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Henry War
12 avril 2019

Télévision

À mon avis, déplorer la télévision est presque aussi stupide que d’y prendre plaisir : cela revient au même, complainte et oubli ; ces sentiments ont beau être inverses, ils ne font aucune place à la nuance ou au bon usage – et pourtant, dans ma science d’une justice saine bâtie de rectitude, on sait combien je rejette toujours au loin l’idée de plaider le « gentil milieu ».

Certes, la télévision est sans conteste une fange : s’y vautrer est une turpitude, on n’y adhère que pour s’enfoncer dans une gadoue infecte. Je proclame qu’il n’y a presque aucune émission, aucun film, aucune diffusion d’aucune sorte qui vaille la peine d’être vu : la télévision n’est qu’un étalage pour vendre – c’est son seul usage ! –, et chaque catégorie de transmission ne sert qu’à racoler un chaland spécifique à grands renforts de réclames cousues de fils blancs. Tout ce qui est divertissement est d’une bassesse atterrante, et tout ce qui a trait à la culture et d’une révoltante guinderie : on ne vit par procuration que des émotions piètres et virtuelles, et on n’apprend vraiment rien parce ce que chaque fait porté à votre connaissance est sélectionné exprès pour vous et extrêmement douteux. Le moindre sport y est une misère, un bas-fond intellectuel (c’est au point que notre télévision n’importe presque plus de football américain ou de base-ball, le public français étant incapable de s’y concentrer) ; la moindre série, même parmi les prétendues « meilleures », constitue une perpétuation infinie d’une lancinante recette, y compris les plus « novatrices », sans atout qu’un scénario délirant ou qu’une resucée de livres méconnus ; le moindre « magazine » ne vous communique que des bribes indémontrés avec des chiffres illusoires, des comptes rendus sans preuve, des contenus qui tiennent quasi uniquement de la rumeur (vous a-t-on jamais expliqué comment ces nombres ont été établis ? Quoi ? vous ignorez donc qu’une valeur n’a d’intérêt que par la façon dont elle a été trouvée, façon qui ne saurait mériter en aucun cas une aveugle confiance ? Autrement, comment vérifieriez-vous leur trucage ou leur honnêteté ?). Il n’y a rien à faire : quand on prend l’habitude de ne plus s’asseoir dans le canapé devant sa télévision, on n’y revient jamais, tout y paraît ensuite consternant et hallucinant au premier coup d’œil ; on voit d’emblée toutes les ficelles, c’est à peine si l’image se tient, s’il n’y a pas un bandereau déroulant tout en travers pour vous rappeler à chaque minute comme on vous néglige : seuls les défauts, auxquels le spectateur s’accoutume à force, vous sautent à la gueule comme une espèce rare d’araignée-caméléon.

Mais comment ne pas voir cette boue ! comment faites-vous donc ? Personnellement, je ne regarde plus que le journal télévisé de M6 pour l’unique raison que c’est le plus court, et je n’arrive jamais à la fin ! N’importe quelle bande-annonce de film ou de série me donne autant envie de rire que de pleurer : NCIS, ça marche donc si bien que ça, avec la Ligue 1 de football ?! Il faut – pardonnez-moi – être bien abruti ou fort malade pour ne rien trouver de mieux à faire que de fixer et d’ingurgiter animalement toutes ces saloperies artificielles ! Et il ne s’agit pas pour moi de faire le snob, monsieur-dame : que vous ne souhaitiez pas vous instruire avec un livre, pauvres paresseux négligents que vous êtes, je puis encore assez bien l’entendre, mais pour ce qui est de vous distraire, merde quoi : allez plutôt baiser que de vous planter là-devant ! Vous faut-il en plus un alibi culturel, ô combien êtres dénaturés, pour vous abandonner et passer du bon temps ?!

Non, moi, à la télévision, je ne vois partout premièrement que les gros trucs racoleurs et les intentions de tromperie basses ; en somme et en détails : je découvre avec évidence les simulacres du sportif encore corrompu (comment peut-on continuer à observer naïvement, par exemple, un sprint de course cycliste ?!) ; j’anticipe la mauvaise fin des séries à grand budget (j’en calcule aussi, en artiste, les plans, effets spéciaux et procédés d’intrigue, tous affreusement banaux, en un grand Peuh ! de consternation) ; je devine l’ordinairement insoupçonné des magazines et les innombrables failles de raisonnement qui en émaillent, avec tout le désir insatiable d’influences et d’indignes persuasions comme à la radio (ces journalistes, nom de Dieu ! tant d’hommes et de femmes qui ne sont pas même choisis pour des compétences d’investigation : dans « Zone interdite » par exemple, on a l’indiscrétion inédite et bravement terrible de rentrer dans l’univers ô combien interlope et tabou des… campings ! En voilà du grand reporter !).

Non, rien d’intéressant au premier degré, tout est veule et sordide et bas-de-gamme et partial ! Ça transpire décidément l’argent, l’influence, le complot qu’il soit volontaire ou non, ça manipule et ça attrape de toutes les façons grossières, et c’est déprimant de mesurer combien d’adultes se laissent prendre à cet univers pourtant si transparent d’intérêts louches et de nullité.

Et pourtant, pourtant… De tout cela, oui, émane un esprit : oui, voici ce que j’affirme. Il faut une capacité de recul, un grand détachement avant cela… Entre les pixels, on discerne quelque chose, une direction, une morale, une imprégnation ; il se dessine à travers la télévision et tout ce qu’elle veut faire de vous un état mental, une situation synchronique, un certain objet fasciné dont l’analyse extrêmement complexe est ce qui transcende le plus. Voir un journal télévisé, et comprendre la pensée globale qui l’a conçu, et deviner la façon dont cette pensée tâche à se servir des gens et à persuader, ce qui ne nécessite guère de subtilité en réalité – et ainsi se situer en surplomb même du concepteur du journal… Augurer l’insoupçonné, le non-dit, dresser le portrait d’une société à travers l’œil de son créateur, comme si cet univers était la réalité et que je me situais aux côtés de son dieu-démiurge : la télé fait l’humain, mais à quelle sorte d’homme au juste aspire-t-elle vraiment ? Discerner des directions données à cette créature ; repérer comme dans un discours politicien l’endroit par où l’on veut s’échapper plutôt qu’en venir : il est une sphère élevée d’où l’on peut, avec un cerveau duel et même multiple, entendre un sens recelé et profond à cela, où tout se dépeint et se considère, où la moindre erreur de logique, où le plus petit défoulement, est révélateur d’une civilisation dans son ensemble. Par exemple : dans n’importe quelle télé-réalité, savoir que ces gens jouent et sont payés, mais trouver encore qu’ils jouent mal et se mettre à la place d’un individu si peu capable de sens dramatique, mais entendre combien ce jeu suffit pourtant pour la plupart des spectateurs, et percevoir aussi l’intérêt, l’échappatoire, que représente pour un certain public les tribulations feintes de ces pantins incrédibles, et puis s’en servir à la fin pour dresser le bilan d’un monde en mal d’être et de vérité ; se dire : « Je deviens par cet effort de représentation mentale à la fois l’acteur, et le spectateur, et le concepteur de cela », et dans un mixer où pèse chaque ingrédient, procéder à la séparation moléculaire et à l’abstraction, et faire le compte de ce qu’il faut qu’une société soit en son essence pour produire ce genre de programmes à peine pensables, tellement absurdes !

Et procéder pour tout ainsi, en particulier quant aux émissions les plus courues, les plus vendues, les plus efficacement hypnotisantes, de façon à dresser les caractéristiques objectives de l’humanité, ne pas même s’intéresser à celui ou celle qui apparaît à l’écran, n’avoir aucun égard pour l’image particulière mais plutôt pour le concept de l’image, défaire l’illusion et l’inconscient, percer cette couche superficielle dont la plupart sont recouverts au point que les os, que la matière et l’âme ont disparu, et s’infiltrer dans la nature même des choses, comme au travers des faits les plus anodins de la vie se dissimulent toujours des intentionnalités et des dogmes. Les yeux écarquillés, les doigts pianotant, le cerveau courant à toute allure, extrêmement actifs et démesurément ouverts, jamais tournés vers ce que je suis censé voir (le point de vue, en particulier, me fascine toujours : je veux toujours savoir combien de caméras fixent simultanément une personne, et, bien avant cela, j’aimais déjà enfant à repérer les défauts des films qui traduisent une construction, aussi bien que pour le cinéma d’horreur j’avais plaisir à distinguer les effets spéciaux et à percer leurs secrets. J’ai toujours régulièrement, en voyant un film, de ces mouvements de mains où je fais un cadre pour anticiper la traversée de l’objectif et la façon dont le réalisateur a conçu son plan.) Traduire cela en pur esprit à la façon dont on s’imprègne d’une culture, devenir extérieur à ce que l’on juge, ne pas entrer dans la télévision, impossible ! jamais ! mais en observer les contours et la substance à la façon dont, en voyant la maison de quelqu’un et en la visitant bien, on perçoit qui est vraiment cet habitant sans être pour autant forcé de se l’approprier ou de s’en laisser persuader.

C’est tout cela qui est fascinant dans la télévision, dans la radio et sur Internet : dans les médias en général : en extraire l’état moral d’une société pour comprendre le contemporain, sans condescendance ; pouvoir dire, à chaque fois avec un peu plus de précision : « L’homme normal, c’est donc cela ! » La télévision, n’en déplaise aux râleurs invétérés et stériles, est une fenêtre ouverte sur la réalité des hommes, et particulièrement sur ce à quoi ils désirent être le plus attentif. Jugez-les non sur ce qu’ils sont, car cet aperçu vous est à jamais fermé, mais sur ce qu’ils aiment et désirent, sur ce à quoi ils consentent à accorder une part importante de leur temps c’est-à-dire de leur vie : voilà en quoi la télévision est un instrument parfait de la mesure de la plupart de l’humanité.

Et puis, à la fin, vous découvrirez, s’il vous vient véritablement cette faculté du grand recul et non quelque petit orgueil feint de vous croire supérieur comme presque tout le monde, qu’il n’est rien de plus salvateur que cet exercice pour se sentir une individualité. Certes, vous n’êtes pas au-dessus d’autrui alors, vous n’êtes pas meilleur que ces foules encore, seulement, vous, vous êtes : or, il n’est rien comme un spectateur pour vous faire sentir combien, aussi piteux que vous soyez, vous êtes valeureux, et unique, et si extraordinairement et heureusement seul.

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