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Henry War
9 janvier 2024

Littérature utile

En admettant que la littérature, en tant qu’art et que réalisation de l’intelligence, doit servir à quelque chose, j’ai probablement, en même temps que porté un coup fatal à la grande majorité de la production contemporaine, insinué une étrangeté, soulevé une objection, sinon fait naître un paradoxe ou une perplexité, en l’esprit de mon lecteur, ce qu’il s’agit à présent de démêler avec soin : c’est le cas si l’on ne concevait pas que les écrits autres que civils eussent vocation à être plus qu’agréables et superflus – ce « superflus » ne s’entendant qu’à condition d’admettre que l’agréable est secondaire en l’existence, ce que d’aucuns récusent avec principe et conviction –, notamment si l’on supposait au contraire que leur destination était justement de n’être utile à rien. La sorte de doctrine que je soutiens paraîtrait largement élitiste et besogneuse à des êtres habitués à faire des œuvres un supplément adventice au nécessaire de la vie, comme une distraction pour en alléger la peine, et je n’ignore pas qu’ils m’accuseraient de les inclure dans l’ensemble rébarbatif et moderne, si tristement sérieux, des choses destinées à un « certain usage », comme si tout devait aujourd’hui et au monde se conformer à une fonction et trouver une destination exacte et strictement pratique. Or, je sais moi aussi comme le dogme inverse est à la mode : chacun prétend aimer que maints éléments de la vie humaine soient fantasques et sympathiques, non dévolus à un rôle déterminé et fixe, et qu’on puisse librement faire de l’art l’additif de divertissement à l’existence « catégorique » et « rangée ». Le désordre et l’intuition sont à la mode, et je crois que ce ne soit pas tant le fruit d’un goût spontané pour l’originalité et l’expression de soi que de l’incapacité de sediriger en tenant à justifier cette inhabilité par un choix délibéré. Ils disent ou pensent : « Je ne veux pas que l’art soit utile parce que ce serait dégrader les œuvres de l’esprit au niveau de choses utilitaires comme l’aspirateur ou la lampe », seulement ce n’est pas vrai qu’ils côtoient les arts, et par exemple les livres, avec la pensée forte et prégnante qu’il faut absolument que rien n’y soit utile : c’est, au gré des prétextes, ce dont ils se servent pour justifier ou non leur posture vis-à-vis des œuvres d’art mais à laquelle ils n’ont jamais véritablement réfléchi. Ils admettent en gros que l’utile comme l’inutile pris en un sens radical et appliqué aux arts sont « exagérés », mais le sujet leur semble théorique et éloigné de leurs préoccupations, de sorte qu’au lieu d’objecter à tue-tête contre des penseurs et des artistes tâchant à concevoir des modèles, ils feraient mieux de se taire et de ne pas s’aventurer sur des prétentions qu’ils ne peuvent détenir. On a mieux à faire qu’entendre les proverbes de ceux qui ont intérêt à trouver après coup des arguments pour poursuivre leurs modes de vie et arranger leurs affaires et leur conscience : qu’ils continuent donc de « savoir » que tout ne doit pas être totalement utile dans un livre, et qu’ils ne cessent pas de « savoir » aussi que si la littérature ne servait à rien il y aurait quelque chose de regrettable et de piteux dans le fait de lire et d’écrire. Tout va bien pour eux ; ils sont imperturbables en cet entre-deux insignifiant : ce mitigé est ce qui leur correspond le plus, qui peut se traduire par : ne rien penser ni faire qui soit d’un degré sensible hors de la normalité policée. Tout ce qu’on peut dire au-delà de cet intermédiaire leur paraîtra une outrance, et ils ne l’écouteront seulement pas, ou bien l’oublieront aussitôt et le relègueront parmi les théories qu’on écoute sans les intérioriser. Je ne parle pas à leur attention : ce sont d’entiers non-lecteurs, des personnes incorrigibles, perdues à l’esprit de toute façon ; je les abandonne à leur bienheureux sort ; ils sont béats, et, assurément, je les blesserais s’il fallait les changer, comme on brise une colonne en étirant vigoureusement une scoliose. Ils n’ont pas une idée sur l’art, à moins qu’on nomme « idée » la pensée de tout le monde, et il faut les laisser à cette défaillance : je n’ambitionne pas de révolutionner la nation et ses mœurs. Si, pour rester contents, ils ont besoin de croire qu’un peu de tout en chaque chose est un dogme bon et de sain équilibre, je ne les offusquerai point pour les sortir d’où ils sont demeurés : leur vexation tourne toujours en défaveur de ce qu’on veut leur apprendre ; ceci est pour bien rappeler combien mon lecteur n’est pas lecteur d’aujourd’hui, et qu’il doit bien conserver sa conscience de ce qui le différencie d’autrui.

