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Henry War
3 décembre 2023

Observation sur la fuite des attirances

Une observation peut-être assez nouvelle et sinistre, c’est que les amitiés des adolescents semblent se constituer en raison inverse de ce qu’ils se sentent d’attrait ou même de possibilités d’attrait. Autrement dit, les générations jeunes cherchent plutôt à s’épargner l’amour qu’à le poursuivre, et pour cela ils choisissent des compagnons qui ne présentent aucun risque de leur provoquer du désir : c’est particulièrement sensible quand on examine leurs comportement et assemblage dans une cour de récréation, par exemple les filles plus matures fréquentant nombre de garçons homosexuels qu’on voit eux-mêmes rarement côtoyer des camaraderies des mêmes genre et inclinations.

C’est possiblement la preuve que les émois d’amour, à force de déformations sociales et de chaînes d’engagements nuisibles, se présentent désormais à la conscience des adolescents et des récents adultes comme une anomalie et une importunité : ils s’en méfient, y devinent les attaches, les contraintes, les embarras et les pièges, entravent d’emblée tout accès au sentiment qui pourrait poindre dans des conditions propices, et paraissent avoir compris l’amour à rebours de ce qu’il fut ou aurait pu être à l’origine tel que j’en ai ailleurs dressé le portrait, à savoir une extension facultative et uniquement agréable des plaisirs de la sociabilité.

Il est même concevable que cette restriction du champ des « aventures » procède de ce que l’esprit humain, ou même son cerveau, s’est réduit à un noyau étroit de préoccupations qu’il ne parvient plus à dépasser : incapable d’entretenir la conversation avec des êtres pour lesquels il nourrit une envie, handicapé à ménager une place intime pour des opportunités secondaires et secrètes, inapte au second degré des séductions et à la dualité nécessaire à agir subtilement en ami et en amant, le Néo-contemporain ne nourrit peut-être plus une pensée assez complexe pour tolérer la charge d’esthétiser des relations ou de les approfondir au-delà du superficiel, et il a peut-être besoin de la franche grossièreté reconnaissable et notoire de ce qui demeure sans ambiguïté et sans perspective d’évolution.

Je ne saurais m’empêcher de trouver aussi dans cet état des mentalités une inquiétude et une crainte : comme chacun, en des sociétés de conventions bizarres, ignore son étendue et ses effets, on redoute d’enfreindre un règlement et de s’attacher à des usages qu’on décèle mal, et l’on rechigne à certaines expériences parce qu’on devine qu’il faudrait ensuite les justifier et les accommoder de cérémonies que la communauté y rattache absurdement et qu’on ne souhaite point, on préfère alors se priver d’une source de satisfaction, même de sa tentation, si c’est pour s’éviter l’ennui et la gêne de s’y trouver définitivement scellé. Jamais un plaisir même grand ne se présente à nous comme tout à fait avantageux s’il implique que les regards extérieurs nous y condamnent, et le profit d’une jouissance momentanée ne surpasse jamais l’inconvénient des serments auxquels on se sait d’avance finir par ne plus croire ; en somme et c’est logique, nul ne veut sacrifier tous les bonheurs de sa vie à un bonheur unique.

En cela, c’est alors une sagesse, volontaire ou non, qu’exprime la jeunesse présente : en niant l’amour tel qu’il est devenu et en s’en détournant, elle accroît son indépendance, renonce à des protocoles, se libère de rets où ses aïeux furent longtemps subjugués. Mais il est dommage qu’elle ne le fasse dans la pleine assomption d’une philosophie critique, c’est-à-dire avec une certaine bravoure intelligente, et, en quelque sorte, qu’elle se contente de fuir ce qu’elle ne veut pas. En effet, telle évanescente et lâche, elle s’interdit toute offre pertinente de réévaluation de l’amour, et ne se place pas en condition de reconstruction de la morale prégnante que sa posture respectueuse entretient ou, du moins, ne chasse ni même ne questionne : elle ne fait que se tenir loin des usages et traditions, et, sans proposition alternative, se cantonne à ne pas aimer plutôt qu’à endosser la responsabilité d’une nouvelle forme d’amour immoral mais regénéré. C’est pourquoi, au lieu de s’accroître d’une belle possibilité, elle ne fait que se résoudre, pusillanime et passive, à refuser de livrer passage à une possibilité antérieure, se diminuant d’une possibilité négative sans s’accroître d’une possibilité meilleure. Elle est pareille à l’homme qui s’ampute la main gangrenée : il n’est pas un homme plus fort, il est seulement un homme qui a survécu ; mais il lui manque toujours un membre pour être un homme complet, et malheureusement il n’a pas même le désir de reconstituer, par quelque oxygénation puissante et salutaire, celui qu’il a perdu ; il demeure ainsi, faute de volonté initiatrice, un être partiel et dépossédé.

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