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Henry War
4 avril 2019

Controverse

Ottenfeld Discussion

J’ai en haine le conventionnel, le moral, le normal. Être avec une foule, c’est être sans individu. Partout où une opinion est unanime, je me méfie d’expérience : une société est une machine, il doit y avoir là quelque idée piètre et rassurante, quelque bêtise, quelque impensé. Être d’accord, c’est souvent avoir l’esprit commun. Il n’est pas donné à une multitude de disposer de réflexion : la multitude nivelle, simplifie, racole ; l’esprit qui se propage se répartit, et on se retrouve seulement avec une fraction d’esprit. En réalité, si on est influencé, c’est parce qu’on pense peu ou mal. Il faut de l’animal, du grégaire, comme les canards sauvages, pour se laisser aller à suivre un groupe.

Les pensées les plus courantes sont le contraire d’une réflexion : on est imprégné, envahi, contaminé généralement dès l’enfance, on fléchit, quand on est faible et qu’on manque de densité, devant une masse ; on s’en laisse pénétrer comme par un virus abondant et irrésistible (est-ce un hasard si l’on dit : « avoir la courante » pour parler d’une vilaine diarrhée contagieuse ?). On veut se rassurer alors : je ne suis pas seul ; et on est satisfait de cette maladie-là parce qu’elle est répandue. Il faut, pour lutter contre de telles influences, des défenses et une immunité pénibles à exercer. Vous sentez en loin votre opposition, vous devriez résister, vous la savez, mais il y a cette onde apparemment bienfaisante qui ne demande qu’à vous emporter, et vous vous laissez inonder. Il paraît que c’est gentil, courtois, aimable de céder, on vous l’a souvent dit quand vous étiez petit, vos parents comme les autres ont beaucoup insisté sur le bienfait des compromis et d’une réflexion « à plusieurs » (c’est toute la pauvre histoire de leur mariage et de leur vie commune ; et combien « commune », en effet, fut leur vie !). Et on vous a dit aussi qu’il était quasi impossible que beaucoup de personnes aient tort contre une seule ; il y aurait là un problème arithmétique, une anomalie statistique insurmontable, en termes de probabilité on vous a avancé que ça semble à peu près invraisemblable. Ainsi, vous dites oui souvent, et vous croyez que ça ne vous entamera pas.

Mais bientôt, un consentement en entraînant un autre, vous êtes trempé dans cette marée poisseuse et le courant vous a presque irrémédiablement poussé loin de vous-même. Vous êtes devenu une foule, une société, une opinion commune. Réfléchir vous serait même douloureux : vous avez cessé d’être un individu. Vous avez tant graduellement accordé au consensus, que votre personnalité est devenue compromise ; plus encore, vous incitez à présent votre entourage à faire comme vous chaque fois que vous le pouvez, pour vous donner bonne conscience : c’est une façon de vous prouver, puisqu’on vous imite, que vous pouvez être un exemple, que vous valez quelque chose – mais aussi, vous y mettez tant de pression sur le si peu qui vous écoutent pour qu’on vous imite ainsi !

La vérité ? vous persuadez les autres de toutes vos forces – et vous cherchez à vous persuader.

Débattre, c’est inévitablement combattre – tout débat sans le caractère d’une lutte n’est qu’un jeu de vanité pour la galerie, un exercice oratoire de pure pédanterie. Pour le comprendre, abandonnez même cette mièvrerie scolaire du juste milieu : voulez-vous un verre d’eau, oui ou non ? Oui ? Non ? Eh quoi : auriez-vous dû répondre « un peu » ou « presque » ? Rien ne ressemble plus à l’indécision ou à l’indifférence que ce pauvre expédient de la position intermédiaire. On est modéré sur tel sujet parce qu’à la réalité on s’en fout ; ce qui ne vous est d’aucune importance ne vous inspire nul attachement ni aucune défiance, c’est un froid sujet universitaire : n’importe ce qu’on en dit, vous êtes prêt à tout concéder là-dessus, on ne se scandalise pas d’un mensonge qui ne vous atteint pas – d’où ce précepte essentiel de vie : tâcher d’accorder sa prédominance à toute vérité quel que soit son thème, de sorte que toute transaction avec la réalité, toute insincérité et toute dissimulation, vous fassent aussitôt l’effet d’une blessure cruelle.

L’esprit de nuance ne se situe pas du tout dans le juste milieu contrairement à ce que dit la voix du peuple, mais dans une réponse franche à une question subtile. Une seule alternative, en somme, dans un débat nécessaire : répondre de façon tranchée, ou bien réclamer qu’on vous interroge avec plus de finesse.