Mais si l’on s’éloigne des dictons et si l’on prend un peu de distance, on trouve que le plus grand galvaudage qu’on ait fait de la littérature et des arts fut de les dédier tout entiers au service du plaisir et de la décoration, c’est-à-dire du divertissement : dès lors, on n’a plus fait attention qu’à l’efficacité de cette mise à disposition ludique à destination de la majorité, et l’on s’est contenté de regarder aux moyens de réaliser cette satisfaction, sans plus chercher à savoir si elle était légitime. Cette relégation a sans aucun doute contribué à l’appauvrissement de leurs dignité et honneur, et à la relativisation de leur rôle, de leurs procédés, et des jugements portés sur eux : on s’est mis à considérer pour réussi, pour excellent, voire triomphal, un livre n’ayant d’autre usage que de vouloir plaire et y parvenant à la mesure du grand nombre ; on a confondu ainsi le succès et la qualité, on a mêlé la hauteur des ventes et celle des œuvres, particulièrement parce qu’en esprit démocrate on a refusé d’admettre que le peuple n’aspirait pas à des ouvrages élevés mais à des livres divertissants : et c’est ainsi que la pensée de l’utilité de la littérature a progressivement disparu, remplacée par celle de son agrément, et, avec cette priorité, la morale du livre s’est elle-même infléchie pour justifier ce paradigme, au point qu’il est a priori « mal » de réclamer qu’un livre soit d’abord utile à quelque chose. Or, il est clair que si avant d’entamer un livre, le Contemporain se demandait, plutôt que quelle distraction il va tirer, quelle nécessité préside à la fois à la rédaction de l’œuvre et à sa lecture, assurément il porterait un regard tout différent sur l’action que représente la littérature, et que, relativement à ses effets à évaluer, il exprimerait des exigences presque opposées à celles qu’il conçoit actuellement : il supposerait que l’essence justificatrice du livre est de réaliser sur le lecteur quelque force performative, une influence foncière, une nette et sensible altération de regard, au lieu de l’inoffensive paralysie mentale qu’il en tire pour l’heure et dont il ressort en s’ébrouant comme la chien aussitôt au sec se débarrasse des gouttes qui l’ont alourdi – cette image triviale est tout à fait à la ressemblance du lecteur actuel qui « sort » d’un livre : il a pris son « bain », mais à présent il veut se sentir complètement « émergé » ; les restes de l’œuvre l’encombrent toujours comme une anormalité qui retient le peu de son intelligence, et il tâche à se défausser de cette espèce de déliquescence. La « perte de temps » qui définit largement le rapport moderne à la littérature et aux arts, qui lui sert de soubassement et même qui constitue sa modalité ou son régime, ne saurait s’accorder avec l’idée sérieuse et « solennelle » d’une « contribution » ou d’un « apport » où s’intercalerait un engagement entre le lecteur et l’œuvre, un objectif qui ne serait pas de l’ordre facultatif et subjectif de la distraction et de l’amusement, ce qui fait aussitôt de la lecture un enjeu plutôt qu’un jeu : là commence-t-on à appréhender l’utilité d’un art. Autrement dit, si le Contemporain était particulièrement attentif à sa dépense et à son gain, il n’abandonnerait – ne sacrifierait – pas tant d’heures, dès lors précieuses, à une activité aussi vaine que d’essayer de deviner qui est l’auteur d’un crime fictif en une intrigue aussi imaginaire qu’invraisemblable et absolument non transposable à la réalité : il conserverait la pensée d’une nécessité à un pareil assemblage, d’un lien du livre au monde, et il s’interloquerait de ne parvenir à en trouver – il sentirait une anomalie à un livre-pour-rien ou pour-parler. C’est que la longue convention de la « légèreté » d’une œuvre, de son inconsistance référentielle, de son absence de rapport à la réalité et de son détachement le plus total de l’existence du lecteur, hormis pour lui créer de cette excitation ou de ce transport qui en font l’avantage exclusif de nos jours, par laquelle on l’admet un accessoire d’autant plaisant qu’elle ne répond à aucun besoin d’importance hormis une sorte d’évasion et diverses émotions exacerbées et peu plausibles, est incompatible selon moi avec une idée élevée de la lecture, une idée digne et honorable (une idée intempestive), car alors tout ce qui devient un objet de plaisir se passe entièrement de commentaires et d’analyse artistique, ne sert qu’une jouissance qu’on trouverait plus directement et plus fort par d’autres biais comme la sexualité, et se fond en un forme d’égoïsme réciproque où l’aveuglement des lecteurs à l’égard de leurs propres satisfactions – dont l’envie