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Henry War
11 juin 2019

L'insupportable doctrine du juste milieu

Pour une question sans obscurité à laquelle il ne s’agit que de répondre par oui ou par non, on doit comprendre que toute autre réponse que oui ou non est un faux-fuyant. Je n’entends pourtant pas que oui ou non ne soit pas par ailleurs, alternativement et selon la question posée, une lâcheté également, car il existe quantité de oui et de non automatiques où il ne s’agit que de produire une convention de réponse dans l’intention non de réaliser une véritable réflexion, mais d’être assez bien reçu. Ainsi, si l’on vous demande s’il faut aimer son prochain, si vous devez accepter la différence, s’il est préférable d’approuver la peine de mort ou si les femmes et les hommes sont absolument égaux, vous ferez probablement au débotté une assertion presque totalement nulle : vous sentez qu’il y a une bonne réponse à faire, et votre oui ou non ne vaut alors en profondeur que si votre interlocuteur se situe lui-même environ au niveau de la mer.

On ne devrait jamais répondre à une question quand on se sent contraint à un oui ou à un non. Moi-même, depuis assez longtemps, quand on m’importune avec des interrogations de cette nature où il est manifeste qu’on prétend me forcer à des évidences qui n’en sont point, je réponds tout l’inverse de ce qu’on attend de moi, n’ayant nulle crainte de déranger des esprits idiots et qui nourrissent l’intention de me pressurer. On me croit contradictoire et provocateur alors : c’est qu’on n’a pas senti que, pour moi, une lapalissade, fût-elle énoncée sous forme de question, est une provocation en contradiction avec ce que je suis, à savoir un être pensant. Un individu assez idiot ou vicieux pour émettre des proverbes et vouloir m’y contraindre doit bien sentir combien il est un être informe et veule, importun, disparate en tout lieu où l’on prétend sérieusement réfléchir ! Celui qui m’interroge avec la volonté tacite ou non de me forcer à me « ranger » par exemple sur la question de l’égalité homme-femme, celui-là me « cherche », me provoque d’une façon ou d’une autre : je ne me crois donc pas en devoir en retour de ménager sa sensibilité minable.

Un journaliste, semble-t-il, est devenu celui qui, justement, tâche à rallier l’opinion des multitudes à des idées toute faites, un être sans avis propre, une incarnation publique, dont les questions s’efforcent de fabriquer de la sympathie ou de l’antipathie à l’endroit de l’interviewé : la raison de cette mutation vient sans doute de ce que les télévisions ne suscitent de l’adhésion et donc de l’argent qu’à proportion de l’agrément des foules, foules qui n’apprécient guère qu’on les contrarie, de sorte qu’il s’agit surtout pour ses représentants de paraître de l’avis des gens. Il y avait jusqu’à présent le fameux « point Godwin » pour tout ce qui réfère, en matière de débat, aux comparaisons excessives avec le nazisme et les événements de la seconde Guerre Mondiale, il devrait exister le point, mettons, « Vox Populi » pour tout ce qui touche aux affirmations péremptoires par lesquelles on ne cherche qu’à susciter le goût de la bienséance et des conformités. Souvent même, le point Vox Populi serait atteint dès la première question, tandis que le point Godwin, lui, n’arrive généralement qu’au-delà d’un certain temps d’entretien et de dispute. Par exemple, quand un interviewer – et je ne pense pas nécessairement à Augustin Trapenard, mais enfin, puisque justement vous en parlez… – demande d’emblée à un écrivain comment il fait pour écrire de si bons livres, on devrait brandir le point Vox Populi d’entrée de jeu, et foutre cet incompétent à la porte. Quelquefois même, on devrait interdire la conversation avant qu’elle ait commencé, comme c’est le cas sur cette page de radio où j’ai attrapé au hasard le titre : « Pourquoi faut-il absolument (re)lire Romain Gary » (et franchement : réfléchissez deux minutes, pesez bien tous les mots de cette mièvrerie, et demandez-vous vraiment s’il existe un seul auteur qu’il faudrait, je cite : absolument avoir lu ?!).

Il en va de même pour toutes les personnes qui, à défaut d’être des individus, se targuent de pouvoir constituer des figures publiques, quelque chose comme la stricte émanation de leur époque ou de leur milieu : je ne cesse d’en rencontrer sur les réseaux sociaux, et cela m’horripile à chaque fois. Partout où une question est pourtant claire, le pseudo-sage dit, pour ne froisser personne : « La vérité est entre les deux » : ce n’est rien d’autre alors qu’un maudit concours de popularité où il ne s’agit que de passer pour une large et chrétienne et intolérable tolérance ! et tout le monde se range à cet avis, quoique le plus lâche de tous ! Si on veut parler par exemple de la politique de Donald Trump, le point Vox Populi se limite à : « C’est un connard ! », sur quoi j’enchaîne à peu près par : « C’est un saint ! » (mais on l’a compris, c’est uniquement à dessein de perturber M. Populi), et un autre à qui tout le monde se rangera dira, tel un augure : « C’est un homme qui a de bons et de mauvais résultats ».

Brillant !

Ne pas avoir d’avis revient à peu près à la même chose : notre sage, au fond, pour plaire à chacun, fait croire qu’il réserve un jugement que rien ne nous assure exister, et tout le monde se laisse aveugler par cette « sapience », au profit d’un pur préjugé historique selon quoi « celui qui se retient de juger est un prophète » – mais une vache ne se retient pas moins d’émettre des jugements ! Il suffit à peu près, à la façon d’un psychanalyste, de répondre à une question par une question, et chacun se laisse subjuguer : « Voilà un être dénué de passion, un être calme et qui ne se fait nullement fléchir ! »

D’un autre côté, une pure potiche souriante et diplomate ou complaisante ne vaut pas davantage !

Pour moi, j’ai continuellement des retours de pseudo-sages qui m’importunent sur les réseaux sociaux, et j’ai bien du mal à ne pas les envoyer tout bonnement chier. On les reconnaît à ce qu’ils ont, quel que soit le support numérique où ils traînent, une quantité d’amis, vraiment, considérables, dont la collection constitue à peu près toute leur motivation et qu’ils s’efforcent d’entretenir par moult simagrées, remerciements et clarifications encourageantes ! Sur tout débat que vous proposez, sur toute opinion personnelle que vous émettez, sur toute bravoure que vous croyez faire en découvrant du néant quelque idée de n’importe quelle sorte, ils n’ont aucun besoin de connaître quelque chose ou d’exprimer quoi que ce soit qui ressemble à un avis personnel : ils tâchent seulement à simplifier à l’excès vos assertions qui deviennent aussitôt scandaleusement fausses, les poussant jusqu’au dernier stade d’un développement furieux où une forme de totalitarisme les incite à oblitérer toutes nuances que vous avez émises et où, notamment, on ne vous reconnaît plus capable de la moindre exception, et si par exemple vous indiquez que vous êtes connaisseur dans tel domaine, on vous rétorque que vous avez prétendu être supérieur en tout (c’est en quoi consiste la grande majorité des commentaires que je reçois sur Internet : nombreux, lorsque j’ai affirmé récemment qu’il fallait se défier des sensations de l’enfance, m’ont déformé plus ou moins volontairement de façon à me faire dire qu’il fallait faire table rase d’absolument toutes nos impressions de jeunesse !), ou bien ils atténuent, égalisent, lénifient et nivellent vos jugements qui deviennent affreusement ternes comme s’ils aspiraient à vous défendre de quelque vindicte populaire – dans tous les cas : des simplifications grossières et malhonnêtes, à moi qui m’efforce, à défaut d’être facile à lire, à ne pas être abscons ; autant de pièges par lesquels on veut vous éloigner ou vous rapprocher de la conformité. Vous devez sans cesse tout réexpliquer, tout ce qui démontre quelque individualité et de l’intégrité semble obscur ou provocant à ces bien-pensances, et pour s’en débarrasser, il suffit de citer vos textes, même courts : ils ne demandent pas même des explications, mais il faut leur répéter ce qu’ils n’ont pas lu, faute de savoir comment comprendre un texte qui ne se rapporte pas à des idées convenues, les leurs : vous leur êtes saugrenu, paradoxal, bizarre – en somme, vous pensez par vous-même ! J’ignore comment ces gens plats, pour qui toute thèse et à plus forte raison toute certitude est un extrémisme, peuvent apprendre quelque chose, à la façon dont ils accueillent la moindre nouveauté ; ils apprennent, du moins, comment être d’accord avec tout le monde et passer ainsi pour des gens avisés ; pour ça, ce sont certes de grands professionnels !

Mais l’intenable de cette position vient de ce qu’un être du « juste milieu » trouvera toujours un plus inconsistant que lui, un plus mitigé, un plus provisoire, pour savoir l’agacer, le surpasser en sa méthode spécieuse et lui ravir des conquêtes : si par exemple il se situe dans le courant écologiste pour cette raison incontestable et puissamment philosophique que « il faut sauver la planète », et si son souhait est d’interdire les emballages plastiques, il y aura toujours quelque mollesse adverse pour lui rétorquer que bien des familles vivent de cette industrie, et qu’il faut, par élémentaire humanité pour ces gens, leur trouver auparavant quelque filière ou eux-mêmes puissent se recycler. Et ainsi de suite : celui-ci même trouvera son détracteur en une position toujours moins affirmative selon laquelle il ne s’agit pas uniquement de sauvegarder des employés innocents, mais de parlementer en tout premier lieu avec les chefs d’entreprise qui sont comme chacun sait des gens bien raisonnables de manière à les convertir par de plus douces paroles à etc. etc. faisant ainsi à chaque fois passer son prédécesseur pour une sorte de terroriste sans finesse ni égard, pour un être foncièrement buté et incapable de concertation, de transaction ou du moindre compromis.

Surtout, le plus grand inconvénient, le désastre inévitable et collectif, le fléau absolu, issu de ces « chères bonnes âmes », ce n’est pas encore le procédé systématique grâce auquel elles font retomber toute discussion dans des néants de bêtise et de préjugés gentillets où l’on patauge, ni la façon dont la certitude d’une demi-mesure décourage d’avance les opposants de toute polémique même nécessaire (c’est qu’ils anticipent alors que tous les meilleurs arguments du monde ne produiront en l’esprit de quelque assistance qu’un piètre mélange infructueux, sans conclusion ni homogénéité), mais c’est que, naturellement, à force de ménager tout le monde et de tout réduire à des mièvreries insipides et bonasses, on trouve à la fin qu’aucune décision n’a été prise, et on obtient, après vingt ans de colloques et de séminaires harassants et dispendieux, des traités européens de 650 pages qui, quoique sans conteste très « respectueux » et « universels », ne servent que pour convenir qu’il serait bien, à condition toutefois que ce soit possible et que ça ne gêne personne, de limiter le réchauffement de la planète à trois degrés voire dix, disons d’ici quinze ou vingt ans renouvelables. Et c’est tout le paradoxe du Vox Populi auquel on se range : il existe toujours quelqu’un de plus « sage » que vous, de plus mesuré, de plus pondéré, de plus cosmopolite, et c’est celui qui, suspendant systématiquement son jugement et ne prenant jamais de réelles ou grandes décisions, ne se fait aucun ennemi mais se trompe en réalité davantage que quiconque dès lors que la question suppose une action véritable. Alors un truc pour vous en défendre, si de guerre lasse on vous importune ainsi et que vous n’ambitionnez plus de soutenir vos opinions tranchées au moyen d’arguments fermes que plus personne, à ce qu’il vous semble, ne veut entendre : essayez de feindre la parodie de concorde et d’unanimité que ces bontés proposent d’office, par exemple en rétorquant : « Mais, M. Trapenard, c’est plutôt vous, je crois, qui êtes un très extraordinaire interviewer ! » et ainsi de suite, sans discontinuer, en accordant tous les points à votre interlocuteur. Comme il n’y a rien de plus ennuyeux que deux êtres qui s’efforcent d’être d’accord sans jamais s’opposer sur rien, quelque lassitude, on espère, saisira peu à peu les foules qui s’extirperont nerveusement du charme où un reste de magie chrétienne les maintient et qui aspireront alors à ce que, sur un sujet au moins, on arrive finalement à dire avec conviction un peu quelque chose.

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Commentaires
I
Je dois avouer que cet article est très bon. Il met le doigt sur un grand problème des réseaux sociaux (en même temps, penser en 140 caractères, ou même en 2000, pour les réseaux les plus généreux, ça n'aide pas).<br /> <br /> <br /> <br /> Mais tout de même, je vous trouve bien catégorique. Il faut savoir s'accorder de l'opinion des autres. Après tout, la vérité se trouve entre les deux. Il faut être tolérant, dans la vie.
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