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Henry War
11 mai 2019

La maison de la rue d'Angell

C’est un personnage fascinant que ce Lovecraft dont la vie autant que l’écriture furent assez extraordinaires. Il est plus connu aujourd’hui pour ses nouvelles monstrueuses centrées sur le « Dieu Cthulhu », mais il en a écrit beaucoup d’autres. Chez cet auteur – mais j’aurais bien de la peine, en une simple brochure, à évoquer tous les détails de son œuvre –, le fantastique trouve tout son sens initial et profond de « mélange troublant de réalité concrète et de mystères inquiétants » dans l’idée récurrente que l’espèce humaine ne dispose actuellement que d’une domination transitoire, qu’il y eut d’autres ères où des créatures bien supérieures gardaient l’univers, et qu’il y aura, après l’homme, d’autres entités distinctes et déjà prévues qui prendront sa place sur la Terre et dans l’espace.

En règle générale, ces monstruosités antérieures et postérieures ne sont plus ou pas encore visibles, mais il en reste des survivances ou des prémices qui se rencontrent en de rares occasions, notamment lorsque l’homme découvre des recoins inexplorés où des vestiges plus ou moins vivants végètent ou espèrent, pareils à d’étranges mammouths prisonniers des glaces ou dérivant dans les galaxies et pas tout à fait morts, peut-être même incapables de mourir tout à fait.

Et ces êtres, pour Lovecraft, sont infiniment plus puissants que notre espèce médiocre et faible, n’ont pas même un corps comparable au nôtre, n’ont aucun préjugé moral d’amour ou de compassion, et sont destinés, quoiqu’il arrive, à nous supplanter à plus ou moins court terme dans l’inévitable généalogie des espèces.

C’est cela, l’idée fondatrice de Lovecraft : l’extinction programmée de l’homme, annoncée par toute une suite de découvertes que le développement des sciences a rendues inévitables. La question qui se pose n’est pas de savoir si l’espèce humaine peut survivre, mais quand – et par quoi – elle sera remplacée.

Et ainsi toute rencontre monstrueuse est-elle le prémice additionné d’une catastrophe de plus en plus inéluctable.

La rigoureuse peinture scientifique et, d’une façon générale, le souci d’exactitude dans l’expression et le vocabulaire, trahissent peut-être le mieux ce qui constitue la « manière », pour ne pas dire le style, de Lovecraft. Pour l’auteur, la perception du fantastique ne se limite pas à une vision romancée du monde, à un fantasme merveilleux ou incroyable plein d’évocations vagues et séduisantes, mais elle se prolonge jusqu’à l’analyse minutieuse du monstre et de son univers, jusqu’à un point de dissection rarement atteint à ma connaissance dans la littérature jusqu’à cette époque. La créature – son fonctionnement ainsi que son habitat – sont des objets d’observations scientifiques, et il ne s’agit plus seulement de les imaginer grossièrement de façon à produire quelque aimable et lointain frisson, mais à les montrer dans toute leur exacte vraisemblance, vue et comprise par des individus modernes et intelligents. Il ne s’agit pas juste de présenter une atmosphère horrifiante, ou un spectre d’ambiance, ou un reflet de quelque chose, mais de démontrer cette chose – le récit se construisant toujours comme une progression du savoir humain vers la révélation complète de l’étrange, de l’inconnu, de l’inexploré, de cet au-delà hallucinant et mortel que notre esprit humain peut à peine concevoir. On voit, et c’est un vertige ; l’abîme n’est pas seulement suggéré : on écarquille les yeux pour bien discerner, dans des noirceurs « sondables », les détails oppressants de cette infinité impensable du gouffre.

La vie de Lovecraft (1890-1937) fut une sorte d’atroce désillusion et presque un renoncement de la vie même. Bien des auteurs en ont parlé, et je ne prétendrai pas marcher sur leurs brisées ; je veux simplement rappeler combien sa répugnance pour l’homme s’éleva à des sommets presque pathologiques. Il semble que, de son existence, il n’ait apprécié que son enfance et notamment la protection du manoir de son grand-père où il lisait continuellement les ouvrages de la bibliothèque ; ce fut pour lui un berceau, un environnement de pureté et de tradition où son intelligence objective ne rencontrait pas l’incompréhension et le trouble des vicissitudes humaines. Quand il était petit, il tâchait péniblement d’imiter ses camarades, ne parvenant à déceler leurs spontanéités et leurs émotions, lui-même étrange et vivant comme un rejet l’inconfort de cette étrangeté. Son premier récit, écrit à huit ans, est l’histoire atroce d’un jumeau qui assassine son frère et prend ensuite sa place par intermittences. Lovecraft échappe à la normalité des relations humaines, il est mal à l’aise en société, méconnaît les affections simples ; ses valeurs sont des stéréotypes puritains d’un ordre assez irréel et fantasmé. Il choisit bientôt de communiquer par correspondances – des milliers de lettres ! – parce que s’il continue de se trouver maladroit et disparate en présence de quelqu’un, il intègre encore plutôt bien, quoique avec un ou deux siècles de « décalage », les codes formels et amicaux des relations écrites…

