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Henry War
5 mars 2024

Grands principes dévoyés d'une Constitution

            Une Constitution est un livre de principes généraux d’un État et qui se situe dans la supériorité des lois : elle est en général fondée sur un texte énonçant des valeurs nouvelles à la création d’une nation. Autrement dit, les lois doivent être conformes à la Constitution, mais la Constitution n’a aucun rapport de sujétion aux lois. Ainsi, si un amendement constitutionnel est voté en contradiction avec une loi, aussitôt la loi tombe : voilà comment le XIIIe amendement américain, abolissant l’esclavage, rendit caduques les lois relatives aux esclaves, et pourquoi inversement, l’abrogation du XVIIIe amendement, prohibant les boissons alcooliques, permit l’établissement de lois relatives à la consommation d’alcool.

            La Constitution a charge d’établir, en rapport avec les propriétés qu’elle déclare pour l’homme et pour les citoyens, les directions cardinales d’une législature et son fonctionnement. C’est la raison pour laquelle tout détail dans la rédaction d’une Constitution est absurde : c’est aux lois de définir ces détails, et à la Constitution d’en affirmer seulement les principes.

            Une autre absurdité d’une Constitution, et à laquelle la nôtre est accoutumée, est de faire dépendre un de ses principes d’une loi : c’est le cas quand le législateur, craignant de contrevenir à la loi en formulant un principe qui la contredirait, se contente d’énoncer dans la Constitution que son principe n’existe qu’aux conditions de la loi, ce qui est évident et, par souci de clarté, ne doit pas s’indiquer. Si une Constitution établit la liberté des citoyens, cela ne signifie point qu’elle s’interdit d’emprisonner ; si elle pose les principes de citoyenneté générale, elle réserve le droit de ne pas appliquer ces principes à ceux qui auraient, par exception, perdu le droit à la citoyenneté. C’est en quoi, si le législateur a peur d’introduire dans la Constitution un principe qui pourrait altérer beaucoup de lois, il ferait bien mieux de ne pas la modifier et de laisser aux lois la possibilité de déroger selon des cas circonstanciés : ainsi, on considèrera que le principe demeure, mais qu’il peut exister des situations très rares et particulières où ce principe, qui n’a pas à entrer dans les détails, ne peut être rigoureusement appliqué. La Constitution américaine, par le biais de sa Déclaration d’Indépendance, reconnaît le droit à la vie, mais elle autorise, et dans des cas très singuliers qu’elle n’a pas intérêt à préciser, la peine de mort.

            C’est où j’ai critiqué hier les termes de l’inscription du droit à l’Intervention Volontaire de la Grossesse dans notre Constitution.

            Un problème fondamental, que je n’ai pas soulevé dans ce précédent article, revient à poser deux questions, avant toute considération d’inscrire ce droit – et n’importe quel autre – dans la Constitution.

            Le premier : cet article sert-il à reconnaître une propriété humaine fondamentale ?

            Le second : cet article rend-il principiel un droit omis des législatures ?

            S’agissant du droit à l’IVG, cette double question préliminaire peut se formuler ainsi :

            Reconnaît-on comme une caractéristique essentielle et humaine d’être « avortable » ?

            Établit-on un principe par lequel un homme (c’est-à-dire en l’occurrence une femme) a dans tous les cas généraux le droit de recourir à l’avortement ?

            Il m’est difficile de me prononcer sur le premier point. C’est un cas compliqué, mêlé d’éthique ou de morale, où il faut déclarer si une femme dispose, dès qu’elle est enceinte, d’un droit absolu sur l’embryon ou le fœtus, autrement dit s’il doit exister un droit de l’embryon ou du fœtus en opposition avec le sien. Mais, pour l’essentiel, je ne suis pas sûr que l’avortabilité puisse être reconnue une propriété fondamentale humaine au même titre que la liberté ou que l’égalité-des-droits. On peut largement supposer qu’il s’agit plutôt d’un droit que d’un principe, et que ce droit serait consécutif au principe général de disposer librement de son corps, principe qui, à ma connaissance, ne figure pas dans la Constitution.

            Quant au second point, il est facile à régler : la Constitution, pas davantage aujourd’hui qu’hier, n’établit le droit à l’IVG comme principe. Voilà pourquoi, c’est que ce droit est rédigé en relation de dépendance avec une loi ; il stipule ceci : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme, qui lui est garantie, d’avoir recours à une interruption volontaire de la grossesse. » On sent par cette formulation comme le législateur fut embarrassé : dans une Constitution ferme et rigoureuse il aurait dû établir le principe du droit à l’IVG, par exemple de la façon claire suivante : « Le droit à l’IVG est garanti pour tous », mais ceci aurait constitué évidemment un problème dans la mesure où, dans notre pays, quantité de restrictions conditionnent ce droit ; il aurait fallu alors retoucher la loi, et le législateur ici pusillanime ne se sentait pas la volonté ou la capacité de le faire. Le principe d’un droit à l’IVG, tel qu’inscrit distinctement dans la Constitution, aurait signifié le droit essentiel pour toute femme de recourir à l’IVG sauf pour les cas exceptionnels qu’on n’y formule pas ; or, dans la législation courante, comme la femme peut se faire avorter dans les seize premières semaines de la grossesse et non dans les vingt-quatre suivantes, en vérité c’est bien dans la plupart de la durée de la grossesse que la femme n’a pas droit à l’IVG, ce que le législateur ne voulut pas prendre le risque de réformer : voilà pourquoi il ne pouvait inclure dans la Constitution, en termes séparés, le droit de recourir à une IVG.

