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Henry War
31 janvier 2024

Totalitarisme des réunions de travail et des comités

Le poids de la « solidarité obligeante » est toujours ce qui dissuade l’individu au sein d’un groupe de s’opposer aux objectifs de l’action collective et à la direction que lui impulse un chef : on n’ose pas indiquer d’emblée que le but d’une assemblée où l’on est inscrit manque de fondement, et l’on admet toujours par principe la finalité de la réunion en se réservant seulement d’en contester les moyens – quoique, trop occupé à y contribuer, on ne les contestera pas non plus, en général. On sent combien il serait en effet « indélicat », « arrogant » et « contreproductif » de discuter d’abord de toute l’orientation qu’a envisagée et préparée l’organisateur : on lutte donc souvent en premier lieu contre la tentation de révoquer le paradigme de départ, et alors, presque toujours, on contient l’objection et, jugulant sa nervosité en évaluant secrètement l’erreur, on concède les prolégomènes, en gentleman qui laisse à l’interlocuteur une fausseté d’avance.

C’est ce qui rend tout comité si insidieusement tyrannique, en particulier dans ses déclinaisons obligatoires : l’orateur parvient d’emblée à faire supposer sa légitimité générale, il n’a pas besoin de se présenter pour cela, et il est même rare qu’il commence par signaler ses références et compétences : c’est l’élémentaire complaisance humaine qui incite à ce respect d’office, uniquement parce que les participants ne se permettent pas de remettre en cause sa personne, sa direction et son programme – on est toujours trop aimable quand on se situe en un groupe, tout au mieux on attend de voir ce qu’il résultera de telle proposition de travail, et ce temps échu on ne songe plus à discuter, on est déjà trop enfoncé dans  les corollaires de l’activité, on sent bien qu’il est trop tard, qu’il n’est plus l’heure d’en examiner les prémisses, qu’on a manqué le moment opportun de les questionner, qu’on serait là plus déplacé qu’au début parce que moins cohérent : on a trop longtemps toléré les préjugés pour y revenir tout soudain, comme un polémiste défait qui reviendrait sur ce qu’il a consenti à l’origine – sensation de mauvais joueur. C’est ainsi que le premier moment passé de la présentation des objectifs, on ne se croit plus jamais légitime à les révoquer, on devient « sage » au sens de discret, qu’on soit coopératif ou boudeur. C’est la tyrannie des cénacles, commissions, conciles et autres rassemblements de travail, d’indiquer d’autorité le résultat souhaité et de le forcer par esprit de convenances. Qu’il s’agisse de réfléchir sur un thème ou d’atteindre des chiffres, chacun doit considérer le postulat comme donnée objective ou légitime, et l’on suppose que l’élémentaire politesse est à ne pas réclamer sa justification ; il faudrait pour cela une audace et un recul justes et nécessaires mais dont manquent en général les participants qui se contentent le plus souvent d’accomplir le travail pour lequel on les sollicite selon l’ordre-du-jour, estimant qu’ils étaient prévenus, que ce n’était pas à eux d’en mûrir les motifs et que, contre l’obligation où on les tient de livrer à terme une sorte de « copie », ils perdront moins de temps à s’y atteler aussi tôt que possible. Ces réunions, comme on en a l’habitude, sont faites pour confirmer à leurs participants l’impression d’être capables et utiles à quelque chose, c’est-à-dire de faire preuve de pragmatisme et de bonne volonté, c’est pourquoi ils s’animent avec toute la sympathie active qui mériterait récompense, fût-ce un satisfecit intérieur, et s’efforcent avec toute la collaboration gentille et molle dont le Contemporain se juge généreusement disposé, comme s’il s’agissait bien d’une vertu.