d’oubli-de-soi est devenue si grande – rejoint le désir des auteurs à amasser de l’argent par des moyens complaisants en se considérant des bienfaits plutôt que des devoirs. C’est un mode de considération des textes où personne n’a une responsabilité, où chacun se défoule, où nulle relation n’est placée sous le signe d’un respect mutuel, où aucune hiérarchie ni vertu ne distingue le paresseux auteur du lecteur fainéant, et où la relativité des échanges n’induit pas la moindre volonté d’un travail réciproque : c’est, réalisé en une époque qui associe pourtant l’utilité au commerce, le système le plus consumériste du rapport à l’art selon lequel, comme auteur et lecteur ne font que se faire plaisir et n’envisagent leur présence que comme une obligeance facultative, nul ne se doit quoi que ce soit, et nul n’entretient pour l’autre une forte attente. L’auteur n’est que prestataire de service, son offre ne fait que répondre à une demande, et c’est pourquoi on ne lui voue ni admiration ni reconnaissance : comme il est inutile, du moins comme son utilité ne touche à rien d’essentiel, on ne saurait conférer ni à lui ni à son œuvre beaucoup d’importance, ce qui est bien différent de la situation où l’on espère qu’un livre révolutionnera au moins partiellement ses perceptions et ses conceptions, et où on lui attribue par défaut ce rôle. À force de relativiser l’objectivité du livre et sa fonction, on a fini par admettre que c’était un objet assez quelconque, que rien de primordial de l’auteur au lecteur n’était forcé de se transmettre, qu’on pouvait rester à regarder un livre extérieurement c’est-à-dire, même en s’en sentant captivé, ne rien incorporer de sa matière à soi ou seulement le temps de la lecture, qu’en somme l’apport n’était pas du tout obligatoire : le livre n’étant pas supposé utile, il est devenu tout à fait relatif, on ne le juge plus sur sa pénétration durable en l’esprit du lecteur, l’auteur ne réclame plus d’analyse de ce dernier et ce dernier ne nourrit pas d’exigence à son endroit ; en fait on ne le juge plus du tout. Ces gens de part et d’autre du livre ne se regardent pas, ne se devinent point, ils n’ont presque pas d’égard l’un pour l’autre parce que le livre n’a aucune fonction plus que ludique, aucune gravité : comment pourrait-on tirer rancune de ce qu’un livre, qui n’est pas censé servir, en effet ne serve à rien ? Chacun en cette relation est dégagé d’obligation : si ensemble on ne joue pas bien, on se quitte quand même amis, sans reproche, en étrangers qui ne cherchaient pas à devenir autre chose. De toute façon, qu’il soit bon ou mauvais, le livre n’avait pas d’importance au départ, il était fait pour ne servir à rien, son rôle était du domaine de l’inutile, alors pourquoi en vouloir à l’auteur ? du bon inutile à l’inutile mauvais, la différence est infime. « Le livre n’a rien fait » signifie seulement : « Il n’a pas diverti » ; c’est un inconvénient mineur, faute de plus vaste ambition pour un livre. On consentait à perdre son temps : or, c’est en effet ce qui est arrivé dans tous les cas. Pas étonnant, à ce sujet, qu’il soit rare qu’un Contemporain n’achève pas un livre de divertissement, même mauvais, car quoi qu’il arrive il reçoit à très peu près ce qu’il espérait, et la déception du lecteur aspirant au divertissement se mesure toujours au faible écart d’un divertissement intense à un divertissement moindre ; il était prévu que ce soit une dépense inutile. On se plaît quelquefois à critiquer l’opéra quand il fait chanter des arbres ou lorsque de vieux ténors obèses sont censés se faire aimer de cantatrices menues et jeunes, mais on n’entend pas tout l’absurde similaire de sa situation quand on gaspille son temps à lire des histoires impossibles dont il ne restera rien en soi ; et, si l’on y songe, un tel usage n’est pas seulement insensé, il est presque répréhensible spirituellement ou philosophiquement, il gâche la belle perspective et le noble potentiel de la littérature sur des êtres et sur des foules, en ceci il est dégradant, il est révoltant, il est immoral, du moins tant qu’il existe la possibilité de livres qui servent à gagner des années d’expérience et d’esprit et que les foules si vastes n’aspirent au contraire qu’à en perdre par leurs lectures, au point qu’elles en sont à concevoir que c’est la destination même, et principale, de la littérature. Il a fallu une décadence bien grande du livre et de ses réalisations pour le porter à cette définition populaire : « Objet en papier servant de hobby pour s’évader et se confirmer. » Le livre s’est abaissé par usages progressifs approximativement à la fonction d’un match de football.

