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Henry War
13 avril 2024

Oubli du dommage et fabrication du préjudice

            Tout de même, la manière dont le Contemporain s’arrange pour, dans un débat qui le met en difficulté, s’arroger la bonne conscience malgré sa faiblesse, a, poussée à quelque degré de mauvaise foi, quelque chose de surprenant, même pour moi qui, lucide sur les insuffisances des gens, ne m’attends pas à ce que mon interlocuteur finisse par pâtir d’un de déni de réalité si manifeste que c’en devient préoccupant de démence larvée. Nettement défaits, il m’attaque adpersonam, sombrant dans des travers où mon ton de neutralité ne saurait être mis en cause – je ne m’oppose jamais à des personnes mais à des incohérences (à des déclarations), l’intérêt que je trouve au débat se résume à ce que j’y puis apprendre (j’ai du dégoût par exemple à « faire la leçon », je m’ennuie quand j’ai l’impression de réciter, la facilité m’importune), en sorte que nulle agression de ma part ne peut avoir conduit à une représaille, mais… en effet, peut-être cette froideur positiviste est-elle insupportable à ceux qui s’efforcent de trancher des problèmes par la communauté despassions c’est-à-dire par des variétés de pensées-proverbes ou de pensées-épidermes qui suffisent d’ordinaire à l’emporter. J’imagine qu’en la conception du débat comme tentative de ralliements à des valeurs inquestionnées et réputées universelles, on peut juger que je ne suis pas « de jeu » en n’admettant que ce qui me semble exact plutôt que ce qui est supposé bon : on trouve que je ne respecte pas les règles et que décidément « on ne peut pas parler avec moi », en ce qu’il faut que je m’accorde d’abord sur des prémices tandis qu’on veut que je les reconnaisse d’emblée évidentes. Je crois qu’on a rarement discuté avec un esprit comme le mien – ce n’est pas parce que je serais « grand » mais à cause de la petitesse du monde –, et l’on en est désarçonné et abasourdi, on me soupçonne de postures, d’intentions et de réactance, je suis invraisemblable ou artificiel parce qu’on ne se représente pas que le vrai penseur se donne pour objectif non d’être une créature sociable, mais de construire avec solidité son édifice intellectuel. Ma véracité intègre est ma condamnation à la relégation en personnage de fiction : on me déteste sans vergogne parce qu’on ne croit tout simplement pas que j’existe.

Par exemple, il y a deux mois, un correspondant, après quelques échanges simples, use inopinément de termes injurieux et provocants à mon encontre, grossièretés vraiment patentes (« imbécile », « lâche », « petite bite »), et il devient si contrarié que je le réfute qu’il exige que nous débattions à l’oral sur sa chaîne Youtube. Pour se pardonner son indignité et légitimer une défense, il clame qu’il fut abordé le premier avec rudesse, où je lui demande de citer un mot de moi qui le maltraita : il argue alors qu’il n’a plus le temps ni le désir d’expliquer ses invectives parce que « le mal est fait », et il complète en déclarant qu’il a oublié à quel moment il insulta, même quand je le citai dans le même fil de discussion, et il conclut en affirmant que ceci n’a pas d’importance et que c’est le signe de ses bonnes spontanéité et franchise, autrement dit non seulement il ne tient pas à démontrer ce dont il m’accuse, mais il reconnaît que, chez lui, c’est une qualité, et encore il finit par évacuer de sa conscience le souvenir de ses insultes.

