Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
21 janvier 2020

La faille. Conclusion et arguments

Décidément, j’aurai dépensé un temps et un effort considérables à tâcher de comprendre le fonctionnement cognitif de mes contemporains. Cependant, je ne le regrette pas, cette étude étant nécessaire puisque tout effort de communication achoppe inévitablement à ne pas avoir considéré au moins une fois pour toutes la structure mentale de ceux à qui l’on s’adresse. C’est en pure perte qu’on tâcherait de représenter quelque chose d’élaboré par exemple à un animal, à certains enfants et évidemment à nombre d’adultes, et j’ai rencontré tant de « malentendus » avec eux que je suis en droit de m’interroger si le contemporain normal est capable de recevoir utilement « des » représentations. C’est parce qu’on considère trop tôt et ainsi pour longtemps que les autres nous sont semblables, qu’on s’enferre dans l’idée fausse que leur esprit ne diffère pas essentiellement du nôtre et qu’il ne saurait procéder suivant un mécanisme distinct de celui dont nous avons l’habitude – ce « bénéfice du doute », cette illusion-là, ce désir aussi de croire que je n’étais pas seul et que je pouvais communiquer vraiment quelque chose, m’a certes beaucoup égaré. Or, chaque jour passé en compagnie me révèle au contraire combien cette assertion principielle est erronée en ce qui me concerne : je ne parle pas seulement du sentiment vague d’être unique et incompris (tout le monde, à ce que j’ai constaté, en pense à peu près autant de lui-même, et c’est le fruit d’une imprégnation de ce romantisme consolant et mièvre que même les plus stéréotypés des hommes entretiennent toujours), mais d’une structuration objectivement séparée de nos pensées, à moi et à la majorité des autres, et qui peut se démontrer par l’analyse, comme je me propose de le faire.

Dans un de mes articles précédents – je pense ici surtout à « Consommateurs d’idées » mais d’autres textes traitant principalement ou par extraits de la mentalité du lecteur moderne sont des échos ou des préfigurations de cette idée conséquente –, j’avais démontré que celui qui lit aujourd’hui n’est plus volontaire ni pour travailler quelque peu c’est-à-dire pour rendre un effort qui seul rend perceptible la notion de style, ni pour intérioriser sérieusement le monde ou le sujet du livre. Il reçoit assez passivement des informations, sans sélection rationnelle, sans réflexion critique, tirant seulement du texte ce qui le confirme et lui procure de l’agrément, et passant, oubliant même carrément, les pages qui lui sont en quelque manière dérangeantes et vexatoires, ou bien à cause de leur difficulté, ou de leur longueur, ou encore de leur audace par trop étonnante et contradictoire avec ce qu’il croit savoir.

Or, je ne parvenais pas encore à rattacher ce défaut plus ou moins spécifique – spécifique parce que lié surtout à la reconnaissance de l’art qui peut sembler à certains un domaine tout secondaire et futile –, à une conception générale de la « faille » psychologique et rationnelle du contemporain. J’avais alors émis l’hypothèse que, dans une société du divertissement, l’absolu attachement au confort, associé à une tendance à la déresponsabilisation et à l’infantilisation, ralentissait toute volonté de travail, en particulier si ce travail ne se présentait pas aux gens comme pouvant produire une récompense matérielle et susceptible d’une valorisation concrète et socialement présentable dans l’existence. Pour eux, disais-je, le temps de l’intelligence et de l’effort est révolu, et ils ont achevé le gros de leur évolution intellectuelle avec la fin de leur scolarité et de leurs études.

Cette hypothèse reste valable, mais elle ne peut suffire à expliquer pourquoi les gens ne s’aperçoivent plus qu’ils ont tort, ni même, d’une façon plus inquiétante, pourquoi ils sont si difficilement accessibles à des arguments, voire pourquoi ils ignorent la forme même d’un argument tandis qu’ils sont adultes et alors qu’ils ne paraissaient pas l’ignorer du temps de leur enfance – à plus forte raison, ils ne soupçonnent même pas « l’intuition de la pertinence » (pour ne pas dire de la vérité). C’est qu’il se trouve là non seulement une paresse mais bien davantage : un problème intrinsèque de méthode intellectuelle, pour autant qu’un individu paresseux puisse facilement admettre son désintérêt pour des sujets spirituels et ne point insister, a contrario de ce qu’ils font tous aujourd’hui, pour prétendre avoir raison coûte que coûte, même en dépit du bon sens, et même en l’absence d’arguments.