Mais si l’on prenait l’habitude contraire de considérer le livre plus que cela, on ne lirait pas dix pages de suite sans s’interroger sur leur nécessité et sur leur apport au-delà de la sorte d’étourdissement que le texte procure, et l’on ferait ainsi régulièrement le compte du profit et de l’utilité du livre, ainsi que de toute chose faite pour une certaine destination. Je ne doute pas que bien des auteurs clameraient que cette représentation du livre est une conception réductrice de leurs œuvres, mais je pense que c’est parce qu’ils craignent surtout à être mesurés et évalués à l’aune de ce qu’ils apportent de profond, et qu’ils sentent à ce critère de l’utilité de leurs livres un véritable péril pour leur réputation et leur carrière. Au fond, ils ont grand intérêt à ce que ce qu’ils écrivent demeure au niveau du divertissement, et surtout parce qu’ils ignorent comment faire mieux. Si l’on y regarde bien, une longue tradition d’écriture qui ne date pas seulement de cent cinquante ans consiste à délayer une œuvre sans nécessité : quelques pensées courtes font un essai de quatre cents pages, et quelques situations qu’un auteur à initialement imaginées et trouvées originales se réalisent en un roman d’autant ; or, ces conventions sont absurdes. Qu’on compare les dissertateurs philosophiques avec les éclairs compendieux de Nietzsche : ceci pour signifier qu’on ne devrait jamais lire une phrase sans se demander à quoi elle sert dans l’œuvre et pour la transmission – c’est désormais ainsi que je lis, et pourquoi je me lasse de lire, pourquoi je termine de moins en moins mes livres. Or, l’usage majoritaire est opposé, et il s’agit presque de partir du présupposé que rien, pas un paragraphe, pas une page, ne doit avoir une utilité ni dans la structure du livre ni dans la structuration mentale du lecteur (ce dernier tenant tant à sa si médiocre intégrité qu’il prendrait comme offense qu’on tâchât de l’influencer), et j’en viens à lire des romans ou des essais où je m’aperçois que ce sont des chapitres entiers qui pourraient être avantageusement retirés, dont la suppression même contribuerait à accroître la densité du propos. C’est véritablement un cas général, même en entendant la notion d’utilité d’une façon extensive, par exemple en continuant de reconnaître à la description ou à la digression quelque véritable et bonne fonction : la plupart du livre abîme le livre c’est-à-dire altère son effet même de divertissement. Des auteurs en sont à recopier des passages au mot près pour rappeler à leurs lecteurs idiots ce qu’ils ont déjà oublié de l’intrigue, ou ils épanchent des scènes évidemment et incontestablement inutiles qui ne valent pas même pour transitions à dessein de « faire de la page » ou pour rehausser par contraste le peu d’actions et d’émois qui se trouve dans l’intrigue principale. Combien d’essais également, depuis longtemps, se contentent d’aligner des clichés et des références qui ne sont pas même des pensées et n’appuient point la réflexion d’ensemble ! Et je m’étonne, moi, que par une sorte de pitié ou de bêtise, on ne s’aperçoive pas de ces défauts que je révèle irréfragablement à mes détracteurs qui finissent, devant mes preuves, à se ranger à mon avis ou à se vexer : c’est que même des « critiques » n’ont pas fait attention qu’ils lisaient sans minutie ni exigence, au point que le critère de l’utilité ne les a jamais traversés. On s’est pourtant longtemps récrié contre le procédé opportuniste et la malédiction spirituelle du zapping sur les écrans, mais l’on feint de ne pas voir qu’aux chapitres d’un livre on s’abrutit et fascine de façon semblable ; pourquoi ? Je le devine : c’est qu’un ensemble de valeurs automatiques et positives, héritées d’une époque où le livre était presque toujours objet d’art, est resté attaché à l’activité de la lecture, tandis que le domaine du numérique n’a pas historiquement associé sa forme à des usages nobles, étant apparu trop tard et pour l’exclusif divertissement des peuples démocratiques du confort, en sorte qu’on continue de considérer noble la lecture contemporaine qui ne se différencie guère des usages et buts d’Internet. Dans les deux cas, on cherche à vous maintenir en place, dans votre siège, uniquement en impressionnant, y compris par les moyens les plus grossiers et les moins artistiques : blockbuster et pageturner sont à peu près synonymes. On connaît bien des gens qui se méfient des écrans ou qui, les consommant, savent bien qu’ils s’abrutissent et n’en tirent surtout aucun orgueil, mais personne qui se défie des livres de cette manière ; c’est pourtant assurément et dans la même proportion le même effet, malgré tous les prétextes d’imagination, d’orthographe, de vocabulaire, d’apport intellectuel… – du boniment (et c’est un auteur, l’un des meilleurs critiques littéraires, qui vous le dit, sans provocation). Un livre généralement se contente d’emprisonner l’esprit, n’en déplaise à Hugo, un des plus grands promoteurs du proverbe populaire, accessoirement un des écrivains les plus riches – ne surtout pas s’étonner, ô naïf ! que les écrivains fassent la promotion de « l’intelligence » des livres : les commentateurs de sport en font tout autant de leur domaine de prédilection parce qu’il en résulte pour eux ou pour leurs employeurs un profit partout où valoriser son consommateur revient à augmenter les ventes.