J’ai rencontré récemment le cas d’une autre personne sur Facebook qui affirmait, après mes contradictions, que j’avais l’impolitesse de ne pas répondre à ses commentaires quand il m’en adressait. Je lui demandai aussitôt d’indiquer lequel était resté sans réponse (il m’arrive de ne pas ajouter de critiques à des remarques qui sont justes où dont je n’ai rien à dire), en lui rapportant que le réseau ne me notifie pas toujours ces messages, et il commença à se moquer avec une mordante ironie de ce qu’il prenait alors pour un prétexte fallacieux – mais mon excuse était une façon de lui accorder qu’il m’avait sans doute bel et bien écrit sans retour, puisqu’il le disait (il fallait qu’il n’eût pas inventé sa contrariété) – ; or, je m’aperçus bientôt qu’il ne pouvait pas me signaler une seule occurrence d’une telle négligence, ce que je vérifiai scrupuleusement, et il se contenta à la fin de dire qu’il conservait l’« impression » d’absence de réciprocité et que ce « sentiment » d’impolitesse prévalait sur la réalité même de ma discourtoisie.

Ce qu’il y a de commun à ces situations de conflit, c’est le processus de négation de soi et d’autrui, où le Contemporain ne se sent plus du tout tenu à des preuves, où la réalité ne lui sert plus de référence, où il en vient à modifier non des interprétations de phénomènes mais des faits bruts, même récents, même tellement réels et démontrables que n’importe quel observateur extérieur est perplexe de l’obstination à ne pas les produire. Les repères tangibles sortent de l’esprit du locuteur, il lui importe tout à coup de ne pas vérifier, il croit se sortir d’une mauvaise circonstance en annihilant des données de son esprit, et il le fait probablement de bonne foi, de façon involontaire, je veux dire qu’il n’a alors sans doute pas conscience de mentir. Ce procédé apparemment absurde lui permet de garder la face, faute d’argumentation quand il est contrarié ; son impasse l’oblige à faire usage d’une « arme interdite », d’une fausseté, mais il est sincère, car dans l’instant où il y recourt il oublie bel et bien ses antécédents, et se fabrique un litige en lequel il a foi et où il tient un bon rôle. Là encore, il est mauvais sans qu’on puisse l’accuser d’être coupable, sans qu’il dispose des moyens de le reconnaître, je veux dire qu’il a évacué la culpabilité hors de sa conscience de manière qu’en effet n’importe quelle imputation le laisse intérieurement dans son « droit » : il sait qu’il s’est bien comporté, parce qu’il est parvenu à se défausser de tout souvenir de sa faute, d’une façon véritablement stupéfiante.

Sa vexation en général est si réelle que, même en l’absence d’insistance de mon côté, il me « bloquera », certainement pour anéantir la possibilité même d’un rappel de sa stratégie, constituant un biais pour effacer sa défaite et laver le souvenir de son trouble. Il ne fait en effet aucun doute que non seulement son esprit tâche à se placer dans le sens du bien, mais qu’il est psychologiquement embarrassé par la vérité, que sa raison chancelle inconfortablement devant les preuves et la rétrospective des échanges, et qu’il reçoit une inquiétude qui le rend fébrile et en quelque sorte malade. Il devient bizarre, emprunté, illogique ; il se force à oublier tout ou partie de vos objections, refuse de répondre directement à des questions simples et même pas pernicieuses, fuit les arguments et affecte une morgue pleine de violence, de péremptoire et d’irréflexions catégoriques, alors même qu’il ne souffrait pas de telles défaillances avant vos interventions. Or, je pense qu’une telle attitude exprime et synthétise la gêne essentielle du Contemporain confronté à l’inhabituelle situation où il doit penser en-dehors de ses schémas routiniers, et notamment où, sans ces biais, il serait rationnellement contraint, rigoureusement tenu, de révoquer ses idées et d’en adopter d’autres, ce dont il est foncièrement inapte. Voici où je veux en venir : en réalité, toutes ses controverses philosophiques et politiques sont feintes, parce que dès le principe il sait qu’il n’intègrera pas une raison de son interlocuteur, et ainsi, quand une injonction de pure cohérence lui intime de s’accorder avec ce qu’il n’a pas prévu, il s’enferre malgré tout dans sa position initiale et en acquiert un complexe inextricable qui se mute en pathologie mentale brève mais très caractérisée, aussi indéniable qu’effroyable à tout témoin. Nier est encore le réflexe primitif de celui qui refuse de recevoir ou ne sait pas admettre un fait qui le contredit efficacement. Plus généralement, le recours fréquent à la négation est le symptôme d’une société malade dont les membres ne sont plus en état intellectuel d’accepter des réalités nouvelles : l’inédit y fusionne systématiquement avec le nié (ce qui, évidemment, nuit considérablement à la réception de mes articles). 