Par l’aveu que je fais ici de mon insuffisance, de mes défauts d’analyse, on voit que j’avance par étapes, sans préjugé ni système, n’ayant jamais d’emblée de solution arrêtée pour tout expliquer. Je ne sais rien par lumière innée et omniprésente, je ne le prétends pas du tout comme on veut m’exagérer immodeste et présomptueux ; j’essaie juste de comprendre peu à peu.

Rien ne me paraît ordinairement plus mystérieux en effet que la façon dont mon contemporain échoue chroniquement à produire une argumentation même rudimentaire. Rien ne m’est plus étranger que son incapacité surprenante à mémoriser les objections qu’on lui fait et à y répondre scrupuleusement point par point. Rien ne m’inquiète davantage que sa tendance à fuir les conversations longues, orales ou écrites, et à juger comme importunité la ténacité de ceux qui veulent approfondir un thème lancé par lui et n’en pas sortir avant d’être parvenus au moins à quelque conviction provisoire et affermie sur le sujet.

Je suis stupéfait, inquiet et lassé de constater qu’un contradicteur est devenu quelqu’un qui répète aveuglément la même idée sans jamais considérer l’argument qu’on lui propose, qui le confond, et sans même s’apercevoir qu’il l’ignore. Y compris d’un certain niveau éducatif et culturel, il n’écoute guère, oublie ce qui le réfute, avance régulièrement des émotions et des affects comme preuves (mais preuves de quoi ? assurément, de son blocage, de son extrémité, de son ultimatum, en somme de ce à quoi il est réduit pour ne pas perdre pied en lui-même – il a besoin du bien unanime et reconnu), et on croit devoir lui reformuler maintes fois l’objection qu’on lui fait parce qu’on suppose qu’il l’a mal comprise : effort vain, il n’y répondra pas le plus souvent ou « à côté », il le négligera d’inconscience, non même par dédain quoique la perspective d’y répondre l’épuise déjà – il ne sait comment faire – mais par l’effet d’une sorte d’oblitération mentale de tout ce qui, pourtant rare, le contrarie.

Un cas fréquent est celui où le contradicteur soutient un argument, longtemps et avec fermeté, et, sitôt que vous lui avez nettement démontré qu’il avait tort sur ce point, alors même qu’il est acculé à une raison qui le contraindrait logiquement à se dédire, sans en disconvenir ni le reconnaître il trouve au débotté un tout nouvel argument qu’il passe alors prioritaire dans l’ordre de ses convictions : il est évident qu’il vient là d’improviser quelque chose, que ce quelque chose est assez loin d’avoir la qualité de la première idée, mais il ne feint même pas de s’en rendre compte, il s’en sert à présent comme idée fondatrice, un ersatz pour dissimuler que sa position de départ n’était assise que sur des fragilités. Et ainsi de suite : vous réfutez bientôt une à une toutes les propositions neuves qu’il a voulu inventer, non par entêtement vexatoire mais par seul attrait de la vérité, jusqu’à ce qu’à la fin, si votre interlocuteur n’est pas tout bonnement revenu au commencement parce qu’il a oublié (ou préféré oublier) que son premier argument a déjà été efficacement contredit, il vous déclare en gros qu’il ne veut plus discuter, que simplement vous ne l’avez pas convaincu, que ça s’arrête là, qu’il est fatigué, que ça ne sert plus à rien de continuer…

Vous l’avez manifestement dégoûté de quelque chose. C’est votre faute. Vous avez été trop insistant. Une mauvaise propriété de vous-même a sali l’intérêt de la conversation. Vous manquez d’inconsistance, ou vous êtes trop sérieux, ça vous rend imprévisible et intolérant : à cause de vous en tous cas, toute légèreté s’en est allée. On dirait que vous êtes sinistre ; vous êtes intempestif. On croit que vous menez un combat à mort, que vous êtes un tueur, que vous voulez écraser, parce qu’on n’a pas l’habitude des banderilles qui piquent. Vous avez grand tort de chercher à avoir raison, c’est-à-dire de quêter des signes objectifs de vérité, ce n’est pas du tout ça, apparemment, un débat. Il y faudrait plus de courtoisie de façade, c’est-à-dire moins d’idées et plus d’apparence d’humanité, des formes superficielles d’humour notamment. Jamais vous n’avez l’amabilité de concéder quelque chose en quoi vous ne croyez pas : vous examinez tout, vous êtes un extrémiste du vrai, on voit que vous ne jouez pas, que ça a trop d’importance à vos yeux. Cela abîme toute satisfaction, tout artificiel plaisant à la conversation.

