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Henry War
3 janvier 2024

La mort de son enfant

Je crois avoir atteint cette maturité où je suis aussi légitime – sinon plus, oui, désormais j’ose même écrire : probablement plus – à parler de faits que je n’ai ni directement ni réellement vécus, comme la mort d’un fils, que ces gens que l’événement a traversés mais qui sont restés à l’opinion morale, que l’événement n’a point altérés dans la posture qu’ils s’étaient comme engagés à prendre avant l’événement même inattendu, au point qu’ils n’en ont senti que ce qu’il était déjà convenu d’en vivre, la portion cliché, la pensée-proverbe de circonstance, tout ce que cette catégorie d’événements suggère a priori. On voit tant de récits de guerre, ou de toute autre violence, qui n’ont fait que recopier la réflexion sociale, que, si l’on a quelquefois feuilleté la littérature d’autres sociétés sur les mêmes batailles ou sur des brutalités identiques, on entend toute l’imposture de croire tenir à ses avis à soi quand ils consistent en perpétuations de visions et de réactions conditionnées. On ne vit décidément ses expériences qu’à travers le regard de la communauté et son jugement de ces expériences. Expérimenter revient toujours à se rapporter au choix d’une communauté qui prétend avoir bien expérimenté avant soi et qui détermine le champ des possibilités émotionnelles et réflexives. Il n’existe pas de conclusion authentique ou spontanée, rien qu’occurrences, que variations, dont la typologie restreint aussitôt l’initiative du témoin à peu d’alternatives au point que j’affirme qu’il n’y a pas d’expériences individuelles.

Les cartons de condoléances qu’on envoie à qui a perdu un fils sont-ils bien sincères et ne contiennent-ils pas en l’extrême majorité des cas la plus banale pensée de congruence ? — Oui, mais l’on n’a pas perdu l’enfant soi-même, voilà la différence. ­­— D’accord, mais ne vivez-vous pas réellement à proximité de qui l’a perdu ? Cette personne n’est-elle pas quelqu’un de vivant pour qui vous devriez vraiment compatir ? Or, vous feignez pour la plupart, vous semblez déconnecté du monde et des êtres, et vous vous contentez de rendre les réflexions et les actions idoines, largement impensées, même à ce contact de réalité : en tant qu’ami ou que collègue, en cette circonstance où une marque d’identité ne vous eût rien coûté, vous avez joué un rôle. — C’est autre chose d’avoir vécu le traumatisme. — Mais déjà vous n’avez rien reçu, vous, de ce « traumatisme » au second degré de côtoyer celui qui est supposé l’avoir vécu. Pourquoi donc présumer autrement qu’à votre exemple ? En cette réalité un peu concrète, il serait logique que vous eussiez ressenti quelque instantanéité originale, une profondeur effleurée, pour ce collègue ou cet ami, au lieu de quoi, faute de certitude, vous vous êtes juste appliqué à correspondre à un standard, et avez répondu à la violence supposée par des mots de pure communauté. À vrai dire, vous ne savez pas ce que vous pensez et vous ne voulez pas le savoir, alors vous empruntez un certain style qui paraît s’adapter à la circonstance. Comment donc, puisque vous ignorez ce que vous êtes au contact de cet événement indirect qui, au contraire de qui l’a vécu, vous laisse bien de quoi réfléchir, ne pas extrapoler au contact direct de l’événement où vous auriez moins le temps de penser ? — Le sentiment étant plus fort, il est plus évident. — Il est évident peut-être exactement comme le carton que vous avez rédigé. Votre endeuillé n’est-il pas « dévasté » pareillement qu’il est censé l’être ? À quelle différence notable faites-vous que c’est lui qui est endeuillé ? Quoi ? vous l’avez trouvé singulier, vous, dans sa manière de subir ou d’exprimer son deuil ? Et vous diriez qu’il n’était pas endeuillé comme tout le monde dans sa situation, pas endeuillé de façon conforme ? Quels indices avez-vous qu’il n’a pas agi ni ne s’est exprimé de manière à répondre à une image morale et dans la seule mesure des alternatives que sa société, insinuée en lui, offre ? Connaît-il seulement d’autres versions du deuil qu’il eût pu exprimer ?