            Je jure que, sans mauvaise intention de ma part, ces troubles d’esprit sont alors patents et effarants, même vus de l’extérieur : tout à coup, on constate un être qui n’est plus lui-même, qui s’inverse, qui perd nettement son intégrité et qui devient en quelque sorte fou, et l’usage de la raison contre lui le désempare et l’extravase, le fait se ridiculiser en outrages et en entêtements puérils, y compris s’agissant de preuves qui ne nécessiteraient de lui qu’une poignée de minutes et qu’il refuse d’aller voir. Chaque fois que cela se réalise, je suis réellement inquiet pour ceux auxquels je m’adresse – ce n’est pas juste une expression de condescendance ou de mépris – parce que je devine que je perturbe leur estime-de-soi et qu’ils en tirent non une sagesse mais une perturbation pareille à un tic : je les sens littéralement devenir maniaques. Et je ne compte pas sur le recul qu’ils feront du débat pour espérer leur propre guérison, sur leur autocorrection après bilan, parce que je devine combien ce memento les humilierait et qu’ils n’y reviendront jamais ; mais au contraire, il est plausible qu’ils intègreront ce déportement, comme un remède toujours accessible et à portée, même inconfortable, à leur arsenal sociable, puisqu’ils ont par l’expérience déjà résolu que son utilisation était quelquefois licite et légitime : ils ne craindront donc pas de redevenir fou à l’occasion, n’ayant pas identifié leur précédente folie et ayant même intérêt à ne la pas conscientiser, semblables à l’enfant impuni d’avoir frappé une première fois et qui donnera de nouveaux coups sans scrupule. C’est pourquoi ce moment de démesure, quand je l’aperçois, est celui où je cesse d’interroger, parce que j’augure les stratégies aliénantes d’une conscience qui va s’efforcer de maintenir des propos étranges dans une position monstrueuse, et je refuse d’être à l’origine, chez mon interlocuteur, de cette déformation intellectuelle qui a commencé à s’emparer de lui. Je lui veux plus de bien qu’il ne peut croire, parce que je ne fais point une affaire personnelle d’un désaccord, ainsi tiens-je plutôt à dégager ma responsabilité dans ce qu’il est en train de devenir qu’à l’écraser davantage de raisons troublantes, conscient qu’en l’obligeant à poursuivre en cette voie malsaine je l’inciterais à garder la tête sous l’eau et le noierais : je ne veux surtout pas être comptable de la mort mentale d’un être à cause d’une insistance, et je préfère le délivrer de ma présence qui, il faut le reconnaître, induit une influence désastreuse, même s’il l’ignore, sur son équilibre personnel.

            Reste que ceci est, comme j’ai dit, extrapolable au grand nombre : le confort est ce qui empêche le Contemporain de percevoir et de se souvenir de toute réalité à laquelle il n’est pas déjà stylé. Au cœur même de son bonheur, du moins de sa tranquillité, se trouve le déni, et, non loin ensuite, – la folie.

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Commentaires
P
À la lecture de votre article me vient une citation des Souvenirs de Renan : "Très peu d’hommes sont assez détachés de leurs propres idées pour qu’on ne les blesse pas en leur disant autre chose que ce qu’ils pensent."
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H
Oui, je l'expérimente une fois de plus, à l'instant, sur Facebook : on parvient à une situation étonnante où votre interlocuteur n'écoute pas un argument que vous lui dites et se contente de répéter ce dont vous avez convenu, en une façon de limite circulaire assez obtuse et inquiétante, niant simplement tout ce qui le contredit comme s'il ne l'avait vraiment pas lu.
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