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Henry War
6 décembre 2023

Mécanismes de la gratitude dans l'amour et la sexualité

L’amour est selon moi une admiration avec gratitude : selon ses critères personnels, on estime qu’un individu est d’une valeur supérieure, et l’on s’efforce alors par reconnaissance de lui témoigner de l’estime pour lui montrer qu’on lui accorde du mérite et pour qu’avec fierté et courage il pérennise cette valeur. On entretient ainsi la puissance de l’aimé qu’en félicitations on facilite, tout en s’attirant une part de la responsabilité et des insignes de cette valeur. Mais ce n’est pas tant un calcul : on se sent spontanément de l’attirance pour ce qui est dur à atteindre selon son propre système de valeurs parce que c’est à quoi l’on aimerait ressembler, et l’on s’en rapproche par les faveurs qu’on dispense, déjà heureux que cette atteinte soit possible puisqu’un autre l’a accomplie, et déjà contenté de cette vivante démonstration qui confirme un espoir. Et particulièrement en une société d’homogénéité où la distinction est si rare, l’amour se conçoit comme un instrument subjectif de sélection naturelle selon lequel une personne soutient en telle autre les vertus qu’il estime souhaitables en toute l’espèce, même si ce rapport ne s’associe pas à un sentiment de générosité intellectuelle, théorique ou altruiste : l’amour est en ceci processus d’amélioration de l’humanité par l’égoïsme. Suivant l’impression forte de la grandeur, on se sent redevable de certains attributs d’une vie, on les incite par des douceurs, on tient à montrer que l’incarnation de cet idéal est cher, on aspire à sa proximité et l’on cherche à se l’attacher pour se nourrir de son exemple, comme par rayonnement ou par radiation : on rapporte à un soi exclusif ce qu’on a plaisir à fréquenter parce qu’il est précieux, on fait la possession de ce qui, près de nous, contribue à rendre moins désabusé en l’humanité, puisqu’il existe un spécimen qui rachète l’espèce. Il n’est pas impossible, selon cette conception, que l’amour soit à l’origine d’un mode d’évolution spécifique : cela pourrait expliquer la supériorité naturelle de l’homme, qui sait ? un mode où la génétique morphologique ne résout pas, comme chez les animaux, tous les ressorts de la progression vers une race meilleure.

Or, tant qu’une personne cherche à remercier pour des vertus essentielles, et tant qu’elle ressent sa gratitude comme conséquence de qualités profondes, elle s’offre en contrepartie avec un dévouement qui ressemble à l’abnégation : c’est parce que de l’extérieur on ne voit pas ce qu’elle gagne à donner, ni que ce don n’est déjà que le retour du gain subjectif qu’elle suppose une chance et une opportunité qu’on lui fait, qu’on y suppose la démesure. La « folie d’amour », symptôme typique d’une littérature d’un lyrisme idiot, se dissout dans la compréhension de la sensation d’exceptionnelle dignité : comme on ne sait rendre la vertu reconnue et qu’on admire justement parce qu’on est incapable de l’égaler, on s’adonne à convertir cet inaccessible en une autre sorte, notamment en la somme de tout ce dont on est capable de meilleur, si possible avec intensité ou régularité, car il ne suffit pas de rendre des qualités qu’on estime insuffisantes, mais il faut que leur prodigalité soit absolue pour combler cette différence d’eau ou d’aloi. On aime alors : c’est qu’on estime qu’on a de la chance que cet être existe, réconfort suprême qui requiert de donner beaucoup. On idolâtre ; il faut se consacrer au dieu qui relève l’humanité : c’est alors un échange de vertus plutôt que de services ; le culte n’est pas une simple somme de pratiques ordinaires et répandues, mais une foi en un être unique.