Depuis longtemps, j’ai trouvé qu’un indice du génie dans toute conversation, c’est la capacité à se positionner contre ce qui est évident pour tout autre. Il est si facile d’adhérer, c’est si confortable d’octroyer des points, cela fait tant plaisir, on se croit valorisé, grandi comme dans ces restes de sottise chrétienne où l’on tend sempiternellement des joues ! Ah ! cet amour bête de la concorde ! ce désir d’arbitrage à son propre détriment ! On passe son temps à adhérer, à remercier, à sourire ; presque toutes les opinions puent le vice d’avoir une fois admis une chose sans avoir suffisamment réfléchi. Toute pensée s’entache ainsi de morale héréditaire, de trucs appris par cœur dans l’enfance, de valeurs infondées et floues dont on use comme axiomes puis par esprit de correspondance : jamais on ne se rééduque, jamais on ne désapprend, jamais on ne réexplore ce qu’on a une fois jugé pour toujours. Notre éthique généralement ne repose que sur des inculcations non débattues. « Il ne faut pas tuer. – Pourquoi ? – Il ne faut pas tuer », on n’y reviendra pas.

Arguer d’une foule, d’un parti, de fidèles comme raisons, invoquer une expérience, des habilitations, des diplômes, des chiffres, c’est plaider contre soi-même ; c’est dire : je suis insuffisant à vous démontrer telle vérité en vous l’exposant clairement, donc j’use de quoi vous impressionner. Mais faites-vous entendre raisonnablement, plutôt ! Quoi ? vous ne pouvez pas au moyen de saines raisons ? Taisez-vous alors ! Laissez les gens qui en sont encore capables réfléchir posément à votre place, et retournez à vos occupations : il ne fait aucun doute que vous vivez parmi une société sur laquelle toutes ces inepties péremptoires font un très grand effet !

J’aimerais, j’aimerais vraiment, que chacun pût sentir combien la nouveauté même d’un avis et son iconoclasme sont plutôt des gages de raison que de tort : est-ce que personne ne mesure la force de caractère qu’il faut à un individu pour parler un langage inouï contre des foules ? Qu’on lui accorde au moins, à celui-ci, le bénéfice du doute ; je prétends, moi, que cet homme-là dispose d’au moins quelque génie, de quelque âme, de quelque vaillance méritoire, mais, si on en doute, qu’on daigne l’écouter encore : même un provocateur a plus de valeurs pour moi qu’un tranquille séide, car il dispose de quelque vertu de désobéissance, il se met en danger, il ose être seul, même s’il a tort : c’est un guerrier dont la sincérité ne craint rien (comme je voudrais, au surplus qu’il n’eût pas tort !) – tous les autres se battent avec la certitude de leur victoire écrasante à plusieurs comme ces chars blindés et impersonnels contre le fantassin fier : pas lui. Je ne suis certes pas toujours d’accord avec nos polémistes célèbres et contemporains, je parle de ceux que volontiers on interdit et qu’on conspue, mais j’affirme sans l’ombre d’un doute que la position où ils se tiennent leur donne quelque hauteur par le risque des poursuites et des coups qu’ils encourent perpétuellement.

Pourquoi ne voit-on pas cela ? L’histoire des idées n’est bâtie que d’individus qui, un jour et sans soutien, ont déclaré leur opposition et démontré que leur raison était mieux assise que celle des foules ! Et les foules se sont alors réveillées de leur longue torpeur mentale, de leurs coutumes molles, de leurs croyances de troupeau, et elles ont fini par dire, presque heureusement : « Tiens ! c’est vrai ! Nous n’avions jamais pensé au juste à cela, il n’y avait en nous que des inclinations » (que des automatismes transmis, en vérité).

Mais débattons, c’est-à-dire battons-nous avec des mots et des raisons ! et pourquoi faudrait-il que nous eussions tous deux raison rien qu’un peu ? Larguons nos intérêts personnels et nos pudeurs, et sachons nous placer sur un plan plus élevé que celui de nos postures. J’aime toujours, je le jure, qu’on me démontre que j’ai tort, mais cela n’arrive pas souvent, et ce n’est pas parce que je suis obstiné – parce que je ne me déclare sur un sujet qu’après y avoir longtemps réfléchi, et mes contradicteurs ne trouvent guère d’arguments auxquels je n’ai pas déjà beaucoup songé. Pour autant, j’aspire à me reconnaître pris en défaut, non parce que je suis humble, mais parce qu’une raison neuve m’apporte et m’enrichit d’un fait que j’ignorais : je suis plus grand de m’être aperçu que j’avais tort, et j’ai de la gratitude pour celui qui m’a ainsi élevé. Je ne tire jamais de rancune contre quelqu’un qui m’aurait expliqué une erreur, mais j’ai bien de la haine, au contraire, contre tous ceux qui, par intérêt personnel, par aveuglement partial, par bêtise si ostensible aux esprits aiguisés, s’obstinent par exemple à feindre de ne pas vous comprendre, usent de stratagèmes odieux pour vous décrédibiliser ou vous faire perdre patience, ou veulent vous nuire pour des idées contradictoires parce qu’il leur semble que leur position notamment sociale est en jeu. Ces gens prennent les armes avant même de savoir vraiment de quoi il est question : ils ne défendent pas une pensée, il se défendent eux-mêmes coûte que coûte pour ne pas perdre la face, et ils se servent comme fers des préceptes des majorités. Il faut apprendre à les reconnaître, et puis les détester et les fuir pour ce qu’ils ne seront jamais capables d’entendre la grandeur où doit s’achever un débat : ils arguent sans le savoir de leur petitesse pour maintenir leur illusion de hauteur. Ces êtres abîment toute controverse, empêchent tout développement de la pensée, faisant pencher les avis du seul côté d’un confort personnel au moyen de vétilles fallacieuses et spécieuses. Cherchez donc parmi les philosophes fameux que vous connaissez : il n’y en a guère qui se sont contentés d’approuver des opinions répandues – et n’importe si vous n’aspirez pas à devenir philosophe ! mais ne prétendez pas alors à la force de vos raisons : n’entrez pas en débat ! simulacre cela, feinte et désœuvrement, vous perdez votre temps et surtout celui de ceux qui, croyant discuter avec vous, supposent d’emblée que c’est comme pour eux quelque vérité premièrement qui vous préoccupe.