Et il est vrai en cela que, passé les utilisations veules du livre jetable, le lecteur, une fois accoutumé à « peser » en permanence le sens de son activité et à rejeter le livre dès qu’il ne lui fait pas l’impression d’une complétion, acquiert une qualité qui le distingue absolument de tout ce qu’on entend aujourd’hui par lecteur, et qui, l’isolant de la foule de ceux qui tiennent à se prétendre semblables, le rend inaccessible au partage du siècle et l’en fait rapidement un critique dur et apparemment insensible, d’une intransigeance et d’une élite qui le rendent indésirable en une époque démocratique. Non que cet homme désire convertir son entourage à sa façon de lire – il a peut-être, au temps de sa première éducation de lecteur véritable, essayé d’instruire autrui, mais en vain, sur ce qui lui était devenu une évidence profitable, à savoir l’inutilité radicale des livres ainsi que le mode de lecture qui permet de s’en accroître et de ne pas perdre de temps à ceux qui ne réalisent pas un développement et qui constituent une sclérose ; or, face à l’échec de son discours, lui si soucieux de mots utiles, il a forcément renoncé à tout prosélytisme en la matière pour se renfermer en une pratique strictement individuelle et intransmissible de lecture, mais comme il a fui précisément dans le livre l’aspect de divertissement qui complait tant à ses Contemporains, ses jugements littéraires, parce qu’ils ne reposent point sur les moyens de faire plaisir et même au contraire – car plaire est le but qu’on atteint par les voies du divertissement et non de l’esprit –, sont décalés et détonnent, et même s’opposent aux critères répandus, parce qu’il se moque et méprise primordialement les astuces qui servent à captiver et à charmer : il tient en piètre estime les procédés du ravissement par lequel on s’efforce de maintenir le lecteur en l’abandon du jugement critique. Et logiquement, l’homme au recul immense, méprisant les mœurs, est venu à se représenter que toute la littérature depuis des siècles ne se constitue que comme un système d’évanescence forcené qui, au lieu d’élever l’individu à une croissance dont elle a gardé malgré sa vilenie réelle la réputation, le conserve en enfance, le régresse et l’accable de ce qu’elle est par l’illusion de ce qu’elle n’est plus, comme le souvenir persistant d’un petit garçon sage avant qu’il soit devenu mercenaire ou brigand ; et le Contemporain, oubliant à force ce qu’elle fut, ne dispose plus, dès sa naissance et en sa société, des possibilités d’entendre sa fonction haute, et particulièrement à quoi elle servit, notablement qu’elle dut toujours, à chaque mot, être au service d’un progrès et non d’un amusement, amusement qui n’a été induit que par corruption d’une civilisation de marchandise qui, collectivement et personnellement, décida de refuser tout effort même en art, au point d’en fabriquer un ersatz qu’on appelle Culture, et que, sans doute, il ne viendrait plus à l’esprit de quiconque de savoir à quoi tel livre qu’il lit lui est présentement utile. Or, la littérature prend une coloration nouvelle, un bouleversement inédit, une grandeur implacable, à la défense et au manifeste suivant : cesser sur-le-champ un livre qui n’apporte que délassement et repos. Après cette révolution paradigmatique, on ne croit pas qu’il existe un pour cent des livres qui mérite d’être achevé, et on ne voit pas pourquoi on sacrifierait à l’effort de lire un livre utile celui de lire un livre inconséquent ; c’est même vertigineux de se savoir si insensible à terminer un livre raté, tout scrupule s’évanouit quand monte la légitime condescendance, et les livres opèrent leur scission comme les gens : ceux qui font le nécessaire pour entrer en vous et ceux qui ne méritent pas d’exister, tout simplement ; il y a les œuvres, et il y a les bouquins ; il y a la littérature, et il y a le livre ; or, nul ne devrait s’obliger à fréquenter les inutiles, on peut aussi bien les abandonner, et qui sait si ce ne serait pas un moyen d’inciter les nuls, par le mépris, à s’élever jusqu’à vouloir enfin produire un effet ? L’habitude détestable qu’on a prise d’avaler en série sans réfléchir des livres dont on sait qu’on ne se souviendra plus est cause de leur dégradation universelle au rang d’objet anti-artistiques et contre-intellectuels : nous vivons le règne tyrannique du livre anodin, du livre confirmateur, du livre-comme-vous-êtes ; or, rejeter le livre en cours non parce qu’il est difficile mais parce qu’il est facile, d’une facilité qui justement ne vous apprend rien, parce que sa facilité est une honte faite au livre tel qu’il devrait être et tel que sa concrétisation, là, ne permet en aucun cas d’y prétendre, est une tranquillité incommensurable et une réjouissance – ne plus jamais se forcer à un divertissement, quelle inénarrable paix intérieure ! C’est une pratique superbe : prendre un livre, commencer à le lire, et ne plus se départir de l’idée que potentiellement ce n’est qu’un livre, qu’il faut toujours considérer cet objet pour ce qu’il est et ne pas tâcher d’en faire l’éloge à tout prix, que la lecture doit consister en une profondeur essentielle et non en une vague superficie. On n’est pas obligé de lire s’il n’y a rien d’intéressant à lire, s’il n’y a rien à lire dans ce livre : mieux vaut écrire en attendant de trouver la piste d’un livre éloquent et édifiant.