Dans un couple, l’équilibre se situe en la réciprocité des preuves d’amour que chacun prodigue pour l’essence vertueuse de l’autre qu’il se croit cependant perpétuellement inapte à pourvoir à équivalence. C’est, selon une relation d’admiration mutuelle, quel que soit l’attribut qu’on sent inatteignable chez l’autre, une règle de l’amour que chaque parti se sente léser l’autre par l’insuffisance de son apport, et, en quelque sorte, l’amour le plus juste, le mieux réparti, est celui où chacun des amants éprouve le défaut de ce qu’il croit offrir à l’autre dans la balance de ce qu’il croit recevoir. C’est même probablement LE étalon de l’amour : quand l’un estime que l’autre « exagère » et en « profite », l’amour est descendu d’un degré parce qu’on croit mériter en retour un peu davantage que ce que l’aimé est disposé à donner, par conséquent on s’estime à quelque égalité avec lui, c’est pourquoi, croyant avoir atteint le point où l’admiration n’est plus inaccessible, on doit se porter vers d’autres objets pour les vénérer avec renouvellement et sincérité – c’est la condition intrinsèque du progrès de l’espèce que j’ai pris pour hypothèse. Un amour où l’amant se dit : « J’ai assez donné », est un amour déchu, un amour retombé, un amour où celui qui aime s’est jugé aussi méritant que l’aimé, ou parce que de quelque manière il s’est élevé à sa dignité, ou parce qu’il s’est aperçu de son erreur, ou parce que l’aimé s’est véritablement dégradé.

C’est en cela encore un peu différent de la compétition des jouissances dont j’ai parlé il y a peu relativement à la sexualité : j’avais décrit la rage de rendre « coup pour coup » le plaisir qu’on subit, la « revanche » d’avoir été le jouet d’une manipulation lubrique dépossédante, et montré comme l’escalade des sens pousse aux exaspérations de gratitude parfois impossibles et frustrantes, mais c’est en le sexe la provocation de satisfactions à peu près de même nature, parce qu’on sait qu’on peut atteindre à l’apogée ; en somme, on vise l’orgasme de l’autre par imitation ou dépassement du sien. Il faut rappeler combien grande est la gratitude de recevoir un agrément qu’on peut provoquer, combien c’est un moteur important de la puissance sexuelle, combien cela innerve le corps de chaleurs et réalise des extrémités d’agacements suprêmes ; or, la transposition de la volonté-de-rendre du sexe à l’amour s’entend comme le désir d’apporter un bienfait de teneur alternative, différente au bienfait reçu, et qu’on estime ne pas pouvoir surpasser : comble d’excès qui pousse au sacrifice du peu qu’on se suppose apte à faire pour l’aimé par comparaison de ce qu’il nous procure. On est ainsi toujours victime de l’amour, parce que c’est une gratitude piètre et qu’on ne peut étancher : on se réduit à un pauvre témoignage avec des assiduités, mais on n’a pas le sentiment de remplir le généreux vase comme il a rempli, vases si imparfaitement communicants ! Aimer, c’est se savoir manquer à donner, en dépit de l’offre de tout ce qu’on est.