« Discussion », cela m’évoque cette toile d’Ottenfeld où deux hommes se confrontent en pleine rue avec dans le corps et dans les mains quelque fébrilité où sommeille la dérision et le crime. On n’est certes pas obligés de se moquer ou de s’entretuer quand on n’est pas d’accord, mais il y a de la dispute dans toute controverse, quoi qu’on dise : un vrai débat est celui où, lorsque deux idées se contredisent, il faut que l’une soit rasée-exterminée – pas de milieu imbécile et couard, comme j’ai dit, ni de volonté initiale de trouver un terrain d’entente. Il faut qu’à une question bien posée la réponse la plus rationnelle soit un oui ou un non. Et aussi que cette réponse exprime une généralité sans ergoter inlassablement sur un des exceptions : en général, est-ce oui ou est-ce non ? Point.

Dans la série d’articles que je propose ici, j’exprimerai mes avis peut-être révoltants au badaud simple, mais nullement à dessein d’avoir l’air contradictoire, je l’assure : je me moque absolument de ce dont j’ai l’air, j’ai trop de propreté pour m’en croire responsable. Je me figure seulement qu’il est parmi les lecteurs des individus qui ont besoin de penser et qui ne rencontrent plus guère dans leur existence des partisans d’opinions inédites parce que ceux-ci, bien souvent, par crainte se réforment et censurent. Que mes raisons les édifient quelque peu comme j’ai été si généreusement instruit des rares livres qui enseignent quelque chose – et avec tant de reconnaissance ! c’est uniquement pour cela et en souvenir d’eux que je publie ! –, voilà ce que je souhaite aux curieux qui ont encore le courage d’aller vers des réflexions neuves, autrement dit vers des réflexions tout court. Qu’on me reproche mon ton de certitude ou ma propension à créer des dissensions, à « cliver » comme on répète idiotement pour discréditer (preuve qu’on admet encore que l’opposition est en soi un symptôme de mal), c’est ce dont je me fiche particulièrement. Je déclarerai le fruit de mes pensées, même pauvre au point que je ne m’en rendrai pas compte, et c’est en toute bonne foi que je fixerai là le résultat de mes réflexions : qu’on me contredise utilement, et je jure que j’en rendrai infiniment de bien à ceux qui m’auront détrompé.

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Commentaires
A
Un paradoxe étrange dans cette publication: Il faudrait pour que notre opinion vale quelque chose éprouver un intérêt intrinsèque sur le sujet du débat, afin de se soucier d'y apporter ou non la vérité, mais il faudrait également ne pas s'y sentir personnellement engagé et donc ne pas inclure nos propres inclinations et fiertés dans la balance, pour que le débat soit objectif et dépourvu d'autre enjeu que celui de tendre à une vérité. <br /> <br /> Il faudrait m'expliquer comment réunir ces deux éléments! <br /> <br /> <br /> <br /> Sinon, si j'étais toi, je me serais abstenue d'écrire cette conclusion: En un rien de temps tu vas te retrouver éternellement redevable à tout le monde!
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H
Oui, il me semble que notre société tourne à la censure au nom d'un prétendu "bien commun".<br /> <br /> <br /> <br /> Quand on se désintéresse d'une chose au point que celle-ci nous semble extérieure, l'adhésion que nous rendons à ce propos ne vaut à peu près rien : voilà ce que je dis ; mais on peut bien se moquer de tout !
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V
(Dans le désordre. Parce que ce texte est un peu long...):<br /> <br /> <br /> <br /> Ah! Combien de fois me suis-je sentie différente. Ou « méchante ». Parce que mes idées n’entraient pas dans les cases communes!<br /> <br /> Et cette idée aussi de céder, pour des « compromis » m’est assez insupportable. J’ai souvent dit à ceux qui me le proposaient « je suis entière ! ». <br /> <br /> <br /> <br /> Mais... et quand on s’en fout vraiment ? Il faudrait un avis quand même? C’est à dire y réfléchir malgré de désintérêt ? Est-ce cela que tu veux dire?<br /> <br /> <br /> <br /> Et j’ai songé souvent également que « chacun son opinion » était une lâcheté. Et je pardonne mal la lâcheté.
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