Et c’est pourquoi, avec la fin du rapport ontologique à la lecture, avec la fin du principe d’utilité intrinsèque d’un livre rapporté à soi, avec la fin du jugement porté sur la fonction du livre considérée quant à son effet de changement du lecteur et non de confirmation, la critique incidemment a aussi disparu, puisque sitôt qu’il n’est plus question de mesurer la nécessité d’un livre c’est-à-dire sa propension à augmenter le lecteur en général, celui-ci se contente d’évaluer la manière dont le livre est parvenu à le faire disparaître en particulier, ce qui est rendu possible largement par le fait qu’au commencement même il s’est préparé, en connaissance de cet effet notoire, à abdiquer toute résistance à ce processus, notamment tout esprit de recul : la « qualité » du livre ne se rencontre qu’en sa faculté à annihiler la présence du lecteur au lieu de l’accroître. Or, par ailleurs, les sentiments d’abandon et d’oubli, dépendant beaucoup des capacités intimes à se fondre et même à ne pas réfléchir (c’est-à-dire, à se « prendre au jeu », autrement dit, en une certaine mesure, à se laisser duper) sont si subjectifs qu’il devient presque exclu d’en discuter : c’est toujours principalement fonction de soi plutôt que du livre, et il n’y a ensuite pas lieu de vouloir établir la pensée d’une vertu sur d’autres critères que : « Je me suis senti intéressé. » auquel un « Pas moi » ne saurait s’argumenter beaucoup davantage. Le livre inutile est réputé favorable à ceux qui sont « sensibles » et « passionnés » mais déplaisant aux gens « fermés » et « négatifs », et l’on sent que la réception ne dépend plus du tout du livre même, qu’elle n’a pas tant à voir avec le livre qu’une certaine disposition à recevoir n’importe quel texte et même tout dit avec esprit d’ouverture, où la critique objective perd sa légitimité, et l’opinion la remplace : sans utilité à examiner c’est-à-dire sans inspection de la plus ou moins grande nécessité du livre à déterminer selon l’inflexion qu’il réalise chez le lecteur, on n’a plus qu’à dire ses impressions strictement personnelles, et la description de l’état du livre sombre dans le relativisme le plus borné – ainsi la critique sort-elle des mœurs et devient-elle immorale. On peut deviner, je pense, quelle impression communiquera à ce lecteur banal et stylé l’avis de qui affirmera que plus le temps passe avec sa turpitude éditoriale correspondant à ces mœurs, plus il s’efforce de lire peu, moins il tâche à finir un livre, parce qu’il estime en somme que tout ce qui se publie ou presque n’est plus relatif qu’au désir de plaire plutôt qu’à la volonté d’édifier, et qu’ainsi le livre ne lui apporte rien, n’ayant lui-même, avec détachement juste, rien à faire d’images ou d’idées qu’il sait aussi bien se figurer seul : on le prendra assurément pour un béotien des plus vulgaires alors que son jugement est certainement l’un des plus incontestables et élevés qu’on puisse formuler sur la littérature. Il ne s’accommode pas des effets faciles qui occupent l’essentiel des succès pseudo-artistiques, il privilégie ce qui n’est pas déjà en lui, il tient résolument à apprendre et à changer, et l’on dira injustement de lui qu’il ne lit pas parce qu’il est fermé tandis que pour lui au contraire la lecture est devenue en majorité un enfermement dans un petit monde de codes connus et d’idées présues ; il veut s’extraire des éternelles resucées de livres qui ne l’instruisent au mieux que sur les mœurs, il veut savoir ce que rarement les livres veulent inculquer et encore moins les livres célèbres qui sont surtout complaisants, il aspire à connaître ce qu’à peu près les auteurs pour être bien vendus se sont déterminés à ne jamais renseigner, il regarde le livre avec méfiance pour ce qu’un livre ne dit jamais que ce qu’un large lectorat est déjà prêt à entendre, et notre homme en particulier ne lit pas peut-être parce qu’il écrit beaucoup, parce qu’il cherche à s’instruire par lui-même davantage qu’il n’y parvient par autrui, il a ralenti sa lecture parce qu’il a trouvé qu’un livre, à force de dévaluer dans le divertissement, lui apporte moins que ce qu’il peut