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Henry War
6 mars 2024

Le Chant du Vampire

            À une époque désolante et sinistrée comme la nôtre, toute la profondeur de l’image d’un être immortel se limite à un homme de dix-huit ans éternellement inscrit en classe de terminale dans un lycée américain, apparemment peu soucieux d’économiser son temps en passant pour la quarante-troisième fois l’examen de fin d’année, le visage bien blanc, adepte d’une certaine dose de cosmétique et tenant sur la vie un discours d’une pauvreté qui réussit à passer pour un mysticisme carpe diem, amoureux d’une femme assez sotte et de beauté relative, la transportant sur son dos comme un sac de denrées quelconques, et formulant à son endroit des vœux tant adolescents qu’on doute si, avec son physique, ce n’est pas son esprit que sa métamorphose a figés pour toujours en quelque état antérieur. Si j’étais vampire dans Twilight, je n’aimerais pas avoir pour camarade ce cliché et cette honte à mon espèce, produit livresque d’une société de consommation percluse dans l’immaturité que je toiserais avec moquerie. Je crois que le succès d’Anne Rice il y a quarante ans, en un style pourtant moderne et renouvelant le mythe, suffit à prouver combien la société – son soin de vraisemblance et sa complexité de représentations – a incontestablement déchu en sensibilité et en intelligence.

            On n’a pas commencé à penser ce qu’est vivre sans limite de temps, c’est-à-dire n’avoir pas à subir un emploi-du-temps : le Contemporain, qui juge décidément tout à sa triste mesure, se contente, pour concevoir ce qui est complexe, d’extrapoler un peu à partir de lui, supposant que n’importe quelle notion élaborée se réduit à une extension de lui, si bien qu’en prolongeant son insignifiance il se sent bientôt incarner un vampire ou toute autre créature de nature distincte avec une probabilité qu’il croit assez juste. C’est ainsi qu’il suppose qu’une existence éternelle consiste en une sorte de vacance poussée au-delà de ses congés légaux, et, se plaisant en idée à vivre sans durée dans une demeure nocturne, à continuer plus que de raison le sommeil matinal et le loisir des écrans, et à folâtrer benoîtement parmi des hommes qu’avec sa force physique il peut aisément mystifier pour leur plaire et asseoir sa sociabilité. En somme, comme il connaît ses penchants, sans se figurer des états différents du sien, environ comme on fantasme un petit moment sur l’espoir du grand tirage du loto, il songe, mais suivant ses facultés actuelles et avec une vulgarité ridicule, à des situations aussi délicatement subtiles que la guerre héroïque ou que l’immortalité.

            Or, ce qui fait justement le cœur de l’évanescence du Contemporain, c’est le sentiment d’inculpabilité qu’il tire de la durée limitée des plaisirs, et qui les justifie tous. Il a la naïveté de penser qu’il travaille et que le divertissement est son dû, et parce qu’il vaque continuellement d’une activité relative à un abandonnement inconsistant, il se croit légitime à profiter du « peu » de temps dont il dispose, et diffère sans cesse son rôle et sa conséquence. Autrement dit, pour lui il est toujours temps de remettre à plus tard, et la pause syndicale, la fin de journée, le week-end, les congés annuels et la retraite, ne suffisent jamais à s’atteler à la recherche de l’essentiel, à se saisir de questions d’importance, à s’appliquer à une tâche autonome et délibérée, car il prend ces durées pour des récompenses qui ne servent qu’à décompresser du « sérieux » et de la « rigueur » d’une profession dont il préfère nier la facilité et les routines. En somme, ce qui contribue intrinsèquement à l’éparpillement et à l’évaporation de la personne humaine, c’est l’excuse sempiternelle de manquer de temps, ce qui le rend si foncièrement inactif et insoucieux de s’accomplir, et si oublieux de s’imposer la réflexion d’un sens et rien que d’une direction – sensation d’avoir déjà suffisamment « œuvré ». Il procrastine, si l’on veut ; ou plus exactement il bâtit sa bonne-conscience, malgré son soupçon de disparaître ou de n’être jamais apparu. Il n’a pas besoin d’être quelqu’un, de se charger d’un devoir personnel, de se saisir de l’idée de son progrès, de s’emparer de lui-même : sa profession, croit-il, lui laisse le droit de reculer la forge de sa nécessité, et l’illusion qu’elle lui procure est d’acquérir une supériorité suffisante. Il se repose toujours parce qu’il entretient la fraude de la fatigue à cause de sa fonction sociale qui, selon lui, ne lui permet pas l’opportunité d’un centrage : il s’échappe ainsi incessamment de ce qu’il devrait être c’est-à-dire penser et faire, par dégoût d’un effort dont il prend l’étalon sur son piteux travail, et la conception que sa liberté n’est faite que de périodes provisoires de « convalescence » lui offre une dispense perpétuelle pour une inexistence sans fin.

