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Henry War
11 décembre 2023

Après lecture de Monsieur Lebey

Il est presque impossible – ce devient vite insupportable – de lire un recueil de poèmes en critique et en philologue : c’est si controuvé et faux, si racoleur et inconsistant, si mièvre et pleurnichard, qu’il faut renoncer à tout sens rationnel, à toute analyse serrée, à toute lecture enfin, et c’est bien ce que réclament la plupart des amateurs du genre qui se défient de critique. Si vous ne voyez rien de substantiel dans un poème – je viens de finir Les Pleurs de Desbordes-Valmore dont la somme de féminités ne vaut guère mieux que Poèmes de l’amour et de la mort de Lebey qui manque autant de mâles vertus – et si vous l’exprimez en public, ce n’est selon vos détracteurs jamais parce qu’il n’y a rien en effet, mais toujours parce que vous êtes obtus et manquez de sensibilité, même quand vous êtes poète et que argumentez ligne par ligne chacune de vos positions : je fus exclu d’un groupe d’Agrégatifs pour avoir signifié que certaines œuvres au programme, comme Les Pleurs, étaient fondées de clichés et ne résistaient pas à une quête minutieuse de motifs profonds – et ainsi, même de futurs universitaires semblent outrés qu’on puisse sérieusement commenter la poésie. Il semble que, selon eux, il faille l’apprécier en total renoncement de l’examen, au même titre que les préfaciers encensent toujours exagérément les auteurs et les textes qu’ils présentent, un peu comme chacun est supposé aimer son voisin sans avoir une idée de sa valeur réelle, sorte de principe fondamental pour vivre en communauté : un « lecteur » de poésie – heureusement, ses véritables lecteur ont largement disparu, et on ne lit plus de poésie (chiffres à l’appui : 0,3% du marché du livre vendu comprend les genres du théâtre et de la poésie) qu’à des occasions de vantardise ou pour les concours – est quelqu’un qui, par défaut, adore un certain air poétique presque insensé ou purement évocatoire, mais qui se révèle inapte au commentaire passant le stade rudimentaire et laudatif du : « Merci pour ces vers ! Que c’est beau ! Douce journée. » (Pourquoi donc les poètes et leurs amateurs ne peuvent-ils s’empêcher de clausules aussi pompeuses que ridicules ?) Particulièrement, il n’existe pas un amateur contemporain de poésie qui, sur une pièce ou un recueil, formule une appréciation nettement négative établie sur un appareil critique aussi irréfragable que possible ; la poésie est un genre où l’on admet que la beauté se congratule et que l’insignifiance se tait. Si l’on a aimé, on doit l’exprimer (c’est toujours une manière de publier sa tendresse sympathique) mais il est inutile d’indiquer pourquoi – la félicitation seule tient lieu de mise en valeur de son humanité, et même une explication gâcherait parce qu’on pourrait la contester – ; si l’on a détesté, c’est que sa sensibilité ne s’accorde pas avec celle du poète, voilà tout, il n’y a rien de plus à exprimer, et l’on ferait mieux de le cacher plutôt que d’exposer cette grincherie. La poésie – et, certes, la plupart de le la bouquinerie contemporaine – refuse la critique : c’est un principe poétique de ne jamais entrer sur le terrain du commentaire, et le poète, et l’artiste, paraît s’être condamné il y a longtemps à prétendre toujours : « Toutes vos interprétations sont bonnes. Contentez-vous sans les expliquer d’indiquer vos meilleurs transports, et je vous serai reconnaissant de réagir si bien au bon travail dont je vous fais présent. »