Or, c’est l’apanage du management de proposer un objectif dont les planificateurs ne doivent que déterminer les meilleurs moyens. Les nazis y furent très propres et passent pour avoir inventé ce système et son langage, du moins pour les avoirs perfectionnés et mis en action selon une intention politique d’ampleur, en offusquant chez leurs agents le discernement vaste et critique et en favorisant la fabrique de performances microcosmiques, sises hors de toute considération distanciée ; et c’est ce qui instruisit la plupart de leurs performances et de leurs conquêtes. « Nous avons besoin de tant de *** (insérer là n’importe quelle donnée à admettre sans examen, production de fonte ou gens à traiter), il s’agit que vous expliquiez comment on peut y parvenir. » – problème sitôt devenu tout méthodique et mécanique. Il n’existe guère de formation professionnelle publique qui ne se présente aujourd’hui selon ce format de suggestion et d’injonction, d’organisation pur sans exposé des motifs, de défi de structure sans recherche de la pensée motrice. Il ne s’agit jamais de réfléchir aux objectifs autour d’un certain consensus, de mener une émulation des esprits les plus dégagés pour fixer une cause commune irréfragable, ces objectifs sont déjà prêts, l’autorité se présente avec, elle feint de les avoir élaborés avec sagesse et soin, on ignore d’où ils sortent tant ils paraissent grossiers et louches, elle les invoque d’emblée comme s’ils étaient hors de critique, comme s’ils étaient préalablement évidents et fondés, elle insiste surtout sur la nécessité d’avancer ensemble dans la réussite du projet et selon un certain rythme­ – l’autorité pose et assume la moralité de l’entreprise comme si elle n’avait pas le temps d’expliquer ses motifs pourtant bien justifiés plutôt que comme si elle en était incapable. Combien la pensée anticipée et douceâtre du triomphe collectif inonde alors les volontés qui se livreront bientôt aux délibérations et s’y apprêtent déjà avec quelque impatience ! Quelle que soit la tâche, on découvre soudain des esprits qui, pourtant accoutumés à de pleutres routines, sont enfin galvanisés par l’envie de produire leur apport au groupe, c’est-à-dire à la fois de faire bonne figure au sein d’un aréopage de compétences confraternelles où chacun ambitionne toujours un peu de se faire valoir – dans chaque intervention particulière publique on sent combien l’image prédomine –, et de réaliser des idées que, issues de groupes considérés comme supérieurs (c’est pourquoi on les réunit et consulte), la société mettra en œuvre avec détermination – les gouvernements, au nom des experts, se dégagent de toute responsabilité en cas d’erreur, ils ne prétendront qu’appliquer ce que les « plus qualifiés » ont décidé et dont ils auront été « dupes », peut-être. La fierté de se sentir partie prenante d’un processus ayant des chances sérieuses de se solder par des effets sur la société oblitère la considération plus vaste du bien et du mal : il ne s’agit plus que d’être excellent professionnel dans son domaine circonscrit, de fournir les ressources incluses au champ restreint de sa spécialité, de sorte qu’on enferme d’emblée sa conscience dans un problème de modalités ou de procédés : les donneurs d’ordre relèguent le reste loin de la compétence de qui ils sollicitent, ce n’est pas ce qu’ils lui réclament, il peut bien disserter s’il veut sur autre chose, on l’écoute avec distraction voire dérision quand on ne le ramène pas uniment à des questions concrètes dont on réclame surtout des confirmations. Il est notable qu’en majorité ces compétences particulières n’expriment pas une parole, pas un avis, pas un conseil en-dehors de leur stricte attribution : c’est que le discours qu’on leur commande, même difficile, est quand même plus simple que d’envisager une philosophie des origines, extérieure à l’application technique, systémique et carrée. Pas de théorème neuf mais les fruits d’un calcul, rien que des opérations guidées à partir du théorème donné pour référence et servant de direction, pour ne pas dire : de directive. Les facultés intellectuelles des consultés ne tardent pas à s’obnubiler dans une gestion de paramètres logiques et complexes plutôt que dans une réflexion généalogique ou éthique ; c’est de la mathématique et de la logistique, tout le monde peut trouver des moyens d’augmenter le rendement d’une chambre à gaz ou d’inciter à la vaccination au plus grand nombre, c’est même probablement un passionnant exercice de papier, partie dont on n’a pas à établir les règles mais à les respecter avec un maximum de résultats – il est hors de propos d’assumer l’autorité des règles, mais de gagner selon elles. La réussite au sein de ce cercle, de ces bornes, de cette restriction mentale, devient alors une sorte de défi théorique dont le processus compte davantage que la réalité finale ; même, les inconvénients qui peuvent en résulter, y compris pour soi, sont compensés par la satisfaction plus forte d’une action publique à laquelle on a contribué : « On me demandait des moyens de réduire la pollution, alors j’ai proposé l’interdiction de la fabrique de plastique, parce qu’en théorie c’est ce qui convient à cet objectif, et me voici un peu embarrassé dans mon quotidien, mais j’ai contribué par mes idées à une œuvre qui me dépasse, par le groupe j’ai pu agir sur le monde, je suis quelqu’un, un des rares, qui a eu un impact, et c’est le fait d’accomplir une chose concrète qui m’a motivé, la volonté de mon empreinte me valorise. » Il n’est alors pas question d’envisager des conséquences mais de garder son esprit fixé sur peu de paramètres et d’en proposer l’optimisation, et c’est même l’étroitesse du but à atteindre qui suggère de neutraliser son sens de la perspective : « Ce n’est que cela qu’il faut considérer, rien d’autre. » C’est en substance pourquoi un groupe d’économistes se moque d’environnement, un groupe d’écologistes, de finances : il faut réduire le recul et s’enferrer du premier coup et définitivement dans l’ornière visée, ou, si l’on préfère, ne jamais sortir de la ligne de mire : une telle oblitération de l’esprit est la condition du succès.

Tout comité contemporain est ainsi fondamentalement une déshumanisation en ce qu’il dénie d’entièreté ou d’individualité à son participant : on ne recourt qu’à une petite fraction de celui qu’on utilise, on se sert de ses compétences à l’exclusion du jugement, il devient une machine à calculer en le dispensant d’être un homme, le totalitarisme du travail-de-groupe moderne est, paradoxalement, le cloisonnement de ses facultés et leur présélection dans le domaine d’une intention partielle ; en d’autres mots, on se change en « mains spécialisées de la pensée », l’intellection n’est plus relative qu’à un mode opératoire, on retire le plus élevé d’une identité : la pleine initiative d’user de tels outils mentaux pour un but qu’en personne on estime supérieur ; c’est toujours : « Quel moyen pour faire cela ? » et non : « Quel but vous semble meilleur ? », toujours « Comment ? », jamais « Pourquoi ? ». Or, combien de fois, aussi, celui qui intervient pour réclamer un raisonnement clair ou une étude probante, est honni même des autres stagiaires ! Ils désapprouvent sa « résistance », le cuisant mauvais-œil accueille ses vues généalogiques, il ennuie de ses « ratiocinations » et « pinaillages ». Il « est temps enfin », le travail « a trop tardé », il n’est plus l’heure de se perdre en « abstractions » mais de « faire », on sait, dans l’esprit opiniâtre du monde déraisonnable et inconséquent, à quelle stérilité se condamnent de tels débats, et puis on sait le code : vous êtes importun, grincheux, rétif, et comme chacun devine que l’objectif est acté de toute façon, qu’il ne sera jamais question d’y revenir, qu’on se contentera d’oratoire au lieu d’une argumentation franche et étayée, on ne va pas, n’est-ce pas ? en discuter toute une matinée et refaire la science ! le formateur, lui, n’y est pour rien ! autant se mettre au travail tout de suite et en finir bientôt ! ou alors vous n’avez qu’à sortir, forte tête ! Alors on « se lance ». 

Et au terme d’un effort, il est presque inévitable qu’à travailler avec tant de persévérance sur un seul sujet, qu’à contribuer avec tant d’ardeur mécanique et frénétique à son but, qu’à focaliser si longtemps sur un dessein unique pris pour tout horizon et pour tout modèle, vous en veniez à estimer ce travail juste, légitime, important, que vous finissiez par y croire, ou ce serait désavouer l’activité soutenue que vous avez consacrée à résoudre un problème, parce qu’on ne saurait reconnaître sans se déjuger qu’on passe du temps sur une question dont on n’a pas accepté les termes, de sorte qu’au lieu que des réflexions logiques entraînent des actions étayées, vos moyens insistants semblent valider des raisons absentes. C’est ainsi que vous finissez peut-être par nuire à l’éducation des enfants en faveur d’écrans accapareurs, ou qu’il ne vous vient pas à l’esprit que nuire aux récalcitrants du vaccin référait à de noires époques de l’histoire d’Europe, ou que vous omettez de songer que le défaut de sobriété est en toute société un signe de bonne santé. Et peut-être vous réveillez-vous un jour au milieu d’une sorte de procès d’intention qui vous submerge, on vous force d’avouer vos motifs et vos complicités, un recul étrange vous représente soudain monstrueux, vous ignorez ce qu’on peut reprocher à qui n’a fait que suggérer des réalisations et des règles sans les avoir provoquées, vous n’avez d’ailleurs pas eu d’intention singulière, vous n’avez jamais été particulier dans cette affaire, n’ayant fait que fournir les moyens les plus adaptés à un problème dont on ne vous a jamais demandé de considérer la morale et les priorités.