            Mais le vampire, lui – je passe ici sur tous ses autres attributs que son rapport au temps –, ne saurait se dire par exemple qu’il n’a que deux jours pour se divertir en attendant la reprise : cette impossibilité lui confère une profondeur d’une teneur incomparable à la mesure humaine, car il embrasse d’une conscience homogène et infuse un espace-durée interminable, sans jalons ni séquences, et c’est cette dimension qu’il doit occuper, une vie ininterrompue sans obligations extérieures (je suppose qu’en un siècle de travail « à l’humaine » il aura au moins trouvé de quoi s’assurer une rente). Il ne borne pas l’étendue existentielle de limites qui fragmentent sa sensation d’urgence, c’est pourquoi, paradoxalement, il vit en continu le sentiment d’impératif, à défaut de tels segments pour le résoudre à la fatalité du devoir contingent, pour le résigner et réduire, et il éprouve l’instance alors qu’il dispose, lui, d’espérance vertigineuse. Le caractère étal de son horizon lui est imposé par l’absence de létalité : il ne meurt pas ergo il est pressé d’agir pourlui – celui qui est menacé par le trépas sait qu’il reçoit quantité d’obligations lui servant de dispense pour reporter le sens de sa vie. Si comme le retraité le vampire peut remplir chaque journée d’une multitude d’entretiens ingénus et futiles, et espérer le report perpétuel de considérations lourdes en une sorte d’abrutissante et paisible fin toujours remise, cependant je doute que cette longue source d’inertie vaine puisse se prolonger au-delà de cinquante années ou d’un siècle : c’est que pour le vieillard, la diversion au sérieux n’est certes plus le travail, mais assurément cette diversion est la maladie et même la mort, de sorte qu’il trouve sans nul doute l’occasion fallacieuse de penser : « Que j’en profite et m’amuse tant que je suis en bonne santé et vivant ! » – voilà comme on décale sans terminaison sa responsabilité d’être quelqu’un et d’agir en individu. Or, ce prétexte se dissout forcément avec l’extinction de la perspective de la maladie et de la mort, il faut tôt ou tard convenir de n’être plus la créature passive en attente d’un changement, et se donner enfin une consistance, recouvrer la zone d’un soi qui ne bénéficie plus d’une ponctualité pour patienter ni se distraire, investir un temps qui n’est plus transitoire mais qui acquiert partout la même valeur d’une durée uniforme, car il ne lui existe plus guère de besoins et de corvées : potentiellement, toute heure sert à quelque chose pour lui mais est inutile au monde qui n’exige rien de lui. Celui-ci ne se situe donc plus entre deux rites ou deux fêtes, son impression du loisir est singulièrement entamée par ce qu’il n’a jamais rien à consentir ou à concéder. C’est ainsi que fatalement il va s’intéresser à quelque chose, qu’il va observer et examiner, que son esprit va acquérir l’aspect centripète du temps destiné à aucune perte sociale, par conséquent qui ne trouve nulle excuse pour un plaisir temporaire : il faut jouir ou œuvrer immodérément, mais aucun terme ne détermine la mesure encastrée, le délai imposé de façon extérieure, du bien-être et du travail ; ce que le vampire fait de son temps il le fait entièrement sans excuse ni contraintes, et s’il agit ou paresse, c’est délibérément et non sous l’effet induit ou suggéré de quelque fenêtre sociale.