Ah ! ce jugement péjoratif et cette démarche absurde furent si longtemps pour moi incompréhensibles ! comment clore avec tant de rancune et de mécontentement une controverse sans argument à opposer et tout en maintenant opiniâtrement sa thèse ? Insensé ! N’est-ce pas en tout premier lieu et en pareil cas l’absence d’argument qui devrait mécontenter ? Quant à la logique du maintien de l’opinion, je ne l’entends pas du tout : moi, si je ne parviens pas à réfuter quelqu’un, je deviens aussitôt de son avis, c’est aussi simple que ça ! C’est que, contrairement à ce qu’on se figure, je ne demande pas premièrement à avoir raison, mais j’ai du plaisir et de la gratitude quand on me montre où j’ai tort : que je puisse ainsi me former une thèse corrigée, remaniée, de façon à me trouver moi-même plus solide, à m’élever hors de mes anciennes conceptions, à me sentir supérieur à quelque état précédent, à me sentir manifestement évoluer, j’apprends alors, et c’est exactement ce qu’il faudrait attendre d’un « vrai » lecteur capable et désireux d’intégrer sans cesse le contenu d’un livre, je veux dire qu’il soit gagné, changé, métamorphosé par les mots qu’on lui faits s’ils sont nouveaux et justes ! Ainsi continuellement mes opinions varient-elles, ce qu’on ne veut pas toujours croire à me lire parce que j’ai toujours beaucoup réfléchi avant d’écrire et que la première raison venue, en général par trop évidente et facile, ne peut suffire à me surprendre et me convaincre : j’y ai déjà pensé, je l’ai même déjà goûtée, explorée et rejetée. J’aurais pourtant de nombreux exemples même récents à proposer à ceux qui en douteraient et qui penseraient que je feins seulement l’ouverture pour me donner bon rôle.

On peut donc – et c’est fou, à mon sens ! – n’avoir rien à redire à une thèse, n’y trouver vraiment aucune objection explicite, rien d’attaquable, et continuer cependant de soutenir la thèse opposée, et même pire, continuer de se comporter en adversaire : on prétendra même que c’est vous alors, vous qui tenez pourtant une position de cohérence et de raison, qui êtes un radical entêté, un furieux ! Il paraît que c’est anormal de vouloir convaincre à ce point, et que vous exprimez là une obsession malsaine de la vérité ! Je veux pourtant bien, moi, qu’on ne soit pas de mon avis, j’accepte les oppositions et les escrimes, mais si l’on prétend débattre, il me paraît convenu d’avance selon quelque pacte tacite d’intellectuelle connivence qu’on s’engage à ne pas achever la conversation par un péremptoire : « Je ne suis pas d’accord sans pouvoir ou vouloir vous expliquer pourquoi et le débat s’arrête là ! » ; car il est clair que cette affirmation revient à dire qu’il était à l’origine inutile de parler, et que non seulement on n’a rien démontré, mais qu’on n’avait aucune chance d’être convaincu, que toute la polémique s’est bâtie sur cette réalité cachée qu’on était indéracinable dans ses avis quelle que soit la pertinence des arguments adverses : quelle perte de temps alors au débateur sincère qui pensait ne pas s’adresser à un croyant zélé ! Si celui qui a les arguments les plus justes n’emporte pas l’opinion de son opposant, je ne vois pas à quoi il sert de discuter, c’est de la décoration pure et simple, c’est ne faire aucun cas de la profondeur du propos, de son pouvoir taraudeur, au profit exclusif d’une joute formelle ! C’est même à mon avis le comble de l’indélicatesse : « Je vous ai fait perdre trois bonnes heures : sachez à présent que vous n’aviez aucune chance de me faire adopter votre opinion ! Ne vous l’avais-je pas dit auparavant ? non ? Tant pis pour vous si sur ce présupposé vous n’auriez pas seulement ouvert la bouche ou pris la peine de sortir un stylo ! Quoi ? croyez-vous bien que j’aurais plutôt dû vous en prévenir en préambule ? »