En tel amour intact, la rivalité des « prestations d’être », si je puis l’exprimer ainsi, incite logiquement au dépassement de soi, parce qu’on voudrait que la faculté qu’on « rend » à l’aimé non seulement fût d’une excellence semblable à celle qu’on lui attribue, mais qu’elle rejoignît en quelque part son domaine de prédilection pour qu’il nous jugeât digne de ses intérêts et donc de lui. C’est que, la condition de l’amour étant l’admiration, l’amant sait qu’il ne peut se vouer avec envie qu’à quelqu’un de supérieur, c’est pourquoi il se garde autant qu’il peut de paraître trop inférieur à celui qu’il aime et auquel il veut inspirer de l’amour, un amour qu’il mesure à l’admiration ; sa servilité l’inquiète toujours, il devine, tant il est heureux d’aimer un être qu’il sent au-dessus de lui, qu’il ne lui donnerait pas pareille satisfaction s’il ne lui était qu’esclave docile, c’est pourquoi sa quête consiste à s’améliorer à son image, avec ou sans l’espérance d’atteindre à la hauteur qu’il adore : il veut se distinguer pour l’aimé comme l’aimé le fit pour lui, il veut prodiguer le bonheur qu’il sent à admirer. Ce mouvement de perfectionnement par amour, s’il est réciproque devient alors double et mène à des émulations véritablement sublimes où chacun, sentant combien l’autre se perfectionne, aspire à ne pas déchoir du rang où l’aimé ne cesse de s’élever, et s’efforce formidablement et avec continuité à ne pas mériter son dédain, indifférence ou mépris. « Il grandit, je l’aime, je ne veux pas le décevoir, j’ai peur de ne plus recevoir l’amour dont je l’admire, il me faut donc le suivre dans ses hauteurs et y emporter un rôle que nul autre ne pourra incarner : s’il m’admire rien qu’un peu comme je l’aime, alors il m’aimera encore ». Et quand un amant éprouve avec activité la crainte de son inconséquence, l’autre, même s’il ne se sentirait rien à « rattraper » chez celui qui l’aime, cherche s’il n’usurpe pas son trône et s’il ne trompe pas grossièrement l’adoré sincère par quelque simulacre de génie, involontaire ou non, raison pour laquelle il tâche à se mesurer et à ne jamais démériter. Et c’est très beau, cette appréhension de déchéance ou de surestimation de soi, même si en ce couple l’un des deux croyait son talent ou son art un peu plus légitime, parce que l’effort à la fois séparé et commun des amants, quoique se nourrissant de l’angoisse perpétuelle de n’être suffisamment honorables, conduit à des individus magnifiés, au lieu d’un contentement de ménage satisfait et pressé de passer à autre chose, à d’autres projets, à des concrétisations triviales et médiocres où l’oubli d’aimer compense l’amertume d’être désaimé : tant qu’on s’aime parce qu’on s’admire, on se poursuit l’un l’autre dans une course à l’éther, chacun veut mériter l’aimé et se soulever avec lui dans son sillage, chacun, idole et idolâtre, s’apprête au triomphe du meilleur qu’il peut offrir. L’importance qu’on confère à cette forme élue de génie, quelle qu’elle soit, qu’on estime supérieure, comme elle nous touche avec bonheur ainsi qu’une faveur rare, nous engage comme à la piste d’une divinité : on ne veut pas qu’il sème, sa chaleur d’existence permet d’espérer et de croire, on ne le rejoindra pas peut-être mais on veut demeurer à portée de son regard noble et sévère et à hauteur du moins de ses pieds de statue. L’amour tel est assurément constitué pour beaucoup de la gratitude que nous inspire l’insaisissable vertu d’une personne.

Mais ce mécanisme par escalier de la ferveur par reconnaissance peut aussi se dérégler, se dévoyer et enfin se corrompre : c’est notamment quand l’amant s’attache non aux attributs d’un être mais d’un faire, c’est-à-dire quand la gratitude ne naît pas tant de la qualité intrinsèque d’un individu dont on s’augmente par passion que de ce qu’il apportepar exemple de facilités et de conforts à son propre bénéfice. Un tel glissement est souvent insensible, parce qu’il n’y a pas une différence nette entre ce qu’on aime par essence et ce qu’on aime pour les avantages qu’on en tire, d’autant que l’amour qui se règle à plus haut que soi est pour soi-même un profit tant on se sent comblé de cette existence. La gratitude, qu’on sentait pour des facultés d’un être, prend alors la forme de remerciements plus ou moins actifs qu’on applique pour des actions ponctuelles qui sont favorables à soi, et au lieu d’admirer constamment quelqu’un, on en vient imperceptiblement à n’éprouver d’admiration que pour les occasions où quelqu’un réalise pour soi un geste qui mérite officiellement une récompense – ce quelqu’un pourrait être n’importe qui.