Mais c’est de la malhonnêteté, tout cela, manière d’éluder, confort de bureaucrate, et le contraire d’un écrivain et d’un lecteur : tout écrit sans exception, n’importe quel texte de volonté littéraire, se mesure à la correspondance d’une intention et d’un effet, poésie incluse, et il est du devoir du lecteur d’honorer un auteur en tâchant de comprendre cette adéquation ou cette différence. Au même titre, il n’existe pas un bon, un vrai spectateur de cinéma qui ne tâche à savoir où se situe la caméra, le mouvement qu’elle effectue, et quelle consigne pour la séquence le réalisateur a donnée aux acteurs. Rien n’est mystérieux en poésie et en art comme on voudrait le croire : j’ai parfois aidé des poètes à composer, d’autres m’ont parfois conseillé ; eh bien ! il existe incontestablement une solution optimale à n’importe quel problème poétique, comme un théorème, qui peut obliger à retoucher selon la suggestion d’autrui. Ce n’est alors pas pour faire plaisir ou pour se conformer à une opinion, ce n’est pas par sociabilité qu’il faut reprendre, c’est parce que, en ce qu’on souhaite transmettre, la suggestion est indéniablement meilleure, qu’elle s’argumente et se vérifie, et qu’un esprit impartial mesure sa supériorité, au lieu de prétendre à des causes mystérieuses par vexation ou par orgueil déplacé ; on aurait aimé, cette suggestion, la trouver soi-même avant de publier. Pour le comprendre, il faut être écrivain et artiste, pas le consommateur réplicateur du transport-proverbe, pas celui qui estime que la littérature est un défoulement de plaisir comme un autre, et ne pas s’être laissé corrompre par la pensée tant démocratique et facilitatrice, déculpabilisante, d’une presque absolue relativité de la qualité en littérature, qualité dénuée de critères et de mérite sinon le « goût d’écrire et de transmettre » – bien des auteurs ont ce goût et sont mauvais. Même la somme d’« inspirations » qu’on prétend servir à définir un poème est une construction qui, comme toute architecture destinée à inclure des hommes, implique des règles pour s’ériger avec solidité et pour servir ses utilisateurs : ces règles dépendent surtout pour la compréhension de la conformation de l’esprit humain auquel il s’agit d’accéder, se déclinant en applications exemplifiées pour plus d’éloquence, relevant de phénomènes qu’on pourrait classer – sauf intention délibérée d’écrire pour le seul épanchement insensé avec les parures sibyllines du maître hermétique, parce que la poésie est devenue l’art de l’obscur-qui-passe-pour-sagesse lorsqu’elle n’est pas l’art-du-banal-qui-passe-pour-sagesse (ou ça ne veut rien dire, ou ça veut dire le commun le plus éculé, et le plus souvent un mélange des deux.) Les sciences humaines – il faut encore le répéter –, au titre de sciences sont objectives ou du moins tendent à l’être par l’essor des progrès auxquels elles se destinent si elles sont bien sincères, ainsi l’interprétation des textes constitue-t-elle un domaine de certitude, mesurable, étayable, instruisible – n’en déplaise à nos universitaires qui aspirent à investir la littérature entière pour leur possession exclusive et indécidable, infinie, et qui, pour cela, ont besoin d’un siècle d’extrême tolérance, avec si possible, puisqu’on en a tout lu, les listes de courses de Hugo et les commandes au tailleur de Musset, où aucun de leur commentaire ne puisse être contesté pourvu que ce soit aimable et intelligent (et surtout pas contesté par l’auteur lui-même ce qui constituerait un désaveu cuisant, c’est justement pourquoi ils commentent surtout des défunts). C’est notamment l’exemple universitaire qui forme la critique d’une époque : pas étonnant donc qu’on les voie occupés à défendre la culture woke sous le regard affligé des derniers professeurs leurs prédécesseurs qui n’attendent que la retraite pour recouvrer leur tranquillité raisonnable. La contemporanéité exige l’obligeance qui tolère tout, vraiment tout, sauf la contestation de son évanescente obligeance. Au même titre, critiquer objectivement un poème, c’est mal, perfide, le signalement d’une foncière inhumanité, et le poète ne s’y essaie qu’au péril de sa réputation ; on devrait interdire le critique qui ne remercie pas, qui ne s’enthousiasme pas du « don », qui ne s’épanche pas en remerciements vagues et consensuels. Le commentaire du poème doit s’en tenir à un délire béat, comme la notice d’un tableau abstrait illisible en attente d’enchères chez un commissaire-priseur : on n’a plus seulement un exemple d’autre chose, et lorsque des poètes unanimement admirés, Sainte Beuve et Verlaine, émettent des réserves sur Desbordes-Valmore, ce n’est pas en raison de leur expertise, non, c’est parce qu’ils sont intrinsèquement misogynes – CQFD (il n’existe pas de critique poétique négative qui ne procède, selon les normes de notre société, d’une malintention.)

