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Henry War
6 février 2024

Méfiance du J'aime

Il y a indéniablement une recherche de fascination, une obsession « flatteuse » et bien volontaire, une incitation auto-persuadée à la dépense-du-cœur, un goût-penchant à s’admirer la bonté jusqu’au curetage, et plutôt une sujétion résolue qu’une fatalité sentimentale, dans le « J’aime » introspectif qui se contemple en idolâtrie. Comme on se sent bon alors, à la manière du pratiquant d’un culte en prière et qui se marmonne ses songes ! On s’entretient dans sa piété ; c’est une monomanie qui « valorise » selon tous les codes littéraires et moraux en vigueur, aussi en loin se félicite-t-on des honneurs du secret imitant la profondeur et se congratule-t-on des vertus de l’abnégation simulant la grandeur. On devient « héroïque » juste parce qu’on aime, on s’esthétise à défaut de se garnir, on n’est pas plus empli ni plus dense mais on soupire avec une typique apparence de souffle c’est-à-dire une illusion de contenu, comme un coffre gonflé de soupirs.

Comme c’est rassurant d’aimer ! On en vient à croire qu’on est au prétexte qu’on se sent quelque chose à donner. On est tout sensible, soudain, et poète – c’est un état si abandonné, si irresponsable, si enfantin ! On trouve la vie sublime, voilà que la réalité s’interprète comme un réseau de signes pénétrant en la « nature humaine », ô symbolisme gamin ! On se devine une destinée ! nous voici martyrs ! on a une mission ! on reconnaît enfin un « sens à la vie » : il faut se soucier d’un autre ! On se sent enfin des choses à penser, à écrire, et un peu à faire, ou plutôt uneseule chose, alors on s’occupe, on se divertit, pleurer même n’est pas mauvais pour la purge, on rêve tout à fait bien après les sanglots, simplement on s’endort plus tard ! L’enthousiasme, quand il est socialement plébiscité, fait l’effet d’une juste cause et d’une raison d’être : nul ne le blâme alors il se sent augmenté. La société a surestimé le « J’aime » jusqu’à l’encouragement, et je devine, par ce recul immense dont je suis l’incomparable spécialiste, que nul ne songerait seulement à cette « spirituelle extase » sans l’imitation de l’exemple.

Bientôt point la rengaine compulsive qui renvoie aux attributs de la psychiatrie banale. S’enjouer, se plaindre, désespérer, se pâmer d’aise ; s’exciter en figures et simulacres, s’attiser en transes fanatiques, s’énerver d’une unique icône, d’imaginations absurdes et de déclarations légendaires, se figurer partout des messages cachés, à la fois des mystiques transcendances et une âme prête pour les recevoir, s’hystériser d’auto-analyses et d’échauffements arbitraires, et ne distinguer son mérite qu’à l’aune de son jugement intérieur que nul n’est supposé entendre ni enfreindre, le tout en exaltation omniprésente et pénitente d’une disparition du soi célébrant, n’est-ce pas là l’un des plus grands et odieux paradoxes qu’on puisse réaliser s’agissant d’établir sa bonne santé et son altruisme ? Mais la foi, ici aussi, n’accomplit que les pensées et les actions par lesquelles elle fait se juger ses adeptes supérieurs, et comme il n’est besoin d’aucune raison extérieure, d’aucun sage qualifié, hormis issu du même culte, pour l’approuver – car l’amour est bienheureusement « aveugle » –, le partisan, l’amateur, l’amant, s’idéalise en sa position : il s’estime seul détenteur de la clé pour distinguer la valeur de son idée fixe, et comme en son environnement rien ne le châtie, il se plaît à développer son aberration et s’exacerbe ; il n’existe pas un prêtre de vérité pour condamner cette hérésie ni un médecin de l’esprit pour redresser ce trouble. Nul n’a non le « pouvoir » pour guérir cette folie, mais « l’autorité », sociale et morale, pour susciter rien que l’attention et l’obéissance du patient. On laisse ainsi courir le vice et la pathologie.

Jean de Tinan montra particulièrement, et par la pratique, cette névrose dans Penses-tu réussir ! se fondant sur l’expérience d’un journal accaparé par un amour-de-l’amour, amour qui est avant tout amour-de-soi, désir-d’aimer, soulagement-d’être, qui sert à s’arroger les insignes de l’amant preux, ainsi que pour s’oublier, soi, dans un rôle phagocytant, celui du devoir-d’agir et de l’être-par-d’autres-que-soi. Chant élégiaque : le « J’aime », au fond, se départit assez de son objet, le « qui », comme Tinan le reconnaît lui-même par instants fulgurants de conscience, et il n’est pas nécessaire, en définitive, qu’il y ait de quoi aimer : « J’aime » consiste avant tout en effusion passionnelle issue de Je, l’alter importe beaucoup moins que ego, couverture qu’on tire sur son manque d’être et sur le peu de respect qu’on voue à son intégrité pour s’en fabriquer et se la redorer : toujours « J’aime », répété sans lassitude, émane d’une puérilité vague et tend à signifier : « Je ne vois pas pour le moment autre chose à penser et à faire, autre chose que je serais capable de penser et de faire avec ce que je suis ». On y bâtit un ersatz d’identité, pareil à l’enfant qui se destine à la prêtrise ou au couvent : façon de se déterminer sans logique à une cause qui communique une fonction et des attributs où l’on se sent devenu enfin légitime, où l’on peut disparaître, où l’on annihile à la fois le presque-rien qu’on est au moment du vœu et l’effort d’évolution ultérieure, sans pour autant en tirer une sensation de limitation puisque, même figé dans la perspective étriquée, on estime tout de même cet engagement infini de vertus et de conséquences. Combien l’on a vu de futurs prêtres ou nonnes, au jour de leur résolution, acquérir une impression de sagesse et avoir l’air dès lors de s’exprimer comme Jésus, avec cette candeur de simple ! Tout était clair tout à coup parce qu’ils s’étaient obscurcis : l’aveuglement prend quelquefois la forme mentale d’un flash blanc. « J’aime » ressemble à ces mirages de la pensée où l’on croit boire à l’eau d’une oasis quand un sable suave et sec vous étouffe l’esprit. « J’aime » dessèche, mais avec le renfort lacrymal !