La pratique du cadeau par exemple pervertit l’amour-pour-un-être en le détournant vers l’amour-pour-des-formes, créant une attente matérielle, impliquant des régularités, supposant une réciprocité ; tout témoignage du don de choses dirige le sentiment vers des actions concrètes exclues originellement et principiellement de l’amour, parce que l’amour initial pour des vertus, sans interdire leur témoignage sans quoi elles ne seraient que vantardises et illusions, s’attachait à ce qu’elles s’exprimassent non particulièrement pour soi mais pour le monde, et l’amant ne recevait que comme un dispensable honneur d’en être le sujet. Mais quand ces manifestations s’accompagnent de codes, sont répétées et induisent des habitudes lassables et donc l’espérance d’une certaine progression, on ne regarde plus à l’être mais à des services, et l’on ne prend plus pour repère d’élévation la hauteur où est parvenu l’aimé mais le prix, la variété et la fréquence des objets d’attachement qu’on lui prodigue, ne serait-ce que parce que chacun sent qu’il faut, là, remettre sur-le-champ au donateur un équivalent socialisé du présent sous la forme bizarre et inédite, disparate à l’amour, d’un service tangible également, et que si un don suit un jour le premier, l’esprit d’analyse tendra forcément à les comparer, avec la réaction qu’ils produisent ou qu’on rend. Il n’a fallu qu’une occasion pour que l’aimé, curieusement, n’ait pas tenu à se faire aimer tant pour ce qu’il est que pour ce qu’il offre, pour ce qu’il apporte comme ressources de toute autre nature par rapport aux avantages qu’il procure, comme une manière de garantie contractuelle, comme une façon trop simplifiée d’acheter quelqu’un : l’autre en est redevable mais différemment, il s’interroge en loin sur ce passage de la vertu d’un être à la qualité d’une chose, c’est sans doute déjà l’étape où l’aimé se sait moins admirable et veut vérifier s’il pourra compenser sa perte irrémédiable avec quelque clinquant qui impressionne et qui trompe, un substitut mais qui ne vaut pas le trésor de son être premier. Ce n’est pas un plus, pas un bonus en supplément de l’être, car ce don se signale par des cérémonies c’est-à-dire que l’aimé indique par une multiplicité de manières qu’il tient à ce que ce symbole soit bien reçu et qu’il lui confère une importance – si encore il pouvait offrirsans égard, en s’en fichant, avec négligence comme il dispense son talent ! –, mais c’est le début des compromissions, le signe de l’intuition selon laquelle il s’agira désormais de redorer des émois par des événements périodiques, intenses et éphémères plutôt que d’entretenir l’émotion profonde et longue de l’amour par la rehausse et le renouvellement des vertus. On oriente l’attention non vers soi mais vers des actes de soi, on distrait le regard vers des compensations de ce qu’il n’y a plus d’observable en soi, ou parce qu’on ne contient plus la vertu dont on était admiré, ou parce que la sensibilité de l’autre s’est blasée de cette vertu qui lui est devenue acquise et invisible, et il faut débuter le régime institué des tributs plutôt que la passion spontanée des attributs, avec système proportionné des retours patents, avec airs de grâce et satisfaction inspectés et joués ; on substitue à la valeur inestimable des êtres le prix bien compté des actions, et un jour, à force d’altérer l’amour, on en en viendra à faire l’amour surtout lors des preuves d’affection, anniversaires, sorties, activités et services exceptionnels – la gratitude se poursuit mais a changé de support. La récompense se prosaïse, le présent remplace l’intouchable, il faut les témoignages, usage qui gâche et offusque le subtil discernement des vertus et même le sentiment pour les aimés du besoin de détenir des vertus puisque l’amour peut ensuite se réduire à des symboles et à des offrandes, du moins l’apparence d’amour s’y suffit, et comme il n’est pas aisé pour un homme normal de distinguer en l’amour bien au-delà de l’apparence, l’impression de gratitude de l’aimé le comble en suffisance.

Ainsi la gratitude demeure-t-elle, mais elle s’est réduite à des ersatz extérieurs au lieu de confiner à des performances internes. On n’aime plus l’autre que pour ce qu’on reçoit de lui, mais ce profit ne consiste plus en ce défi spirituel de l’égaler, il n’est que l’avantage d’un confort qu’il importe de renouveler, sans surprise ni grandeur, un ronronnement conjoint de bourgeois et de matrone. Nul des deux ne saurait distinguer par où l’amour a fui, parce qu’il en reste en effet un semblant qui, progressivement, a essuyé et lavé la mémoire de l’originel, au point que pour ces couples l’amour n’a jamais cessé et perdure, ayant peut-être simplement changé d’état vers une version plus tranquille et plus douce – car n’est-il pas vrai et sensible qu’une gratitude demeure ? Ce n’est pourtant pas la gratitude admirative qui poussait à la compétition supérieure et qui faisait de la rencontre des corps une sorte de combat au triomphe de toutes les vertus de l’être, reconnues et cumulées ; on se rassure, plutôt, en faisant l’amour, de se voir exprimer une variété de gratitude parce que cela pourrait signifier que l’autre la mérite encore – inversion des causes et des conséquences où l’on présume une récompense de la réalisation d’un bienfait : on exprime ce bienfait alors pour se persuader d’une vertu et se sentir de l’honneur à la remercier. La gratitude devient alors : « Rassure-moi que nous nous aimions, faisons donc l’amour comme si nous le méritions l’un pour l’autre. ». Ainsi le patron et la bourgeoise croient-ils raviver, par simulation persuasive, le miracle enveloppant de l’amour originel, déifiant et supérieur.

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