s’enseigner. Il n’y a guère qu’un livre sur dix (encore que parmi ceux qu’il a choisis) qu’il n’estime pas une plaisanterie vaine ou une imposture intellectuelle, et il a beau rechercher des auteurs qui, sans tout à fait se départir de l’accessoire d’un certain agrément ni sans se livrer aux excès pédants de spiritualisme, font en lui une contribution nette et profonde, il ne parvient le plus souvent qu’à découvrir des ouvrages racoleurs et fallacieux, s’importune de gâcher ses minutes pour s’apercevoir que même parmi les « meilleurs » il ne demeure en définitive que le reliquat d’intérêt très maigres qui, ne venant pas au fait et atermoyant sans consistance, ne valent pas de constituer des œuvres aussi longues. En somme, s’il ne lit plus, ce n’est point par défaut de curiosité artistique ni parce qu’il manque de volonté d’élévation, mais parce qu’il quête une littérarité qui n’a presque jamais été d’usage dans la littérature, et il devine que les lecteurs de son temps n’ont, malgré leurs lectures, pas la moindre idée de ce que doit être un livre : il est passé au-delà, lui, du livre et de presque tous les livres, c’est pourquoi il écrit quelques modèles du livre-qui-mérite-d’exister. À ce titre, le meilleur professeur de littérature est qui, surprenant ses confrères, pensera sans scrupule et sans honte : « Je déconseille de lire : les exceptions au livre inutile, et même ce qu’on appelle les classiques, sont trop rares pour qu’on prenne le risque d’une telle dépense et d’un tel gâchis. Gardez-vous bien de vous gaspiller en livres : c’est ainsi seulement que vous vous rendrez compte, avec la distance que le temps vous aura distillée, que ce qui passe pour des livres est une paralysie ou une perte pour soi. Il faut fuir quelque temps le canapé pour comprendre toute la vacuité de la télévision. »

Je voudrais tant insister sur cette révolution, parvenir à en transmettre la mentalité en l’esprit de quelques Contemporains, convaincre de la beauté de cette « radicalité » : Il y a mieux à faire, si c’est pour s’amuser, que lire ; et : Un livre doit servir à s’approfondir. N’aller pas se compromettre, se forcer à lire ou pire : en prendre l’habitude ! car c’est le moyen de fabriquer artificiellement des qualités à ce qu’on lit, par contraste et faute d’absolu – on tâche à rattraper une existence de végétation en relativisant la vacuité des livres et la vanité de lire. Demandez-vous toujours à quoi vous passez votre temps quand vous lisez ; il vaut bien mieux, si c’est pour gober une histoire, regarder au cinéma un gros film d’action ou à la télévision une série bête : c’est que contrairement aux allégations prétentieuses, on ne retient rien davantage d’un livre si le sentiment valorisant d’avoir contribué à un geste-de-Culture. Faites donc du livre un constant objet de soupçon, entaché des défauts de ce qui cherche à plaire, et ne conditionnez son achat et sa poursuite qu’à la réalité du profit qu’il réalise en vous, profit qui doit être une différence de l’ancien soi et du nouveau. Cessez presque sur-le-champ, avec une sorte d’alarme, de lire ce qui ressemble à une évanescence, à un abrutissement et à une neutralisation de soi. Lire devrait toujours s’accompagner de la considération pratique suivante, comme un avertissement : lire pour quoi faire ? de façon qu’on jugeât cette activité sous l’angle de toute action humaine : son avantage pour le progrès de soi et du monde, fameux « impératif catégorique » que Kant n’eût sans doute pas invoqué s’il s’était agi de l’appliquer à sa littérature. Un livre est d’abord danger pour soi, et quand il devient usages, soi s’est le plus souvent évanoui en une inlassable patience : faites, plutôt ! oh ! faites quelque chose ! Comment expliquer, après tant de traditions ineptes, qu’il n’est ni raisonnable ni salubre de s’emparer du prochain recueil de mots et de paragraphes sans s’interroger, avant et pendant (après il est trop tard, on s’est laissé disperser, c’est de la vie écoulée sans y avoir contribué), si ceci participe à la dynamique de l’esprit, si l’on y gagne plus qu’une annulation de sa personne : pour le seul plaisir, je le