malentendu – malentendu qui ne me fait grâce à eux non seulement pas un sou mais pas unlecteur de plus – qu’en me lisant ils comprennent ce qu’ils lisent.