On comprend ainsi pourquoi la question préliminaire de la construction, possible ou non, d’un raisonnement chez son interlocuteur est, je l’ai découvert à mes dépens, fondamentale à la tenue même d’un débat : ce motif doit être résolu à l’origine, ou c’est prendre le risque de converser en vain et seulement « pour la galerie », je veux dire sans espoir d’apprendre vraiment quelque chose (ou bien, comme ici, uniquement sur les lacunes de son contemporain). C’est au fond toute la question de l’accessibilité d’une personne aux représentations par les mots qu’il faut se poser avant de lui parler. On devrait renoncer d’emblée à certaines conversations avec quiconque n’est pas disposé à assimiler et, pour cela, trouver une méthode sûre qui permette de le reconnaître rapidement. C’est, on le pressent, la même « faille », la même faculté qui manque chez celui qui lit sans jamais faire d’un texte quelque chose de personnel, sans jamais l’intégrer à sa propre matière et élaborer une réflexion intime capable de nouveauté et de dépassement : il y a là défaut de volonté de changement et comme un refus de modification d’identité. Ces gens, pourtant, nient absolument ce vice, l’habitude qu’ils en ont leur fait ignorer tout à fait ce dysfonctionnement dialectique et argumentatif, c’est cela qui est normal pour eux : de soutenir mordicus une même idée et d’aller seulement chercher tous les moyens de plus ou moins bonne foi de faire valoir leurs préjugés qu’ils appellent parfois, et avantageusement selon eux, « convictions » ou « intuitions ». Et puis comme ils répètent souvent, sans tenir compte de vos réfutations ou sans être compétents à y répondre, et puisqu’ils s’offusquent graduellement de votre « insistance » à leur répliquer qui, fatalement, se trouve mêlée d’un peu de lassitude et de simplifications mais à seul dessein de s’adapter à leur esprit qui ne lit pas ce qui est écrit (car il faut qu’ils aient lu autre chose de manifestement fautif, c’est surtout là-dessus, sur cette « évidence » d’erreur imaginaire qu’ils sont capables de contredire, mais sur rien de plus fin, c’est pourquoi il est impératif que votre réflexion soit rendue par eux excessive et grossière), ils vous rétorquent alors votre obstination et votre radicalité, mais sans deviner jamais que c’est eux qui les ont provoquées : car enfin, la première formulation, plus subtile mais incomprise, était la bonne, mais vous vous êtes senti contraint de la redire trois ou quatre fois différemment à force d’être mal entendu, et il ne se peut qu’à la fin la dernière tournure ne soit pas un tant soit peu catégorique et « vulgaire » ! L’occasion alors est trop bonne : vous êtes un extrémiste moral, et chacun sait qu’on ne discute pas avec de tels individus.

J’ai mis longtemps avant de comprendre le processus en jeu dans de tels achoppements : j’y avais deviné, bien sûr, le goût de ne pas perdre la face en public, ainsi que le désir naturel (humain, trop humain !) d’emporter une victoire sans l’admission d’une faute, mais j’étais loin d’imaginer ce que j’ai perçu ensuite, parce que ça ne s’accordait pas du tout avec mon mode de fonctionnement mental. J’ai dû finir par me figurer – entreprise délicate –, à la place d’un être qui n’avait, intellectuellement parlant, aucun rapport avec moi : cet exercice est périlleux, car on ne croit d’abord pas possible ou légitime d’extrapoler sur des bases aussi bouleversantes, aussi révolutionnaires et révoltantes, on ne le fait qu’avec beaucoup de réticence et de précautions parce que les risques d’erreur sont énormes. Il faut résolument s’abstraire de l’idée que « l’autre est un individu comme moi ou à peu près », et cette extraction, qu’on croirait plutôt faite pour égarer et pour tromper, ne va jamais de soi : une sorte de principe nécessaire vous tient lié au reste de l’humanité pour inférer ce qu’elle est à travers ce que vous sentez en vous ; ça semble à bien des égards tout à fait illogique et captieux de procéder en admettant pour axiome que vous êtes une anomalie : vous paraissez établir une règle où vous, qui vous connaissez mieux que personne, vous placez d’emblée comme exception ; d’une certaine façon, il semble soudain que tout ce qui vous est le plus méconnu doive se situer en relation de distinction obligatoire avec ce que vous savez le mieux, et cette dichotomie préalable présente évidemment un caractère louche, comme s’il fallait que les lois physiques du monde où vous vivez soient en contradiction flagrante avec les lois de tous les autres mondes que vous pouvez imaginer. On suppose plus facilement des généralisations, du moins l’identification de points communs que des incompatibilités foncières ou que des oppositions prises comme axiomes. L’unicité ne paraît jamais un critère de vérité ou de réalité : il faudrait plutôt, croit-on, s’agissant notamment de l’être humain, universaliser à partir de soi au lieu de s’exclure immédiatement de la mesure commune.