Le prodige de l’immense majorité de la poésie à travers les âges, c’est d’exprimer tant de sentiments factices avec un aplomb que personne ne conteste et dont chacun se laisse comme par obligeance imprégner : on y vient avec l’effusion-d’avance, prêt à se laisser entraîner en un petit quart d’heure d’émoi-catharsis pour se donner prétexte de culture, cette humeur liminaire étant prélude à tout accepter avec une indulgence subjectivement innocente et objectivement coupable (car enfin, cela abîme à la fois le jugement et la littérature). Mais il est rare – ce qui vaut pour tous les genres mais semble plus préjudiciable s’agissant de poésie – que le lecteur s’adonne à un travail bien consciencieux et méthodique d’intellection de chaque mot : il a plutôt tendance à « passer » ce qu’il n’entend pas immédiatement de façon à achever le recueil plus tôt, ne relit guère, ce qui réalise une paresse complaisante et le déleste de sa responsabilité – il fait décidément de la lecture un stupide divertissement dont il ne s’accroît point – ; or, l’écrivain est quelqu’un qu’il faut lire c’est-à-dire respecter (pour reprendre mais avec plus de justesse la terminologie du siècle), et c’est même la moindre politesse que d’intérioriser chacune de ses propositions pour tâcher d’en déduire le sens et rapporter la signification à des critères de vérité ou de beauté. Et comment lire autrement ? J’aimerais savoir à quoi « rime » la lecture de celui qui « passe » des mots et qui épuise son temps à une histoire dont il n’essaie même pas de tout comprendre (je ne m’étonne pas, à ce prix, du succès croissant des mangas : c’est plus facile et pour un processus équivalent auquel au moins on a retranché le désagrément d’avoir à intelliger des mots c’est-à-dire à les traduire en images mentales ; on « lit » ainsi, terme positivement connoté, on est « lecteur », on accède sans doute à la « littérature », du moins à la Culture, et cependant c’est tout juste si l’on a dû parcourir des lettres) ; mais nombre de lecteurs de poésie ne s’essaient pas à cet effort et ainsi ne répondent pas au travail de composition par un similaire travail de compréhension – on agace même le poète à le lire scrupuleusement (souvenir d’un sonnettiste qui s’énerva parce que je lui remarquai que le « boîtier » d’une montre, ce n’est pas l’écrin en satin). La poésie est devenue uniquement un objet où l’on s’abandonne : c’est le mode de « lire » contemporain selon lequel on admet que ce qui est fluide et accessible, c’est-à-dire populaire, est bien écrit (voilà pourquoi un éreintement de Teulé scandalise : il faudrait réformer sa façon de lire, et notamment les deux piteux critères que sont le rapide et le facile), mais que le reste n’est pas forcément mauvais non plus – ou l’on trouve que c’est beau, ou que c’est sans doute beau même si on ne l’a pas trouvé. Quel honneur c’est pour un écrivain d’être évalué par un tel lecteur : celui-ci vous aime parce qu’il vous a compris, mais il conserve son bénéfice-du-doute pour celui qu’il n’a pas compris et qu’il aime à peine moins que vous ! Quelle fierté d’être aimé par tant de gens qui ne savent pas pourquoi ils vous aiment et qui aiment presque autant ceux qui font l’inverse de ce que vous faites et que vous considérez vos ennemis ! Le plaisir d’avoir un lectorat de la sorte qui ne dirige nullement ses admirations selon des arguments, et qui se propose de tout admirer par défaut ! Ils ne jugent personne mais assurément aiment votre œuvre, et manifestent tant l’absence de jugement quand ils vous aiment que vous préféreriez être aimé par ceux qui vous détestent, ceux-ci ayant au moins des raisons confirmant un certain sens critique ! Comment ne pas voir à tel prix qu’un auteur contemporain qui se satisfait de son public est toujourshypocrite : il feint de s’accommoder d’êtres sans avis et contradictoires, et méprisables, qui ne parlent jamais d’art et se contentent d’en apprécier le plaisir ! Vraiment, si ensemble le marché et le contrat ne prévoyaient pas de dire toujours en souriant du bien de ses lecteurs…