répète, il y a plus efficace et moins cher. Il conviendra de ne surtout pas se contraindre à lire par « plaisir » ou  « évasion » au sens entendu de : « oblitération la plus totale de soi » ou bien, au même titre, on cessera de critiquer ceux qui pratiquent le zapping ou qui se droguent, et qui parviennent plus directement au même résultat ; mais, auparavant, la réflexion la plus sage est ici : « Voici un livre, j’entends que son auteur ne se soit pas seulement résigné à plaire, ou j’en aurais bien d’autres semblables et celui-ci ne vaudrait pas que je l’élise. Que veut-il donc transmettre ? Quelle est son intention et quels sont ses moyens pour me compléter ? » Et, cependant : « Qu’est-ce donc que, depuis des pages, j’apprends, ou au contraire comment se fait-il qu’en dix paragraphes je ne me sache pas enrichi d’une matière, sinon d’images et de pensées douteuses ou rebattues ? Ces mots ne font que me répéter, sous certaine variation, des idées déjà trop connues et qu’on croit sues ? Mais pourquoi lire alors, pourquoi continuer ce livre, pourquoi m’obstiner comme si je devais quelque chose au rite ou à l’auteur ? Est-ce que décidément ce livre n’est pas raté qui, même de façon plaisante, ne m’enseigne rien et me conserve pareil ? Si je parviens au bout, que m’en restera-t-il, sinon la fierté dérisoire d’avoir un ouvrage de plus à mettre dans ma bibliothèque ? C’est stupide ! Et ainsi, avec soulagement plutôt que vergogne, ou pour dire mieux avec le souci de ne pas stagner qui est la plus belle vergogne, quittons cette mauvaise et dispendieuse compagnie, après m’être suffisamment expliqué que ce n’était pas par désir d’échapper à un effort ! » Mettre de la sorte la lecture au rang des activités qui doivent être utiles, utiles profondément pour soi, utiles à se parfaire plutôt qu’à se satisfaire, et davantage que comme le prétexte évaporé de « détente » qui sert aussi bien à n’importe quoi de futile, ce n’est pas galvauder la littérature ou lui imputer un rôle bas et « productiviste », mais bien au contraire, c’est lui redonner sa nécessité splendide, sa raison d’être sans quoi elle est absurde et ridicule comme une combinaison hasardeuse, c’est la relier au cœur de l’homme éternel plutôt que de l’homme diverti qui n’est qu’une contingence de l’histoire, c’est la dévêtir du déguisement et du colifichet pour lui attribuer une fonction plus essentielle, c’est enfin ne plus se résigner à ce sale passe-temps en quoi elle consiste et qu’elle est presque tout entière devenue dans les mœurs humaines. Quoi de plus grossier et capitaliste en effet que l’idée publicitaire d’un énième truc insignifiant dont on n’a pas besoin, fabriqué en végétal et destiné à faire jetablement passer une dizaine d’heures d’évanouissement mental ? Apprendre à considérer le livre ce qui doit avoir un prix plutôt qu’un coût, ce qu’on doit priser plutôt qu’acheter, ce qui doit faire son apport plutôt que rapporter : à ces mœurs enfin corrigées, on trouvera qu’un livre, qu’un véritable et édifiant livre, est plutôt trop économique que trop cher a contrario de ce que le monde des consommateurs tend à prétendre aujourd’hui parce que chacun veut avoir beaucoup de livres à portée et pas un seul bon livre en soi. Que la lecture redevienne une activité facultative, elle gagnera la nécessité d’être une activité utile : cela vaut mieux pour l’amélioration de ses contenus et, par rebond, pour celle de l’homme même. Ne pas se forcer à lire, et, à force, deviner que presque toujours, en tenant compte de ce qui se publie, il vaut mieux ne pas lire. Si l’on ne se sent pas faire son apport intérieur au moyen d’un livre, alors au moins, sans un livre, faire un apport extérieur, être par exemple meilleur au travail, ou construire un meuble, ou amuser ses enfants, car cela vaut mieux, qu’on admette cette pensée un productivisme ou pas, que de ne rien apporter du tout, sinon la mine d’un homme enfoncé en lecture et qui ne se souviendra pas de ce que, pendant que d’autres construisaient ou plus rarement se construisaient, il a pris et gagné d’un énième livre inutile.

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