Vous allez pourtant comprendre, je l’espère, où ce fonctionnement a tort. Et je dois pour cela expliciter premièrement la manière de fonctionnement de mon propre esprit. On verra ensuite pourquoi elle ne peut servir de repère, étant tout à fait non représentative de la manière générale.

Voici comment dialectiquement je me positionne toujours : je n’ai, je le jure, jamais peur d’être mis en défaut, publiquement ou en privé (« publiquement » parce que je n’ai pour ainsi dire pas d’ami et ne tiens à la considération de personne, vivant environ dans une solitude totale que j’ai élue – j’ai seulement honte quelquefois de mes erreurs les plus stupides). S’il apparaît dans une discussion que j’ai tort, si notamment j’ignore ce que mon interlocuteur sait, j’interroge toujours ma lacune et avec une humilité sincère, non sans recevoir l’objection ou l’information avec prudence – c’est qu’on a si vite fait de vous affirmer des faussetés ! Et après vérification, généralement je demande pardon de mon ignorance. Or, il faut bien constater déjà que cette curiosité ne se rencontre guère : les gens ne posent jamais de question sur un phénomène objectif, la seule chose qu’ils tiennent perpétuellement à savoir, c’est ce qui s’est passé.

Partant donc de ce que je sais de plus en plus, et ayant progressivement éliminé mes ignorances, j’en infère des déductions à mesure, et ces savoirs prennent la forme d’arguments qui me permettent de parvenir à une conclusion. Ainsi, corollairement, si ces savoirs, si ces arguments sont par la suite remis en cause et se révèlent inexacts, mes conclusions également évoluent dans une direction toute autre, et je puis ainsi, avec une sorte de flexibilité naturelle et extrêmement cohérente, aboutir à des conclusions différentes chaque fois que je n’ai pas réussi à démentir une raison : je veux dire que mes conclusions ont toujours un caractère provisoire, et que je n’y tiens qu’en tant qu’elles sont des vérités pour ainsi dire extérieures, et nullement parce que je tiendrais à quelque image ou au maintien de quelque assurance personnelle – je puis, sur un raisonnement, juste adopter une philosophie et une attitude entièrement distinctes de tout ce à quoi j’étais accoutumé pour autant que la question soit d’importance. Voici mon processus. Et c’est pourquoi, si on me représente un argument auquel je ne puis répliquer, j’en suis plutôt redevable que rancunier : je dois certes changer ma position, mais je considère que ce changement se fait à mon profit et non à mon détriment, dans la mesure où il me permet de me rapprocher d’une certaine vérité objective. J’aime sentir la différence avec mon ancien moi-même, symptôme le plus patent d’une progression. Ainsi j’apprécie toujours d’assister à des débats impliquant des gens dont j’estime qu’ils me surpassent : chaque nouveauté qu’ils m’apportent, chaque argument jusque-là inconçu y compris contre mes conclusions antérieures, m’élève en me chamboulant tout à fait ; ce trouble m’est le signe extrêmement réjouissant d’une révolution intérieure.

Mais voilà : ce mécanisme, ce processus réflexif à la fois d’une telle neutralité logique et d’un si avide désir de nouveauté, n’est pas du tout celui du contemporain. Pas du tout. Je ne veux pourtant pas le réduire à rien : il ne s’agit pas encore, je l’assure, de le blâmer, mais bien de le comprendre.

Le contemporain n’a pas d’autre critère de raison que ce qu’il sait, c’est-à-dire que ce qu’il croit savoir – le développement vers une conclusion ne lui importe point. Par ailleurs, il est devenu tout à fait avéré selon moi que ses conclusions sont déjà faites au départ et passent bien avant les arguments : ce n’est même pas nécessairement de l’obtusion, c’est simplement son mode exclusif de pensée, il ne sait pas autre chose. C’est juste ainsi qu’il « réfléchit », et je ne me mêle pas ici de vouloir le critiquer.

Ses conclusions sont presque irrévocables. Et les arguments n’ont aucune importance relativement à ces conclusions.

Pour une raison ou pour une autre, il admet qu’en-dehors de ce qu’il sait, presque tout est relatif et louche. Un raisonnement lui est un sophisme déguisé, et il s’en méfie comme tel, le considère sans attention, c’est pourquoi il ne l’intériorise pas. Également, toute référence l’insulte : un nom de philosophe par exemple n’est pour lui jamais une bonne raison parce qu’il n’a d’affinité avec aucun philosophe ni aucun savant ; il ne fait confiance à personne parce qu’il ne sait pas ou ne veut pas distinguer. Et c’est plutôt tant mieux qu’il résiste à certains arguments d’autorité, si l’on excepte l’inculture crasseuse que cela lui suppose.

