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Henry War
15 avril 2024

Machine et responsabilité

            La machine, réalisant des actions selon un protocole normé, constitue l’assistant parfait de l’homme actuel qui se caractérise notamment par la paresse de vraiment réfléchir. Si on lisait déjà cette idée dans Le voyageur et son ombreen 1879, la conséquence que Nietzsche n’avait pas formulée, c’est que la machine libère de l’angoisse d’agir avec responsabilité : le perpétuel espoir du Contemporain est que des rouages le dispensent de délibérer et qu’il puisse confier à des automatismes la possibilité d’erreur personnelle. Il réalise ainsi le rêve de n’être comptable de rien, remettant à des mécanismes son rôle autrefois prépondérant, se soulageant de l’autorité assumée ou subie qui oblige à concevoir l’erreur comme vice ou danger. Il vit anonymement au cœur d’une inconséquence rassurante, divers protocoles mécaniques ont remplacé le sentiment inquiétant du devoir. Le travail se décharge de sa dimension périlleuse, le confort s’étendant à ce qu’il devient de plus en plus impossible de manquer quelque chose ; on jouit de plus que d’une impression d’impunité : d’une sensation d’inculpabilité.

            Les machines veillent sur lui, et plus il devient irresponsable, plus on trouve la nécessité, à cause de son peu de fiabilité, de les multiplier pour atténuer son erreur plus en plus intrinsèque et qu’on tâche à prévenir, et comme elles se chargent de ce qu’il ne sait plus faire, elles le rendent de plus en plus incompétent et irresponsable. Pourtant il est heureux : on ne lui demande presque plus rien, il n’a plus de compte à rendre. Il disparaît du travail à mesure qu’il s’enfonce dans le « progrès » du divertissement. Ses peurs s’évanouissent, bien qu’il s’efface lui-même en partie avec elles. On ne le voit pas gagner grand-chose, mais il perd des attributs traditionnels qu’il prétend négatifs – il trouve beaucoup d’excuses dès qu’il s’agit de se sentir mieux ; en vérité, il est rarement meilleur d’être mieux.

Le risque de l’erreur, c’est ce par quoi il affrontait le monde, l’origine de l’audace et du tempérament, une stimulation pour agir bien et se perfectionner : ainsi, il se forgeait le caractère à l’épreuve de la réprimande, du moins craignait-il que son travail « mal fait » occasionnât une conséquence néfaste, et cela lui donnait la motivation de réussir, du moins de ne pas échouer – c’était le temps des critères d’une action bien ou mal effectuée. Mais la machine le libérant de cette crainte, quelle que soit la qualité de son travail rien de douloureux, nulle punition, et donc guère de correction, ne peut advenir ni l’atteindre en particulier, parce que c’est à la machine d’avertir si une routine n’est pas respectée ou mal exécutée, c’est à elle de servir comme fusible et d’opérer des contrôles et d’améliorer au besoin ses travers. Il n’a jamais totalement à endurer des accusations, il les récuserait comme injustes si on devait les lui faire, car il n’est jamais seul à se tromper, il existe toujours quelque engrenage qui s’est trompé pour lui, ne serait-ce qu’en échouant à prévenir son erreur. Dans un monde machinal, l’absence d’initiative garantit de la culpabilité ; au mieux ce monde n’est-il rempli que d’insuffisants de bonne foi où chacun s’est « soigneusement » gardé d’impliquer un choix personnel. La machine, par une nature d’esprit qu’elle répand, dépersonnalise même le rapport des humains avec leurs actions. L’homme les réalise bientôt machinalement, notamment car il répond aux critères statistiques de robots qui remontent ses écarts à une norme : il doit s’adapter et se conformer à des chiffres c’est-à-dire à des quantités ; on connaît mal une machine censée vérifier la qualité d’un travail – ce semble compliqué à programmer.