Alors j’ose le dire : la plupart de la poésie ne vaut rien, même depuis longtemps, et ne consiste qu’en médiocrités mièvres et imageries ridicules, ce qui inclut la majorité des poèmes de poètes célèbres, Lamartine, Hugo, Baudelaire, Rimbaud, etc. Lire un recueil de ces individus revient presque toujours à chercher quelques poèmes remarquables qui s’écartent du style-poète c’est-à-dire de siècles de conventions, et à « jeter » virtuellement le reste, les trois-quarts de l’ouvrage n’ayant servi à peu près au poète qu’à patienter en attendant une idée originale : ces trois-quarts sont clichés littéraires ou recyclages de figures, amabilités et élégances, ce qu’une analyse rigoureuse révèle avec une évidence incontestable sous l’assaut des preuves multipliées et harcelantes comme des balles (je me souviens, en lisant pour la première fois de plein gré un recueil de Verlaine (ce doit être Parallèlement) d’avoir pensé : « Mais où sont donc ces pièces d’ostensible génie qu’on est censé vénérer ?) À vrai dire, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ne succombât pas, après discussion, à l’épreuve de vérité de la critique distanciée : tout au plus l’adversaire quitte la partie ou, comme sur le groupe d’Agrégatifs, préfère couper la parole pour entretenir ses illusions de candeur. Car enfin, ce n’est pas mal de rencontrer quelquefois en un recueil de poésie une pièce forte, mais quand même, quel assez long ennui, entre deux morceaux de bravoure ! Je dirais – qu’on pardonne mon intransigeance intempestive – que, pour que le recueil fût jugeable comme bon, il ne faudrait pas pouvoir lire trois poèmes de suite sans avoir besoin, un besoin réel et profond, de s’appesantir au sens inédit d’au moins l’un des trois, au point d’être contraint de refermer le livre un moment et de méditer quelque peu ; or, la plupart des recueils indéniablement se lisent à la suite sans interruption, parce qu’on n’apprend rien, parce qu’on passe au suivant dans l’espérance d’un apprentissage sensible, et même parce que les pensées et sentiments y font évidemment un répertoire des expériences les plus prochaines et les plus automatiques, autrement dit c’est tout à fait ce qu’on pense et ressent quand on s’en tient à ce qu’on est censé penser et ressentir selon la littérature, ce tant racoleur « comment ne vois-tu pas qu’en parlant de moi je parle de toi ? ») où la poésie est surtout un conservatisme de forme jolie. C’est conditionné, habitué selon des siècles de traditions, et cela perpétue chez le lecteur sa conformation pour des siècles encore de traditions : on a tort de célébrer les poètes, ou plutôt on a raison puisque ce n’est en définitive que pour se célébrer soi-même, ses préjugés et sophismes. Logique que le Contemporain éprouve une gêne à voir critiquée la poésie : il sent bien en loin que c’est la structure de son esprit qu’on attaque, et il ne le permet pas, préférant avancer les valeurs de tolérance et de bienveillance plutôt que renoncer au maintien confortable de son intrinsèque crétinisme.

Mais si l’on me lit, on sait (« on » c’est-à-dire environ personne) depuis quelque temps combien ma poésie s’oppose radicalement à la sempiternelle convenance des poètes : je tiens à ne jamais écrire un vers qui ne serait pas nécessaire, c’est-à-dire inédit et édifiant d’abord pour moi, ensuite pour l’éventuel lecteur, ainsi qui ne surprenne ni ne choque, moi comme un autre. Et la forme exigeante et condensée du sonnet s’accorde à la constitution d’aphorismes spirituels ou émotionnels, qui sont presque autant épigrammes que madrigaux, et c’est pourquoi je m’y prête, parce qu’il importe surtout en poésie de ne pas délayer ni répéter, de ne pas perpétuer le poème-qui-poétise, complu en symboles. La quantité réitérée de gentillesses et mignardises de n’importe quel recueil démontre que les écrivains se moquent de grandeur pour autant qu’ils ne cessent de plaire, qu’ils n’osent que rarement se porter en exemples mais en suiveurs d’opinions et en quêteurs de louanges, y compris quand ces éloges sont issus d’une méprisable foule sans conscience critique : le poète fait « de la poésie », ce lui suffit, ainsi contribue-t-il sans vérité à une sorte de gloriole nationale, et, non accessoirement, à sa fortune. Les poètes les plus aimés, comme presque tous les auteurs célébrés, sont en premier lieu des êtres complaisants. Un poème « universel » est avant tout une pièce décorative qui ne veut rien dire sinon, après s’être mis à la place du piètre quidam, le : « Continuez de voir le monde comme vous faites ! » Le triomphe est à condition de la surestime du troupeau ; il faut vanter le vulgaire pour s’en faire aimer ; compromettez-vous à la bassesse ordinaire, et vous serez loué.

Enfin, il y aura toujours un profit malgré eux à ces enfileurs de plaisants vers, c’est qu’ils donnent à certains l’envie de les écraser indéniablement : en voyant ce dont ils sont incapables et qui satisfait tant, un véritable artiste se sent le défi de supplanter ces mascarades inutiles et pernicieuses qui entretiennent le « bon goût » des idées médiocres. Il amoncèlera à sa suite, à cause de son intarissable vérité, la réprimande de ceux qui, taraudés par la conscience de ne pas savoir lire, alignent tant de mauvaise foi que ce sera pour lui autant de victoires à mettre à son crédit.

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