C’est sans doute parce qu’il en sait peu qu’il tient tout particulièrement à ce qu’il croit savoir. Mais n’importe, il y a sans doute bien d’autres raisons et je ne veux pas immédiatement deviner d’où vient ce fonctionnement ; il suffit que je l’identifie, pour l’instant.

C’est donc toujours partant d’une conclusion qu’il infère des arguments, pas l’inverse : voilà en quoi nous différons intrinsèquement. Autrement dit, pour lui, tout d’abord il faut que telle idée soit vraie, et les raisons pour la justifier viennent en second – on remarque, chose intéressante, que ces « il faut » sont toujours fortement imprégnés de valeurs morales. Ceci explique exactement pourquoi le premier argument qui lui vient et qu’il estime arbitrairement le fondement de sa conclusion peut être contredit avec évidence sans lui créer de trouble : il en trouvera au débotté un autre moins bon, l’important pour lui étant que sa conclusion demeure, les moyens d’y parvenir étant négligeables. Lorsque vous aurez épuisé tout son lot d’arguments explicites, il insistera quand même pour conserver son opinion, au prétexte qu’il y a sans doute un argument qu’il n’a pas imaginé ni formulé pour lui donner raison – au mieux, il cherchera activement quelqu’un d’autre de son avis et qui peut, mieux que lui et dans son sens, lui apporter une raison nouvelle – il se défendra en général de vous la communiquer –, mais, en général, il oubliera tout bonnement et très heureusement vos objections.

Vous devez savoir qu’un contradicteur contemporain tient davantage à sa tranquillité qu’à la vérité. Rien ne vaut pour lui de se faire du tracas, et moins encore un débat que toute autre chose, quel que soit le sujet. Le débat pour lui n’est que la forme artificielle d’un passe-temps dont il n’a pas besoin, et dont l’usage lui sert principalement à apaiser ses inquiétudes au moyen d’adhésions nombreuses qu’il croit propres à le confirmer dans son jugement.

Il s’empresse donc d’oublier en quoi il a peut-être tort, et c’est pourquoi un prochain débat sur le même thème amènera chez lui strictement les mêmes arguments déjà réfutés, souvent dans le même ordre, sans jamais de synthèse ou de mise au point intermédiaire. Il n’a pas évolué, rien admis, rien intégré. Il ne se souvient même pas au juste, et c’est surtout parce qu’il n’en fait pas une affaire d’importance. Il a seulement voulu jouer, et il s’arrête aussitôt que le jeu ne l’amuse plus, ce qui est vite arrivé suivant son habituel défaut de concentration. Il le dit alors : il a mieux à faire ; c’est qu’en réalité dès le début il avait mieux à faire.

C’est logique, en ce que, chez lui, le critère de vérité se situe tout ailleurs que dans la progression d’une réflexion.

Ces faits, ce processus psychologique, cette fixité des opinions, tant rencontrés et pour effarants qu’ils soient, me sont à présent incontestables – ils n’ont rien à voir avec une question d’ego, et je me scandalise de les trouver aussi chez ceux qui sont de mon avis. N’importe quelle conversation « argumentée », écrite ou orale, vérifie cette réalité. Les quelques altérations du point de vue qu’on y discerne consistent en des compromis toujours faibles et illusoires, plutôt des marques de politesse pour agréer que de réelles convictions mises à jour.

Une question alors est venue me hanter : où ? comment le contemporain peut-il savoir à qui et à quoi se fier s’il ne détermine pas que le plus fiable est précisément celui qui a les meilleurs arguments ? Comment intuitionne-t-il la vérité si son jugement n’y est pour rien, s’il ne mesure pas logiquement la progression d’une argumentation vers le vrai ? Il y aura toujours, bien entendu, tous les rassurants consensus moraux dont j’ai abondamment parlé et qui lui servent de parades à tout ce qui peut le déstabiliser et l’impressionner : il s’attache alors à de l’impensé, à du grégaire, mais ça ne suffit pas encore, car bien des confiances ne dépendent pas du tout de l’épreuve d’une moralité : on ne mesure pas généralement si quelqu’un est bon pour identifier s’il a raison en général. Pourtant, il me semble inconcevable et pour tout dire inhumain de n’avoir pas en permanence ne serait-ce que l’idée de ce sur quoi, ou sur qui, on peut compter.

Alors, comment faire ? Comment font-ils ?