Je me moque de l’intempestive cruauté de ce mépris de la douleur banale et que j’estime factice du parent vrai qui souffre faux, et je n’ai pas d’égards pour l’artificiel et le plagiat même involontaires, je ne compatis pas aux souffrances recopiées, je ne me sens guère d’affinités avec un programme qui déroule. D’ailleurs, je ne doute pas que, comme pour d’autres pièces que j’ai écrites sans avoir expérimenté leur sujet, des lecteurs émus viendront m’écrire combien j’ai su relater dans mon poème leur douleur vécue avec exactitude, croyant alors que ce que je détaille ne peut être aussi juste que par l’épreuve personnelle et que c’est nécessairement que j’écris en père endeuillé. Je n’affecte pas la tristesse, le temps d’écrire un poème, j’ai vraiment souffert la mort de mon enfant, et avec une vérité plus particulière que ces correspondances d’un être avec d’autres milliers, avec cette réaction apprise : je ne doute pas de leur souffrance, ils ont bel et bien mal, mais j’admets que dans « Je souffre » la partie la plus usurpée n’est pas le verbe mais le pronom ; « je » n’existe pas, c’est un « on » qu’il fallait dire, ou bien il faut signifier : « Dans cette situation connue, je souffre comme chacun. » La conception selon laquelle la douleur – ou n’importe quelle expérience – n’est pleinement partageable qu’avec ceux qui l’ont directement éprouvée, tous les autres étant exclus de connivence, et qu’on reçoit forcément à cette épreuve une similitude d’informations qu’aucune interprétation ni représentation ne peut altérer, et qui serait le seul réel de référence en-dehors de toute influence, est une naïveté et d’une très fausse évidence, d’ailleurs aisément réfragable : s’il ne s’agissait que de vivre une même expérience pour en tirer une convergence de sensations et de points de vue, comment se fait-il que tant de Contemporains ayant vécu presque strictement les mêmes vies soit environ rien (l’existence du confort est, il faut l’avouer, de peu de variété), sont en tel désaccord sur tant de considérations même essentielles ? Il faut logiquement se résoudre : l’expérience personnelle ne joue environ aucun rôle sur les représentations, parce qu’elle n’est elle-même que le fruit de représentations qui la préexistent. Nombre de nos perceptions sont le résultat d’un prisme qui va rétrécissant ce qu’on est disposé à voir, à inférer et à déduire. Si l’on est semblables, c’est qu’on se conforme à une même sociabilité : or, la différence marquée avec le fruit d’autres sociétés prouve combien notre consensus est peu légitime, ni spontané, ni nécessaire, universel et humain !

D’ailleurs, la conception du il-faut-l’avoir-vécu-pour-en-parler est l’indice de personnes qui, sachant lire peut-être c’est-à-dire intérioriser un message et une situation inédits, ignorent cependant le profit fondamental d’écrire, et voici comme on doit l’entendre : le propre du récit qu’on invente est de réaliser l’expérience d’une vie qui n’est pas la sienne, et d’en imprimer la marque si fort en soi que le souvenir en demeure comme si on l’avait réellement vécue. Sait-on que l’auteur impliqué relate avec tant d’absorption qu’il ne livre même pas l’intégralité de ce qu’il visualise ? Le lecteur, s’il intériorise le texte comme il est supposé faire, et avec l’intensité qu’un écrivain consciencieux réussit à transmettre, ne doute pas de ce qu’il reçoit qui est égal à ce qu’il voit et touche et qui, semblablement à la réalité, ne se rassemble en son esprit que sous forme d’idées – mais un lecteur n’existe pas – l’expérience consiste uniquement en déductions issues de représentations. Mais j’ai déjà longuement expliqué cela en un commentaire étendu de La comédie de Charleroi de Drieu La Rochelle, notamment comme l’expérience ne s’insinue en soi que pour confirmer une représentation antérieure et jamais pour en fabriquer de neuves, de sorte que nos émotions et réflexions ne procèdent que d’une sélection parmi un éventail de conceptions préjugées et ambiantes, et qu’on n’extrait rien de l’expérience réelle, n’y piochant paresseusement que des idées disponibles, et qu’on se contente de cette facilité bienvenue. Le Contemporain fait son sempiternel marché de conclusions exposées à la montre et préexistantes, qu’il interprète en impressions et qu’il exprime en attitudes, pour ne pas dire en lapalissades et en poses : s’il vit dans une autre société, il est réduit et complété d’autant que cette société lui propose d’alternatives, mais son individu ne compte point dans ce qu’il est capable de percevoir et de comprendre, son irrésolution le rend jouet des sélections les plus accessibles et répandues, un peu comme le lecteur qui, pour choisir un livre, se sert sans en avoir conscience dans la liste des dix titres annuels les plus homogènement solubles en son milieu. Ainsi, ressentir la douleur mentale, c’est presque toujours l’identifier à une autre qu’on peut extérieurement reconnaître : après, il suffit d’appliquer sa pensée à la ressemblance – faiblement distincte, mais quelquefois un peu quand même pour se savoir une personnalité – du répertoire enregistré