Et puis, quand il devra partir et « gagner sa vie », il détestera cette nécessité de l’argent, le monde lui apparaîtra comme un gâchis bestial, une force mécanique répugnante et vaine, grossière, triviale, loin de ses aspirations idéales. Il écrira la plupart de ses textes dans cet état d’esprit de déception et de dégoût ; ses tentatives avortent, il vit indigent de sa plume, il est à peine assez présent au monde pour s’habiller et se nourrir par lui-même – de nombreuses anecdotes, sans doute vraies, le montrent si « éthéré », si lunaire, si sceptique quant à la réalité du monde, qu’on lui aurait, par exemple, dérobé tous ses costumes chez lui... en sa présence sans qu’il en prît conscience ! Il déteste ce qu’il voit, tout ce qui ne lui évoque pas une espèce d’âge d’or de l’évolution dans un sens pur et transcendantal ; il entretient des haines explicites et brutales contre les Juifs, contre les Noirs, contre le socialisme et tout ce qui ne perpétue pas une vision froidement conservatrice de l’univers. Il se sent à la fois élevé et méjugé ; il ne demande pas à être particulièrement considéré, mais il souhaiterait que rien ne bouge, que rien ne change, que tout s’engourdisse à jamais dans une gloire réjouissante de l’esprit. Il est réactionnaire, au fond, parce qu’il devine que l’évolution de l’homme de son temps s’oppose à ce qu’il est foncièrement : un érudit, un idéaliste, une élite ; mais aussi un être froid, objectif, rationnel, véridique – et assez insensible peut-être.

On devine, je trouve, cette obscurité glacée en lui dans ses textes. Il me fait l’effet d’un homme qui fut à la fois un peu plus et un peu moins qu’humain, une sorte de grand expert de l’écriture mais détaché des codes compassionnels ordinaires qu’il ne pouvait entendre – l’amour, par exemple, est, je crois, totalement absent de ses récits, du moins dans sa dimension douce et réconfortante. J’ai de l’admiration pour lui et de la sympathie pour ses douleurs ; son racisme et tous ses jugements à l’emporte-pièce n’ont aucune importance pour moi, je ne me soucie jamais beaucoup des avis « moraux » d’un auteur, je ne fais qu’essayer d’en mesurer la vérité et ne tâche qu’à identifier son originalité relativement à ce que j’ai déjà lu. Je puis aimer un Lovecraft, et Jack London avec lui, et Richard Wright ainsi que Céline, et ne point sentir de contradiction dans ces amours : il me suffit de vérifier que ces hommes furent cohérents, qu’il n’y avait pas de contradiction – c’est-à-dire de pose ou d’affectation – dans leurs conceptions des hommes et du monde. Je ne cesse jamais de lire un livre parce qu’il tend à choquer la décence : bien au contraire, c’est une nouveauté de concept que je me sens chaque fois en devoir d’explorer. Si on y songe bien d’ailleurs, il faudrait de nos jours presque du génie pour être véritablement subversif, tant on trouve, sur n’importe quel sujet, des arguments opposés et en même temps si parfaitement convenus : notre art polémique ne consiste plus environ qu’à prendre le parti irréfléchi et caricatural qu’on suppose le plus propre à susciter l’agacement – d’un autre parti également irréfléchi et caricatural !

Vraiment, on ne pense plus de nos jours. Il faudrait vivre tout à fait seul à présent pour ne plus jamais sentir sur soi de cette influence mièvre, de ce consensus grégaire qui suinte de notre société du divertissement et suffit à abrutir même le plus résolu des intellectuels. Ou bien l’on devrait écrire sans cesse, essais, récits et correspondances, et ne plus sortir du siècle intègre qu’on a élu pour toujours comme celui de son être, et y demeurer enfermé à jamais, avec des livres et comme reclus en soi-même, maintenu pur, véridique, loyal et sans compromis, inaltéré environ à la façon d’un enfant tout en même temps curieux et têtu ; à la façon…

…à la façon d’un certain auteur qu’à cause de moi peut-être il ne vous est plus permis d’ignorer !

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Commentaires
V
Ah, c’est bon, ça!<br /> <br /> Je n’ai jamais lu Lovecraft mais j’en ai très envie à présent. Par quoi commencer? Cette personnalité m’intrigue. <br /> <br /> (Dernier paragraphe superbe!).
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