Je crois que j’ai trouvé. Que j’ai compris ce fonctionnement. Ça m’est venu comme ça, tout à coup, par inférence. Ça ne pouvait pas être fort intelligent de toute façon. Il n’y a jamais lieu de penser au-delà de soi-même s’agissant des gens, parce que tout ce qu’il y a de complexe en eux ne consiste qu’en des masques et des refoulements grossiers – suffit juste de penser « à côté ». Au détour d’une conversation anodine, j’ai précisément su comment je devrais m’y prendre si je voulais que mon entourage m’estime fiable et savant. Il ne m’a fallu qu’un instant, et c’était fait : je savais. C’était pourtant simple : cette sensation du vrai, chez les autres, ne pouvant guère se fonder que sur des espèces de probabilités que d’aucuns qualifient d’intuitives ou d’essentielles.

Les gens ne s’intéressent qu’à ce qu’ils savent, c’est tout ce en quoi ils se fient d’emblée. Tout dépassement leur est une honte, les ramenant aux insuffisances qu’ils sont – mais c’est certainement une honte insensible pour eux. Par conséquent, le seul moyen de leur inspirer de la confiance, c’est de confirmer leurs avis. Or, comment confirmer ces avis sans leur donner l’impression qu’on se contente de les approuver et de les suivre, ce qui n’est évidemment pas de nature à susciter en eux une impression supérieure de sagesse ! Voilà comment :

Si vous dites quelque chose qu’ils savaient et qu’ils ont oublié, ils se rappellent tout à coup. Or, comme ils tiennent encore cette chose pour vraie, parce que cette chose était déjà en eux même s’ils ne s’en souvenaient plus, ils admirent votre faculté à la dire sans la recopier. Vous faites toujours grande impression quand vous vous contentez de déclarer une banalité si cette banalité provoque chez vos interlocuteurs le souvenir qu’ils la savaient déjà.

De surcroît, si à maintes occasions rapprochées vous êtes ainsi capable de répéter même des mensonges que les gens supposent des vérités oubliées, alors ils finissent par admirer votre talent à savoir ce qu’ils croyaient vrai c’est-à-dire ce qui constitue pour eux toute la vérité : ils n’ont guère besoin de vérifier par eux-mêmes si ce rapport peut être rationnellement contredit et démenti. Concrètement et par exemple, s’ils ont lu un article il y a dix jours, même stupide, même faux, dont vous pouvez citer les chiffres qu’ils se rappellent après vous, ils s’étonneront de votre compétence une première fois. Et si dans la même discussion ou un peu plus tard vous mentionnez exactement des mots idiots qu’un autre interlocuteur, mis en présence du premier, se souvient tout à coup d’avoir également entendu et tient pour vrais, alors vous passez, et particulièrement auprès du premier interlocuteur, pour le dépositaire d’une grande connaissance et le détenteur d’une fiabilité qui confine à la sagesse.

Tout le reste est inutile. Une bonne mémoire, utilisée en concordance avec un auditoire qui a su autrefois quelque chose, suffit. Vous êtes sage s’il paraît y avoir coïncidence de faits relatés antérieurement et de votre parole. Le secret de la confiance, chez un peuple sot, c’est la mémoire commune – d’où son goût assumé pour les proverbes.

Ainsi, c’est d’anticiper les vérités déjà sues qui vous donnera une image de fiabilité, pas autre chose, et particulièrement pas votre faculté à élaborer une conclusion sur un fondement méthodique et sain : la nouveauté est en cela l’ennemi de l’admiration du contemporain, car il est inutile dans ce but de lui faire entendre des raisons qu’il ignore. Vous devenez toujours à ses yeux un expert premièrement non par ce que vous lui apprenez, mais par ce que vous lui rappelez et qu’il sait – et après seulement il estime pouvoir vous faire confiance et vous écoute avec ouverture. Dès lors, ils vous boivent comme une liqueur – c’est qu’ils pensent avoir « vérifié » votre potabilité.