C’est ce qui me fit abhorrer, après une mûre distance, les témoignages de Hugo sur la mort de sa fille : en confiant un malheur attaché à une perte censée être très intime, comme il n’exprime rien de plus que ce qu’un présupposé imaginatif aurait pu reconstituer – à vrai dire rien de ce qu’une sensibilité normale n’aurait prévu en s’y penchant avec soin, ses poèmes étant objectivement si prévisibles ! – il ne fabrique rien, répète le déjà-su, reformule et affecte, fait ce qu’il appelle dans Les Contemplations « parler des autres en parlant de soi », doctrine qui s’applique en particulier lorsque le procédé de recherche consiste à aller quérir la plus prochaine pensée plutôt que la plus juste, raison pour laquelle la plupart de ses textes de deuil, censés le résultat d’une amère pointe, ne sont qu’élégance et que confirmation, non pas hypocrites mais convenus. Hugo est pour l’essentiel l’éternel repreneur de conceptions médiocres : c’est surtout en restituant avec méthode et tournures les pensées-de-peuple qu’il est devenu si populaire. Or, pour être génie, c’est avant la mort qu’il eût dû écrire ces poèmes, et, s’il les avait écrits après l’événement, ou il lui aurait fallu signifier davantage que ce que n’importe qui ne l’ayant pas vécu pourrait deviner, ressentir et décrire d’avance, ou il lui aurait fallu se taire, l’exposition de sa douleur ayant quelque chose non d’impudique – on sait que l’impudeur m’indiffère – mais d’excessivement valorisant et de très mise-en-scène, comme si ce décès fut un opportunisme irrésistible pour se célébrer la verve et paraître d’une humanité supérieure. J’ai haï Hugo, après l’avoir entièrement compris lorsque je me fus placé en sa position de poète, pour sa propension à se parer grâce à la mort de sa fille : un homme solitaire et profond, qui vivrait une telle épreuve et en ferait œuvre sublime, aurait des scrupules à se proposer à la gloire pour ces faits tragiques, à profiter de ce drame, à exposer ainsi sa faconde, à tirer de cette délicatesse un succès personnel d’indélicatesse puisque, à bien réfléchir (ce qu’il ne fit point, trop occupé à courir au triomphe), ses poèmes sur Léopoldine ne présentent même pas l’avantage d’une leçon qui pourrait édifier – quel profit à la lire sinon, celui de contempler : « Ah ! quel belle âme de poète ! ». Mais fort heureusement, Hugo, cela se partage, cela se communique, cela se vend, on exige de se le réciter en admiratives pâmoisons : Hugo se destine à se répandre en empathique superficie, comme si lui-même, avec ses emphases, était tout d’extériorité et rien de teneur – il est rare de trouver chez lui une pensée qui ne soit pas fondée de proverbe, et même rigoureusement façonnée dans le style d’unproverbe (parfois, mais plutôt par chance, le proverbe n’a pas tort, et si l’on lisait méthodiquement ces proverbes pour les colliger, on verrait sans nul doute qu’ils se contredisent, puisque c’est uniquement leur aspect qui les fait admirer et non leur fond qui peut sans mal, de l’un à l’autre, être disparate : on ne les approuve justement que par sensation de proverbe).

Alors je parle de la mort de mon enfant avant qu’elle n’arrive, parce que ce serait trop facile autrement, parce que j’aurais honte de profaner un fils réel à l’autel du pathétique de la littérature, et parce que je n’ambitionne pas, si cette mort se produisait vraiment, qu’il en résulte de la théorie à la réalité une différence sensible : je n’ai jamais été déconcerté par un phénomène que j’avais envisagé, exploré et décrit ; la douleur la plus vive se devine que son appréhension atténue. Les souffrances et désespoirs profonds n’ont pas besoin d’être réels ; ils peuvent être moins factices d’être parfaitement imaginés que d’être vécus trop convenablement. C’est ainsi que j’ai tant perdu en idée qu’en pratique je n’ai plus rien à perdre – je me suis souvent torturé par l’anticipation de maux qui pouvaient advenir. J’ai donc aussi affronté la mort d’un enfant, et, en cette douleur affreuse, si c’était le plus jeune de mes fils, je sais d’avance que ce ne sont pas les manques évidents, tous les prétextes à plaintes sinistres et composées, qui me causeraient le plus de mal, les sentiments d’injustice et les vestiges de petite enfance innocente ; mais c’est en moi, en moi seul qui suis à blâmer de mon égoïsme de père, au tréfond de ce moi tendre que point l’envie irrépressible, alors frustrée, de presser contre moi ce corps doux et rond, de humer l’odeur primale des cheveux et de faire babiller la voix mignonne, qui me ferait une souffrance infinie, plus terrible que la vengeance parce que mêlée de mémoire et de pulsion qu’aucun bras ne peut plus saisir, parce que l’enfant, en ces premières années entre bébé et adolescent, consiste précisément en l’être presque sans pudeur, et d’un viscéral attrait, et qu’on peut réciproquement et hautement aimer, pour soi, pour soi-même, uniquement pour soi-même

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Commentaires
A
Une relation, quelqu'un de proche de quelqu'un de très proche, mais de moi éloignée a accouché très avant terme. La viabilité du nourrisson était faible, il a tenu quelques jours. Avec toutes les limites de sa croissance entravée il a eu des sourires et des attentions exclusives envers ses parents et une indifférence vaporeuse envers le personnel soignant. Elle a raconté, c'est très très récent, immédiat presque, comment, vous savez cela, il tenait les doigts parentaux enserrés par ses petits raviolis aux ongles minuscules inoffensifs. Oui, indubitablement il y a du chagrin mais en haut de sa poitrine elle en a expurgé une force mitigée d'espérance par l'inexprimé, l'animal puissant, son petit souffle avant les peines. Elle a rencontré là de l'unique, une lettre, une rune qui laisse à l'interprète toute l'audace de s'ébrouer à vivre, accepter voir faillir ce qui étincelle. La route claire devant les larmes.
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