On connaît quantité d’adolescents – le Contemporain est si adolescent ! – qui, validés par des références littéraires, se complaisent à cette antienne, à cette litanie, à cette formule, qui leur octroie de la hauteur et les hisse au sommet d’un art auquel la sensation seule suffit à faire prétendre. « J’aime ! » ergo j’appartiens à la communauté mystique des ecclésiastiques du bon goût, je fais mon entrée au séminaire du Sucre, mon esprit se conforme à cette « spiritualité » sensuelle, édulcorée et impérative dont je ne veux plus me détacher à dessein de me savoir un sacerdoce c’est-à-dire une utilité. « J’aime ! » : je suis loué en terre consacrée, facile d’accès et dont l’horizon, dit-on, se confond avec le ciel, comme en je-ne-sais quel conte exuspéryen ou poème préverti. « J’aime ! » : je dissous mes insuffisances en la ferveur forcenée d’une notion, d’un idéal, d’une entité que j’affecte de voir avec mes yeux révulsés, que j’incarne en moi pour ne pas qu’autrui en doute, qui n’existe en fait qu’en mon espérance. On n’a pas l’envie d’aimer selon des mérites et pour récompense, on a besoin d’aimer, l’amour se présente intrinsèquement – il faudrait être franc avec soi-même et pouvoir se l’avouer – comme condition de sa propre existence : quel entêtement, quelle opiniâtreté, quelle absorption on dépense à aimer ! Même, on sent qu’on ne doit plus écouter personne, qu’il faut que tout soit assujetti à « J’aime » énoncé pour valeur absolue, et je défie quiconque de faire entendre à l’amant même le plus inconstant, sitôt enfoncé dans telle configuration mentale, la distance de l’avantage qu’il trouve à s’enferrer ainsi dans cette obnubilation.

On devrait plutôt éduquer, ne pas pérenniser ni laisser perpétuer l’effarement radical du « J’aime », enseigner une éthique au-delà-du-proverbe d’amour, au même titre qu’il existe des voix pour critiquer hautement l’usage des écrans. Il faudrait que l’amour, à travers sa réputation, ne fût pas admis a priori la vertu par excellence ni sans conteste une occupation saine, et qu’on considérât avec moins de tendre sympathie combien de personnes se suicident par amour, c’est-à-dire à l’autel de ce qui n’était certainement à l’origine qu’une extension distrayante de la vie normale, de façon qu’on prévienne cette sclérose qui tient sa légitimité du proverbe et du plaisir de l’épanchement. Comme il est patent que « J’aime » rend idiot ! Le Cyrano de Rostand ne fit pas un pas de plus vers la respectabilité et l’esprit en prononçant ce mot, c’est avec cet amour qu’il décline en superficialité et en cliché, sans quoi, sans cette oblitération de facultés, il aurait compris combien Roxanne est pauvre de discernement ! Mais nous tous, témoins de la faiblesse, nous compatissons trop vite au lieu d’exprimer nos critiques froides, et raidissantes, et curatives, et par les largesses que nous rendons et qui nous ennuient nous aspirons un jour au droit d’en recevoir et donc de tomber en langueur comme les autres. Toute importunité qu’on compense, prodigues, nous rend insidieusement la permission de s’abandonner et de jouir pareillement de l’indulgence d’autrui ; il y a dans « J’aime » l’envie de communiquer sa maladie de la volonté, de la partager, d’en faire contagion, d’être choyé ; et c’est peut-être ainsi que, dès l’origine, se transmet cette mièvrerievirulente : on a senti combien stupide et puérile était la permission, si homogène, de cette évaporation, alors, de lassitude ou de rage d’être seul à s’en tenir dignement éloigné, on y succombe tôt ou tard, par tentation de grégarité et par volonté à son tour d’occuper une place embarrassante en tel entourage contraint de vous supporter et de vous soutenir – c’est encore une manière de s’augmenter l’influence. C’est ce que d’aucuns, intempestifs et le sens rassis, qualifient, comme n’importe quelle nuisance même veule, un penchant d’emprise contre l’effort et la patience, un accaparement de place indu, une expansion illégitime de l’être, c’est-à-dire, ainsi que tout ce qui vit et aspire à prospérer notamment en dépit de soi et d’autrui, le propre du motif d’exister, à savoir : encore et toujours la volonté de puissance.

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