Le problème pour vous qui fonctionnez rationnellement et par démonstrations, c’est que le temps que vous compreniez que vous avez affaire à un contemporain typique, vous avez perdu des heures en explications vaines, en épuisement de représentations inefficaces, en mésententes qui vous paraissent délibérément provoquées (ce qu’elles ne sont pourtant pas), tout s’entretenant longtemps en une sorte de malentendu où vous ne comprenez pas que, dans un débat, votre interlocuteur aspire surtout à être confirmé, ce qu’il nomme alors abusivement « consensus » ou « juste milieu ». Là où en principe dans une vraie controverse on remonte graduellement au fondement longuement informulé des opinions, à tout ce qu’il y a de plus profondément douteux et extraordinairement troublant, vous ne faites que rester en surface, on ne retient de vous qu’une sorte de « couleur » forcenée, un écarlate peu amène, ce qui est plus qu’impatientant pour un amateur de gouffre et de vérité : rien n’évolue, votre opposant feint des arguments sans s’apercevoir que cette feinte n’est pas du tout le déroulement cohérent d’une réflexion construite, et cela dure, dure, dure – mais depuis le début il n’est pas accessible à des idées, il improvise seulement continuellement de quoi entretenir une conclusion initiale et la confirmer. C’est encore pire pour vous, bien entendu, si comme moi vous aspirez à apprendre quelque chose par la discussion : c’est que cette position d’éclaircissements qu’on vous force à tenir ne vous apprend qu’à reformuler et guère à concevoir ; vous ne vous entraînez qu’à réfuter des idées superficielles, du tout-venant, du préjugé, du prétexte à conserver une conclusion erronée, sans parler de la façon dont ou vous rétorquera des vilenies parce que vous n’avez pas la « décence » de tenir un rôle convenable et d’admettre des préceptes de nourrice – car on croit toujours savoir en pareilles occasions que les réflexions répandues sont les plus inattaquables !

Il faudrait une méthode sûre pour mesurer si votre interlocuteur est un contemporain ou une exception, une sorte de test pour estimer si vous devez entrer en conversation ou si c’est dès l’abord une perte de temps. Par ce test rapide, il s’agirait de vérifier si votre contradicteur est mobile intellectuellement, ou s’il ne cherche qu’à dire son fait sans remise en cause, sans intégration de vos paroles, sans recherche sincère de la vérité. Je suppose, sans y avoir beaucoup réfléchi, qu’il faudrait, même et surtout en-dehors du sujet incriminé, commencer par affirmer une chose que votre interlocuteur croit illogique et fausse par l’effet d’une sorte d’illusion de la pensée semblable aux illusions d’optique qui font affirmer des erreurs, puis alors, par quelque mouvement d’argumentation incontestable, lui prouver nettement et irréfutablement qu’il a tort : sa réaction serait le témoignage de sa capacité ou non d’intégrer une vérité inenvisagée au départ – on verrait notamment si cet interlocuteur croit pouvoir mépriser vos arguments, en improviser d’autres de pure mauvaise foi, ou ne pas admettre qu’il s’était trompé (et avec quels sentiments de sa place dans l’existence !), ou supposer qu’il a été déloyalement piégé (comme c’est généralement le cas quand on lui montre des illusions d’optique, ce qui lui permet de ne pas reconsidérer les biais cognitifs qui conditionnent ses observations). Je ne crois pas, pour tout dire, qu’un tel test soit voué à rester une abstraction et à demeurer longtemps virtuel, mais il faudrait encore qu’il ne soit pas connu par avance de façon que le détracteur puisse se trouver effectivement confondu.

En attendant, on peut statistiquement se défier de tous ceux qui prétendent démontrer contre vous quelque chose, car il s’agit toujours de contemporains, et les exceptions sont rares. Il vous faut du moins quelques critères de sélection préliminaires avant d’entrer en débat, et ne pas admettre benoitement que celui qui veut discuter en est effectivement capable. C’est ainsi que, dernièrement, je renonce d’emblée à « jouer la partie » qui s’annonce, je refuse d’entrer en débat voyant à qui j’ai affaire, ne surestimant personne, ne prétendant pas devoir être entendu : un « il/elle ne comprendra pas » intérieur suffit à me débarrasser du fardeau d’une explication qui sera toujours insuffisante pour de tels animaux. En règle générale, mesurer si la personne qui veut vous parler a une fois, et plutôt récemment, fait la preuve d’un véritable effort et d’une discipline patente – demandez-lui par exemple de lire quelques-uns de mes articles jusqu’au bout ! –, et laissez tous ceux qui restent, c’est-à-dire presque tous, en-dehors de vos réflexions. Il suffit de se dire qu’un Français lit en moyenne cinq livres par an, manga, BD et ouvrages scolaires compris, pour n’aller point le juger meilleur qu’il n’est : c’est déjà trop de travail pour lui de lire un vrai livre, il ne vous entendra pas, sa réflexion ne s’élabore pas, il n’est plus sujet d’éducation, toute spiritualité de bon aloi lui est interdite – c’est qu’il n’a pas du tout envie, au fond, d’entendre autre chose que ce qu’il croit savoir.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité