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Henry War
28 décembre 2019

Discussion sur Discussions

J’imagine de moins en moins comment on peut vraiment penser sans écrire.

L’inconvénient avec l’oral, c’est qu’à moins de disposer d’une mémoire prodigieuse – ce qu’on ne peut réellement pas attribuer en général à nos contemporains –, tout y est évanescent et provisoire, tout s’échappe et tout fuit : on ne se souvient que d’une fraction très réduite de ce qui s’est dit, concentré surtout à réfléchir et à répondre avec pertinence, à « donner le change », d’une façon ou d’une autre. Ou bien, quand on a entendu quelque idée forte, on se la répète mentalement pour la retenir, et cette obsession tient moins attentif à tout ce qui suit (raison pour laquelle j’ai toujours avec moi de quoi prendre des notes) – il faudrait avoir le cœur de rentrer chez soi à cet instant précis et de s’arrêter là-dessus pour y songer. Le fil d’une conversation ne se reforme pas si facilement qu’à l’écrit, et fatalement la question se perd toujours un peu, sans parler encore de tout ce qui nuit à l’attention, les parades sociales notamment et surtout. J’en viens véritablement à considérer un interlocuteur comme un parasite à la pensée : il faudrait quelqu’un d’appliqué à ne pas dévier du sujet, à ne se concentrer que sur la partie intellectuelle, pour ainsi dire, de l’investigation, et ce type de compagnons, que j’ai certes connu du temps où j’étais étudiant, s’est perdu dans la routine du travail et dans le confort des opinions communes. Autrui m’est devenu un empêchement à penser, mais c’est aussi paradoxalement le support de beaucoup de mes extrapolations.

Raisonnablement, il n’y a pas lieu de croire que, seul et chez soi, on ne peut pas venir à bout de n’importe quel problème ni faire quelque trouvaille spectaculaire. Non, on ne pense pas mieux à plusieurs : c’est un leurre, cela, une théorie moralisante qui ne s’applique jamais à la réalité heuristique ; d’ailleurs, on ne pense vraiment que tout seul, et l’autre n’est au mieux qu’une intelligence qu’on pille. Un travail de groupe est toujours en pratique une escroquerie : celui qui a trouvé porte un nom, et même le groupe ne l’ignore pas. Le mieux qu’on pourrait organiser pour faire évoluer une réflexion, à condition de trouver quelqu’un de perspicace et qui n’eût, comme moi, aucune position de principe à défendre, serait de se mettre d’accord pour traiter un sujet très précis, et, après une brève mise au point orale, de développer à l’écrit sa pensée indépendamment de façon que, après un nouvel entretien et un partage des réflexions, chacun puisse poursuivre encore plus loin en se servant du matériau ainsi produit par l’autre.

Mais c’est même inutile d’en parler : j’en ai fait l’expérience plusieurs fois, et cet autre n’existe pas ; il tient toujours à quelque chose et refuse absolument de s’en défausser. À force de ronger obsessionnellement cet os, il néglige toute autre nourriture que vous lui apportez – il fait mine ou se persuade de ne pas sentir cet aliment, et vous néglige, vous, demeurant incapable d’utiliser vos travaux. Ce genre de partenariat échoue toujours : il y faudrait une exception, et, par définition, les exceptions ne courent pas les rues !

C’est pourquoi de toute évidence mes réflexions écrites vont plus loin que tout ce que j’aurais pu improviser dans une conversation : je ne me contente pas de proposer une synthèse, en ce que ces réflexions se complexifient à être écrites. Il y a quelque chose de singulier dans le progrès d’une rédaction quand on a une certaine méthode, c’est que la recherche du mot exact et de la tournure minutieuse vous fait découvrir des formulations insoupçonnées ; or, ces formulations subtiles induisent des conséquences, elles parlent par elles-mêmes et appellent des conclusions qui poussent bien au-delà de la pensée initiale. Tout d’abord j’étale mon seul propos, presque dans l’urgence et sans beaucoup d’élégance : je dis mon fait. Puis, une fois ce canevas plaqué, sorte de simple intuition pareille à un éclat instantané, son développement accouche d’une lumière nouvelle et allongée. Cette lumière originale et si personnelle m’inonde et m’imprègne, je la garde en moi bien après l’avoir écrite même si j’en oublie la lettre : j’en conserve la teneur, utile à toute réflexion qui suivra et souvent l’un de ses fondements ; c’est ainsi qu’un propos prévu et plaqué d’une page environ en atteint généralement trois ou quatre.

J’acquiers ainsi une individualité par degrés. Je deviens chaque fois quelqu’un d’un peu plus dissemblable et unique. Ma cohérence, mon intégrité, se densifie. Je me distingue.

Il m’arrive souvent d’éprouver, en écrivant mes Discussions, ici ou là une insuffisance, l’impression de quelque chose de contestable : cela me pèse comme un manque ou faute, j’y reviens sans cesse ; une sorte d’instinct, accoutumé à traquer les faiblesses – imprécisions et temps perdu –, me ramène à ce qui devrait être là et dont je perçois l’ombre comme un mort, comme un non-né qui se réclame aux vivants, qui harcèle en silence par l’aura seule de sa proximité, pour exiger la considération de son existence. C’est souvent qu’il faudrait ajouter au moins une phrase, là ; je le sens, je devine que je ne suis pas allé au bout d’un raisonnement, il y a quelque part du néant ou du flou, cette silhouette-là ne veut pas me laisser tranquille, et je ne perçois qu’elle, comme un homme qui a posé un papier peint abîmé en un endroit minuscule : personne à part lui ne remarquera le défaut, mais lui, au beau milieu de la pièce, y porte toute son attention. Si j’écrivais pour les autres, vraiment je ne m’échinerais pas à combler cette faille que nul ne reconnaîtra ; mais voilà : je n’écris que pour moi, et je me sens honteux de ne pas porter mon effort aussi loin que se situent mes limites.

Si je relis un article et que j’y fais encore des retouches, je sais que j’y serai pour une autre relecture, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout me semble dit.

Je me moque, lecteur, que tu lises ces papiers. Je n’ambitionne pas qu’il y ait quelqu’un capable de me comprendre – tant mieux si toi tu peux. Je doute fort, après avoir longuement tenté de discuter avec mes contemporains, que, sur les sujets que je traite, quelqu’un de passage soit en faculté d’aller plus loin que moi. Alors pourquoi je publie ? Pour rien, parce que ça ne me coûte en tout qu’un quart d’heure, le texte étant là de toute façon, il suffit de le copier. Et sans doute aussi parce que j’aurais aimé avoir lu ça avant d’avoir eu mon expérience. Je me soucie si peu d’être lu qu’il m’arrive d’oublier de publier une Discussion, de m’en apercevoir après. Je n’ai pas d’empressement, en général, à les éditer, sauf quand ils rencontrent quelque actualité éclairante. J’ai, pour tout dire, actuellement douze articles d’avance, et à raison d’un « post » tous les trois jours, j’ai pour plus d’un mois d’avance sur mes « livraisons ». 

Tu liras donc ce texte une quarantaine de jours après sa rédaction.

Il sera déjà, pour moi, inactuel et passé, agréable encore et vif, mais défraîchi. Si tu le commentes, je te répondrai à peu près comme si quelqu’un d’autre l’avait écrit : c’est à peine si je défendrais la position qu’il tient, dans la mesure où je suis déjà un peu au-delà, et où je me fiche de répéter ce que je sais déjà et que tu n’as pas bien lu.

Je ne relis ces articles qu’au moment de leur publication, pour y traquer surtout des vices de forme, transitions et répétitions surtout. Je n’ai pas besoin d’y revenir : ils sont acquis en moi ; ils m’ont augmenté, non tant par leur lettre que par la couleur de leur lettre – je veux dire que c’est l’idée neuve, surgie pendant l’écriture, qui m’a le plus profité. Je n’ai plus grand intérêt à les parcourir ensuite de nouveau. Ils sont usés, ils ne me font plus l’agrément de l’original et de l’exemplaire, quels que soient le plaisir et la fierté que j’éprouve à avoir été si juste, en les redécouvrant.

Je les ai lus déjà des dizaines de fois au moment d’écrire, retouchés innombrablement – si tu savais comme ce sont des produits peaufinés ! Ils sont à très peu près parfaits, c’est-à-dire à la mesure de ce que je suis pleinement capable, et quiconque y trouvera des insuffisances sera plus profond que moi ; ils peuvent certes contenir encore des erreurs formelles, et je m’aperçois que j’y laisse des fautes d’orthographe (et peut-être de plus en plus : mes yeux sautent et glissent à la recherche des contresens, ils sont attentifs surtout à traquer et repérer des illogismes, ils négligent de plus en plus l’orthographe en dépit des mes écœurements à être justement corrigé sur l’aspect), mais il ne s’y trouve en tous cas aucune approximation de ma pensée : j’y ai veillé et réfléchi à répétition, et il est presque impossible que je n’y ai pas décelé, après des dizaines de relectures, une inconformité (avec ma pensée).

Une passion me guide, qui détermine le choix de tous mes sujets : je cherche le nouveau, le jamais-entendu, le jamais-lu. Ce n’est pourtant pas une monomanie, je ne crée pas de toute pièce un iconoclasme pour la frime, mais comme c’est exclusivement ce que j’aime lire, je parle de l’inédit éloquent qui préfigure un dépassement de soi-même, je me figure que c’est ce que je dois chercher à produire, pour m’élever, pour m’édifier seul. Cela ne signifie pas encore que telle réflexion n’existe pas ailleurs, mais seulement que je ne me rappelle pas avoir jamais rien découvert de pareil – mais c’est peut-être que je n’ai pas lu les bons textes, il y en a tant et si peu de bons guides. Une pensée que j’ai trouvée dans un livre, et apparemment complète, même si elle est pertinente et forte, ne m’inspire aucune volonté de m’y atteler – j’ai la détestation des redites. Cette phobie est cause que, même à l’oral, je m’exècre à redire – je me sens alors travailler, je me sais faire ma « routine », n’apprendre rien, et me sens dévalorisé d’être ainsi grisement « normal » et automatique. C’est pour cela qu’on croit souvent que je ne cherche qu’à parader ou à contredire : c’est, je suppose, l’impression inévitable que rend celui qui tâche à dépasser ce qui s’est déjà fait, par la forme ou par le fond. Et j’ai l’air immodeste et péremptoire parce que, sur le peu que j’ai réfléchi, il ne fait aucun doute que j’ai réfléchi beaucoup plus que vous qui ne faites qu’aventurer des objections en dilettante.

Je redoute avec angoisse le jour où je n’aurai plus rien à écrire, et où, pour compenser, je n’écrirai plus qu’en rabâchant les mêmes théories seulement reformulées ou d’autres textes au style forcé sur des sujets secondaires, comme ces professionnels qui tiennent des chroniques à telle heure de la semaine et qui sont tenus avec ponctualité de trouver malgré tout quelque chose à exprimer : combien ils doivent se mépriser, parfois, d’être si dérisoires, si hors de leur nécessité propre ! J’espère que je m’en rendrai alors compte ; au moins n’aurai-je probablement pas le désir de « meubler » ainsi, me dégoûtant chaque fois – fruit de ce que je suppose mon inflexible et immortelle boussole intérieure – que l’idée me traverse d’être populaire, c’est-à-dire aimé et… inutile à moi-même. Le jour où j’aurai la sensation que ces pensées publiées ne servent qu’à me vanter publiquement, qu’à me « faire valoir », si je ne parviens plus après ça à m’empêcher d’en faire j’irai acheter un pistolet pour y mettre un terme d’une autre façon : c’est que j’aurai cessé de penser in petto, par conséquent j’aurai abdiqué la fierté d’être en vie.

Et puis non, après tout, en y réfléchissant je ne le crains pas trop : j’aurai, je le sais, au moins toujours un roman en cours, ne serait-ce que pour me sentir exister, même seul dans mon coin. On ne renonce pas facilement à être quelqu’un, quoique la définition de ce « quelqu’un » varie considérablement d’une personne à l’autre : il faut à la plupart des mièvreries de façade pour se plaire à se croire une culture, quand chez moi il n’y a que la recherche difficile de la vérité et de l’art par lesquels s’exprime, le plus souvent, le mépris de tout ce que justement on appelle « culture », cette pure bonasserie du lieu commun.

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