            Que fit-il donc ? il instruisit encore une exception constitutionnelle en subordonnant un principe à une loi, autrement dit en créant un article selon lequel le fait établi par la Constitution dépend d’une loi, ce qui est encombrant, contradictoire et absurde. Si l’on y réfléchit bien, tout principe constitutionnel pourrait être assorti de ce « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exercent… », mais cela atténue toute portée forte et principielle à la Constitution. Imaginer par exemple : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exercent l’égalité des hommes » sous une législature de l’esclavage, ou encore « La loi détermine les conditions sous lesquelles s’exercent la liberté humaine » sous la législature d’une dictature : on entend que si le principe n’est pas posé comme essentiel et pour la majorité des cas, et non seulement selon les règles étriquées et bureaucratiques des lois, alors ce principe n’en est pas un et n’est absolument pas contraignant. La formule : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exercent… » signifie seulement : « Le droit que nous établissons est soumis à conditions. » C’est très loin de la force décisive d’une Constitution. En somme, cela n’établit pas un droit par principe, mais, possiblement, cela corrompt tout principe en dissimulant sa réalisation partielle sous une déclaration qui se réfère à la loi. On peut clairement l’illustrer de la façon suivante : dans une législature de prohibition des boissons alcooliques, on peut tout aussi bien inscrire : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de vendre et de boire de l’alcool » : il n’y a pas contradiction dans les termes, puisque la Constitution reconnaît cette liberté strictement aux termes de la loi, et que la loi l’interdisant, alors la Constitution ne fait qu’établir la liberté de ne pas vendre ou boire de l’alcool.

            Et l’on peut y objecter d’une autre manière, d’une manière mécanique et logique : pour le cas qui nous occupe, la loi Veil est environ la seule à permettre en France le recours à l’IVG ; or, si cette loi était abrogée, que deviendrait l’article de la Constitution : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme, qui lui est garantie, d’avoir recours à une interruption volontaire de la grossesse. » ? Comme cet article ne dépend que de la loi, par conséquent quand la loi disparaîtrait, à la fois cet article, tout en restant vrai, demeurerait inutile, puisque il est rédigé de sorte que la « garantie de cette liberté » ne dépend que des « conditions » que « la loi détermine » : si la loi ne déterminait plus ces conditions, ou si la loi modifiait radicalement ces conditions, on ignore « comment » cette liberté serait « garantie » ; mais dans le cas supposé d’une suppression de la loi Veil, c’est même tout l’article de la Constitution qui deviendrait caduque, car qu’est-ce donc qu’une Constitution qui, pour signifier quelque chose, a besoin de s’appuyer sur une loi ? La loi est supprimée, et donc l’article ne veut plus rien dire ! C’est là une inversion absurde de la fonction constitutionnelle qui détermine les lois et non qui est permise par les lois, autrement dit ce ne sont pas les lois qui, normalement, conditionnent la Constitution, mais la Constitution qui conditionne les lois.

            Tout ce que j’indique n’est bien sûr valable que dans un pays qui estime la Constitution bien supérieure aux lois, comme une table de principes inaliénables et d’un bien primordial et précieux, et qui tient particulièrement à ce que sa législature y soit conforme : or, ce n’est pas le cas chez nous. Chaque fois qu’une loi nouvelle contrevient à la Constitution, on sollicite des gens qui ne sont en général pas juristes et que le gouvernement qui propose cette loi a nommés : c’est ainsi que le Conseil constitutionnel est devenu un organe de gouvernement au service des lois prévues plutôt que de la Constitution. On aboutit ainsi à des lois qui, dans des cas de plus en plus généraux, contredisent la Constitution : la liberté d’expression pas davantage que celle de manifester n’est inconditionnelle dans notre pays, et l’on y fait de plus en plus de restrictions et d’entraves, sans égard pour l’esprit de la Constitution. La trahison est au point que le Conseil constitutionnel a fini récemment par déclarer que la santé est un principe de la Constitution au même titre que la liberté (comme si les Révolutionnaires de 1789 s’étaient beaucoup souciés du Covid-19), et que c’est pour cette raison qu’on pouvait interdire largement les déplacements au moindre prétexte sanitaire. Mais j’ai déjà expliqué combien une Constitution est inutile dans un État qui n’a aucune scrupule à la déformer, et c’est pourquoi j’ai tort sans doute de rédiger cet article sur la nôtre dont tout le monde se fiche et sur laquelle chacun marche sans vergogne.

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