La réunion-de-travail profite toujours considérablement de l’irresponsabilité où chacun se sent protégé : aveuglement volontaire qui devrait se juger comme faute. Il ne faut pas consentir quand on est homme, ni par politesse s’activer en faveur de motifs qu’on réprouve ou ignore ; un individu exige d’abord des raisons d’agir, et, s’il n’en obtient pas, il doit renoncer à participer ou bien endurer l’accusation d’être coresponsable de ce qu’il aide à développer. En somme, en tout stage, se demander continuellement : ma présence ne va-t-elle pas conduire à l’application d’idées nuisibles ? Mais le groupe, qui paraît induire conventionnellement l’adhésion à certaines normes de courtoisie, contenant intrinsèquement la valeur d’un « bon sens collectif » qu’il est donc inutile de régulièrement vérifier, annihile la réflexion de conscience personnelle au profit de l’impression de contribution qui semble a priori une qualité généreuse, et l’on y disparaît comme être de pensée en se limitant à une force d’exécution, on devient… agent ou fonctionnaire, c’est-à-dire obéissant et actif. On ne cherche pas à savoir pourquoi on fait telle chose, on cherche seulement à le faire avec une honorable performance : horreur trop humaine d’une dictature adressée aux faibles d’esprit. C’est où je propose, comme une loi de laïcité individuelle, comme une règle de séparation de la bêtise et de l’État, de se méfier des comités thématiques, des appareils collectifs dirigés en questions spécifiques, et de tous les cercles d’experts obtusément intéressés à des résultats partiaux, du moins de ne leur accorder qu’un crédit relatif et surtout de ne pas s’en servir à établir des politiques publiques qui risquent de défigurer des visions saines et globales au profit de critères spécieux. La société ne consiste pas qu’en économie ou qu’en écologie, qu’en communisme ou qu’en capitalisme, qu’en fabricants de pavillons neufs ou qu’en promoteurs de maisons anciennes, et chaque fois qu’on établit une commission, une assemblée participative ou un groupe de travail, il importe de se souvenir de son orientation principielle, et que la réunion consiste non en une vertu-par-défaut au prétexte que des gens ont fourni un certain travail, mais en un soin d’optimiser la réalisation d’idée peut-être fausse et mauvaise. Tout pouvoir instruit devrait le savoir, en ce que toutes erreurs politiques sont commises par enfermement dans une solution fallacieuse, c’est pourquoi l’on mesure la faculté de distance et généralement l’intelligence critique d’un État à la manière dont ses dirigeants se défient de recourir aux comités, ou c’est qu’il souhaite imposer sa morale en instaurant telle législature en universelle philosophie. C’est à peu près ce qui advint avec notre Comité scientifique dont on exagéra la sagesse et les prérogatives et qui fut chargé non d’analyser le Covid-19 comme on le prétendit mais bien de l’éradiquer par tous les moyens ; or, suivant cet objectif, on comprend aisément pourquoi n’importe quel stagiaire, focalisé sur cet unique but, aurait proposé un confinement, deux confinements, même autant de confinements de population qu’il eût été nécessaire, avec les propagandes, censures, craintes, et angoisses, avec les lois scélérates, ségrégations d’office, surveillances et dénonciations, même avec les exterminations méthodiques de toute espèce d’animaux porteurs qu’on commence à découvrir, etc… et c’est bien ce qui arriva d’avoir oublié qu’on l’avait enjoint de régler ce problème en-dehors de toute préoccupation du bien général : ses membres, dans la ferveur et la fièvre de leur obnubilation, en proposant des remèdes spectaculaires et de radicalité excessive, garantirent le succès de leur épreuve égoïste contre toutes sortes d’intérêts divergents, qu’ils supposèrent sans doute organisés aussi en conspirations et trafiquants d’influence, il ne s’agissait plus pour eux que de triompher par des moyens persuasifs et coercitifs plutôt que par des critères sages et hiérarchisés. On trouva des hommes qui, automatiquement, étaient enfoncés dans la pensée que la santé dépassait absolument toute considération humaine parce que c’était le thème principal et principiel de leur réunion, et, comme la crise était intense, on les écouta bien plus qu’ils n’auraient cru, tandis qu’ils avaient délibérément exagéré leurs propositions en supposant qu’ainsi qu’il advient dans le cas général, on n’en retiendrait que des suggestions ponctuelles et moindres dans leur liste de résolutions puissantes et exagérées.

Pareillement, un comité d’étude sur la sécurité routière retient toujours que pour diminuer le nombre des accidents, le meilleur moyen est d’interdire les voitures, et à défaut de faire accepter cette norme, il réclame qu’on réduise leur vitesse de dix en dix, parce que c’est effectivement statistique et efficace – oui, mais les gens ont quand même besoin de se déplacer, ce qui n’est certes pas le problème de ces spécialistes qu’on n’a pas chargé d’étudier la question. Le travail de groupe est ainsi la méthode pernicieuse par laquelle on fait supposer à un problème une prévalence incontestable, impérative et de dimension universelle ; en somme, voici comme on peut résumer cette leçon : trouvez-moi un être sympathique ou simplement négligent, disposé à être aimable et à apporter son aide pour trouver une solution à un défi présenté comme collectif même absurde, aussitôt vous dirai-je, si vous avez quelque autorité, si vous disposez d’une thèse et requerrez des idées pratiques pour la mettre en œuvre, à quel travail de groupe vous le devez livrer.

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