            Et c’est ce qui permet d’appréhender que l’immobilisation des ressources personnelles chez le Contemporain est largement le produit d’un mode de vie et d’une tradition : elle découle de l’alternance d’action creuse appelée « emploi » et d’absence de profondeur dite « repos », mais sans cet usage, sans cette double coutume au sein de laquelle nulle alternative n’est dédiée au temps-pour-l’individu, il ne pourrait que mobiliser son activité vers des constructions libres émanées de sa volonté, en sorte qu’il y a quelque chose de conditionné et d’absurde dans le fait de n’être rien à cause de l’incitation à cadencer son existence comme tout le monde ; en somme, on n’est personne chez nous que parce qu’on suppose qu’il est parfaitement normal de ne pas faire du temps un profit essentiel, étant compté et occupé par des formalités. C’est à cette aune qu’on peut représenter l’immense mépris d’une créature déshabituée de cette caractéristique humaine du gâchis temporel et qui vivrait parmi une foule pour laquelle l’anéantissement de soi est une large convention, et qui n’aurait d’autre choix que de constater à fond l’insignifiance d’une engeance en perpétuel report d’âme, sans l’indulgence tirée de ce que cette créature en fait partie, et dont le sentiment, malgré son appartenance passée, serait à voir ces copies comme une espèce inférieure, prévisible et médiocre, société de fantômes rompus à des us annihilants et destinés au perpétuel néant. Je crois que ce ne lui procurerait point le désir d’extermination qu’on suppose dans la fiction de caricature, mais l’effet condescendant d’un aperçu exhaustif, d’une discrimination catégorique, parce que ce passage en revue utile à circonscrire l’humanité ne lui prendrait qu’un moment, après quoi un inaltérable ennui l’emplirait, loin des romantismes illusionnés et des enthousiasmes stériles – cas classé aisément comme un livre piètre de peu de pages, au style prosaïque et au rythme lent. Pourquoi tournerait-il ses espoirs et son attention vers une multitude sinistre qui ne lui est rivale en rien et consistant en une innocuité de plus en plus systématique ? Il a déjoué l’homme, désamorcé sa prétention à la grandeur, compris que tout ce qu’il y a d’irrationnel en lui sert à excuser, par valorisation contradictoire, son manque de travail individuel : l’homme n’est pas admirable quia absurdum, mais il est absurde parce qu’il est fainéant, et c’est ce qui justifie la poursuite du confort des habitudes où rien ne l’oblige à grandir, ce qu’entretient en lui la pensée que son absurdité est signe de perfectionnement. Il est ainsi fier de croire échapper à la compréhension des sages avec cet attribut de l’inexplicable parce qu’il suppose que ce qui est incompréhensible en lui est compliqué, mais c’est seulement que les vrais esprits sagaces s’agacent de son défaut d’esprit. On ne fabrique de « romantisme » en l’homme qu’aux lieux où il serait insultant d’admettre que ce romantisme est la philosophie des abrutis qui tiennent à s’aimer et ne savent se corriger. Ainsi, jamais le vampire ne pourrait admirer l’humain pour sa propension à l’errance intellectuelle et à l’intuition fausse : il a déjà traversé ce stade primitif de l’humanité.

            Alors, j’ignore vers où il tournerait ses regards pour recevoir un plaisir d’admirer, mais je devine que la fin de cet intérêt pour l’homme marquerait justement une curiosité pour ce qui est inhumain c’est-à-dire pour ce qui passe le peu de vertus de l’homme, ses habitudes et morale qui ont fini par établir et fixer ses propriétés d’insuffisance ; c’est où un être supérieur est celui qui, nécessairement, affronte le type qu’il déjuge et réprouve. Il ne pourrait y avoir un vampire qui prît l’homme en affection, sauf condescendance ou pitié, et même la mortalité de l’homme, qui le pourvoit tant en superficialité et qui sert d’alibi à son manque d’approfondissement, il ne saurait l’envier dès qu’il s’est affranchi de ce « privilège » et qu’il est devenu évolué du fait de l’immensité des perspectives de temps libre avec laquelle il doit penser et dont il lui faut faire usage ; tout au plus, par lassitude pourrait-il regretter la mort, non pour le désir de redevenir la bête qui passe l’existence en agitations sans valeur, mais par souhait de se confronter à mieux qu’à l’anodin désespérant d’une possible exaspérante solitude, car l’humain, simplement, ne lui est pas de compagnie, au même titre qu’un poisson ne préoccupe guère l’homme – il eût peut-être besoin d’un défi stimulant dont lui seul fût apte à mesurer le progrès. En tous cas, il n’attend rien de l’humain, n’en déplaisent aux auteurs de clichés transparents qui, appliquant à toutes variétés de vie les recettes collectives dont ils procèdent par amalgame prochain, en sont comme à croire qu’un arbre nourrit en secret une énorme appétence pour la musique et la télévision.

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