Or, voilà le soulagement suprême qu’on constate avec évidence dans une société des machines : le Contemporain n’a presque aucun effet sur le monde et sur les êtres, et il n’aspire point à en avoir, il délègue ces valeurs surannées, décision et fierté, à des mécanismes d’alerte et de vérification procéduraux. Les pensées de pouvoir et d’honneur s’estompent, parce que, n’étant plus utiles à l’entretien de la société, elles semblent aux hommes des charges superflues, et donc, comme il faut attacher une valeur à leurs vices et à leurs négligences, elles deviennent vanité ou excès au lieu de propriétés humaines, et ils finissent progressivement par les conspuer – indolence et évanescence se changent en profits et en idéaux, prennent la place des ancienne vertus spirituelles attachées à l’effort et à la volonté que différentes espèces d’assistances ont supplantés. On trouve heureux qu’aucune défaillance ne soit plus imputable à une personne, et l’on juge combien la société est bienfaitrice d’avoir accompli la décharge des préoccupations ; on croira bientôt qu’il n’y eut jamais de projets plus louables que la fin des soucis dérisoires – on effacera des mémoires et des mœurs les justifications des valeurs antérieures au point de les admettre étrangères ou absurdes. On ne concevra plus, ou avec négativité, ce qu’était un esprit du mérite et de l’individu, quand la machine se sera substituée au savoir-faire-sans-elle : il n’y aura plus de gloire, nul ne voudra ni ne saura promouvoir la grandeur, car la possibilité du blâme redoutable est une condition du compliment sincère, et, en l’absence de reproche qui menacerait le Contemporain, nulle réussite non plus ne peut lui être remarquée – il n’y a de potentiel ratage qu’en l’œuvre où le triomphe est possible, ou l’enthousiasme n’est qu’une tartuferie. Et voici le système de valorisation de notre modernité : c’est l’éloge formel de tous sans l’admiration véritable de personne. On distribue la louange à peu près comme des pots-de-vin ; on aime tout le monde par principe, on ne regarde à aucun ouvrage en particulier, examiner reviendrait à se mépriser.

Ainsi, à force d’étendre le domaine des machines, la responsabilité humaine diminue, et l’on rencontre de plus en plus de circonstances où l’étirement du contrôle mécanique, développé en maints secteurs par souci d’égalité (le travailleur doit avoir droit aux dispenses-de-travail d’autrui), crée des situations patentes de dysfonctionnements où personne n’est responsable. On cherche aussitôt un coupable, et l’on dit par habitude : « Ce n’était pas à moi de faire cela (non plus) », personne ne se sent concerné par un tel abandon de responsabilité, nul n’imagine un remède actif au problème rencontré en-dehors de sa bureaucratie, et chacun se désintéresse qu’aucune machine n’était programmée pour la tâche faillie, parce qu’on supposait l’existence d’un mécanisme pour y contribuer, et la mission, n’ayant incombé à quiconque, est restée sans être ni robot, d’où l’incurie finalement constatée. Alors, quand il découvre la gabegie énorme, d’une dimension presque absurde, d’inconséquence incroyable, le Contemporain indigné tourne ses regards de toutes parts, ouvre des yeux de colère gâtée parce qu’aucune autorité n’a dévolu telle fonction à une intelligence, et il s’insurge contre cette aberration et cette imprévoyance, ce qui lui permet encore de se déresponsabiliser par les passions qu’il déploie et qui le dédouanent de réfléchir – il n’a jamais pensé qu’une autorité était, dans sa société, une personne comme lui, c’est-à-dire quelqu’un qui se contente d’un petit peu d’actions répétitives. Il voudrait qu’un haut fonctionnaire ne fût pas son semblable, qu’il existât encore des mentalités d’excellence, c’est-à-dire qu’on distinguât de vrais organisateurs et non les continuateurs stylés d’un faible nombre de fonctions pareils à lui. Il vitupère contre : cela lui procure l’oubli infra, ce qu’on extériorise éloigne de l’intime ; en accusant, il ne se considère pas.

Alors, l’homme devient machine, rechignant dans l’excuse à ne jamais prendre une part importante c’est-à-dire personnelle à un ouvrage : il exige que des êtres soient à l’initiative ou à la supervision d’actions fermes et hardies, mais il refuse de voir que ces hommes n’existent plus, et il n’incombe qu’à des pusillanimes comme lui de remédier aux embarras. Il faudra donc bien qu’en définitive des machines, qui ne renâclent devant aucune puissance et ne disposent pas de la « morale de l’indolence », morale de ce qui est trop passif pour nuire en aucune façon, soient investies de ce que l’humanité fuit, de la charge du fonctionnement des affaires humaines. Dès à présent, il ne faut pas douter que les hommes futurs se plaindront que les robots, c’est-à-dire des automatismes pratiques, seront maîtres de leur destin : ils s’en seront certes défaussés, mais comme ils n’auront même plus le souvenir d’une volonté active, d’une valeur accordée au travail individuel par laquelle ils jugeront avoir eu le choix, c’est fatalement que leur soumission se présentera à eux, qu’ils entretiendront de plaintes vaines ce conditionnement ; ils seront de toute façon condamnés à cet état : comment s’en échapperaient-ils, puisqu’ils ne pourront plus, dans l’espérance molle d’un salut, s’ébrouer sans se haïr ? Ainsi maugréeront-ils contre autrui pour le rétablissement de l’esprit humain, mais d’une part ne discerneront nulle responsabilité particulière dans cette déchéance, d’autre part ne trouveront personne à introniser, et, à la fin, ne consentiront à rien d’autre.

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