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Henry War
7 avril 2019

Le choix de la permanence

Alors, dans une révélation soudaine et terrible, il m’apparut que toutes nos conventions n’étaient fondées que sur la crainte stylée et irrépressible du changement. Un confort hideux s’était emparé de l’humanité dès l’aurore des sociétés, et toute morale avait été contaminée et bâtie par ce souci presque exclusif de prévisibilité, au point de figer tous les rites et les usages : hommes et femmes se soudaient par contrats dans l’espoir ardent de ne pas se surprendre, toute coutume était le fruit d’un souhait de reconnaissance par répétition, il n’était jusqu’à la plus petite action quotidienne qui ne fût conditionnée par des codes trouvant leur origine dans le désir de s’entre-rassurer, de se créer une sécurité les uns aux autres, d’asseoir un sentiment de monotonie d’où nul heureusement n’oserait plus sortir. Le temps des hommes s’était allongé de cette éternité d’immobile et lâche langueur, annihilant le risque, tuant la liberté, jugeant de plus en plus automatiquement néfastes tous l’imprévisible, le douteux, l’inattendu, l’incertain. Des institutions et des dogmes avaient banni le mouvement véritable, tout s’était éteint et coagulé en une masse compacte et terne qui signifiait exactement le contraire de l’éclat spectaculaire de la vie primordiale ; cette idéologie lointaine et sourde avait donné aux hommes de plus en plus irréversiblement la marque et le caractère des statues. Et chaque chose procédant par tradition héréditaire, ils s’éloignaient graduellement de ce qui aurait pu faire le sel de leur existence à savoir l’animation de leur pensée et de leurs actes, et ils adulaient de moins en moins la fièvre de la nouveauté au profit exclusif d’une stabilité facile à reconnaître et ne valant rien par elle-même : le pli était fait, la prééminence était à la constance et non à l’altérité, tandis qu’on eût pu imaginer tout aussi bien et même mieux de l’admiration portée sur l’audace des résolutions perpétuelles et des changements colossaux.  Tout le bien du monde s’était défini et résumé en cette banalité : le « héros » n’était qu’une suprême conservation de quelque chose, l’« ennemi » ne s’incarnait qu’en quelque insaisissable péril, le « mal » était contenu tout entier dans la pulsion indocile vers l’aspect le plus inhéremment tumultueux et sauvage de la vie. Partout, il ne fallait plus rencontrer que des prudences molles, des esprits étriqués à respecter des normes, des sagesses à ne pas souhaiter l’au-delà des mêmes situations admises et attendues.

Et il me sembla alors qu’un monde tout autre et plus dignement supérieur eût été à portée, celui d’une humanité incitant, par une pente inverse de son évolution, à la désobéissance et aux volontés inédites, et qu’une autre évaluation des choses eût pu prendre et fleurir aisément s’il ne s’était agi que de guider par l’exemple vers d’autres vertus enfin consenties et reconnues : un monde où le bien se fût identifié et confondu avec le pittoresque de l’innovation et la vigueur de l’insoupçonné, un monde où chacun n’eût eu qu’à sentir sa débordante énergie pour se savoir aussitôt conforté dans ses desseins les plus vifs et ici les moins sages, un monde où la grandeur humaine se fût incarnée d’emblée en des décisions farouches et fières au service de toute vitalité individuelle et collective. Un monde où l’indécision même eût poussé au changement plutôt qu’à la conservation d’un état, où l’embarras de modifier quelque situation eût été vécue et vue par tous comme une lâcheté et une compromission, où le doute eût profité au profond instinct d’altération propre à la vie plutôt qu’à cette cautèle étroite où le probable et l’acquis l’emportent toujours sur l’incertain et l’espéré. Et dans cette vision brutale d’une humanité autre, je songeai combien la nôtre était basse et timorée, incapable de choisir en dehors des consensus et du cadre limité de tous les accords innombrables déjà conclus, et il me vint un dégoût cosmique, celui qu’inspire à tout être de conséquence l’impression d’un gâchis d’audace et de profondeur quand le quidam humain se résout plutôt à contraindre sa nature envolée et superbe au lieu de s’exercer à l’exprimer et à la louer de toute sa belle et vive puissance.

Et ainsi, une réalité de limitations sèches et d’alternatives restreintes pour toute éthique humaine ; préférer renoncer à une force innée que de lui offrir la liberté d’une tentative : voilà l’espèce singulière qu’il m’était à présent donné de contempler et de juger – mais quel vertige ! quelle atrocité ! L’exemple d’une seule génération et d’un seul dogme d’admiration pour la foisonnante et trépidante vie intérieure eût peut-être suffi à façonner un homme fondé sur d’autres critères que des conventions et une prétendue sagesse où nulle nature biologique ne se rencontre – un homme qui eût pu s’épanouir, qui sait ? dans une variété exaltante ! J’en pleurai presque tant l’absurde dégoût me vint, car les hommes que j’aimais, moi, ne se situaient point dans ce camp des foules majoritaires et réglées mais dans celui des individus vrais tout aussi philosophes que sensibles à leur vital bonheur, et qu’on méprisait et conspuait unanimement comme inconscients et fous, des êtres si peu « raisonnablement exemplaires » de l’altérité et du changement, des êtres que tout condamnait au génie et au paria, des êtres du potentiel d’où sourdait invinciblement et imperturbablement un magnifique et grandiose « si » d’intégrité et de brillance éprouvé, des êtres inadaptés c’est-à-dire « propres » c’est-à-dire exclus des sociétés et sourds aux préjugés c’est-à-dire constants seulement à n’écouter et à n’obéir qu’en la voix intime de leur vitalité fringante et insatiable. Hommes-jouissances et hommes-rêves au lieu d’hommes-copies – et cette contingence où me saisit l’homme effectif me procura une saveur douloureusement amère, comme au résultat d’un choix s’élève une objection cruelle et irrémédiable qu’aucune retouche ne pourra probablement plus jamais convertir en actualité !

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Commentaires
H
Ne pas se sentir lâche, c'est la condition peut-être pour admirer dignement. Bien d'accord pour le reste, Val !
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H
Excellent ! Tu conviendras tout de même qu'on ne peut, sans dichotomie mentale c'est-à-dire sans contradiction veule, admirer chez les autres ce qu'on réprouve pour soi. Mais commencer par soi individuellement, dans l'espoir secondaire qu'une imitation de proche en proche servira à fonder une société nouvelle, c'est peut-être un peu utopique, mais pourquoi pas ? Et pourquoi écrirais-je d'ailleurs, si je n'y croyais pas rien qu'un peu ?
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V
Ok pour le fait que tout cela n’est uniquement que pour se rassurer. Les habitudes, les coutumes, les codes. Le monde, frileux? Oui! Peur des glaces, peur des feux aussi. Rester dans le tiède parce que c’est confortable. Parce que l’avenir calme est assuré, au moins. Cela s’appelle se contenter. Cela n’est pas vivre. C’est s’accommoder seulement, de limiter. De réduire! Voilà. Se réduire à l’état de mouton. <br /> <br /> Rien n’empêche cependant d’admirer ceux qui osent. Admirer les audaces folles. Pourquoi pas? Et les rendre admirables. Admirer la puissance et la soif de vitalité. Commencer par là. <br /> <br /> Peut-être est-il encore possible d’effectuer cela individuellement. De devenir intègres personnellement, de s’émanciper de tout ces codes et habitudes tièdes. <br /> <br /> C’est possible, ça. Pourquoi attendre (en vain) un changement d’une société entière? Pourquoi ne pas commencer bêtement par soi? Ça parait si logique. <br /> <br /> Dépasser les peurs d’être jugé, de paraître un original, de passer pour un fou? <br /> <br /> Pourquoi pas? <br /> <br /> Savoir se dire que la perte n’est pas si grande, si c’est simplement un confort conventionnel. Et partir en quête du beau, du grand, du vivant. De l’essentiel.
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