Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Henry War
20 mars 2020

Esprit de liberté contre esprit d'égalité

Deux mentalités antagonistes, deux visions contradictoires, deux philosophies ennemies se partagent le monde, définissant le rapport de chacun à la pensée et à l’homme. Chacun se range parmi l’une d’elles, fondant une dichotomie principale, classant les êtres humains selon deux bords opposés.

L’une de ces positions considère en tout premier lieu l’individu comme la référence primordiale. Elle conserve ce repère pour point de mire essentiel et tâche à bâtir pour l’homme en tant qu’être, dans son intérêt supérieur et largement décontextualisé. Elle admet la personne humaine pourvue de droits inaliénables qui correspondent à ses caractéristiques intrinsèques, et elle ne dévie jamais de cet absolu. Parmi ces caractéristiques, elle reconnaît principalement la liberté et la recherche du bonheur, et ces qualités immanentes ne lui font adhérer à aucune cause qui ne procède pas de la volonté individuelle dans ce but. Elle tire l’idée que la nécessité de toute organisation sociale ne tient sa justification que de l’aspiration de chaque unité qui la compose. Elle fait de l’individu en tant qu’émanation indispensable le noyau de toute réforme, de toute loi, de toute entreprise d’ampleur, c’est pourquoi elle n’exige que peu de représentants et promulgue peu de législations. Elle s’en voudrait de nuire le moindrement à un individu au profit de la société qu’elle considère illusoire sans lui.

L’autre position considère en tout premier lieu le rapport entre les individus comme la référence primordiale. Elle conserve ce repère pour un point de mire essentiel et tâche à bâtir pour l’homme en tant que relation, dans l’intérêt d’un équilibre des habitants mis en rapport avec autrui. Elle admet la personne humaine pourvue de caractéristiques extrinsèques, et elle ne dévie jamais de cette relativité. Parmi ces caractéristiques, elle reconnaît principalement l’égalité et la recherche d’une tranquillité de compromis, et ces qualités transcendantes ne lui font adhérer à aucune cause qui ne procède pas de la volonté collective dans ce but. Elle tire l’idée que la nécessité de toute organisation sociale ne tient sa justification que de l’ordre global qu’elle favorisera. Elle fait des groupes en tant qu’oppositions de forces le chœur de toute réforme, de toute loi, de toute entreprise d’ampleur, c’est pourquoi elle multiplie les élus et réclame beaucoup de lois. Elle s’en voudrait de nuire le moindrement à la société au profit d’un individu qu’elle considère illusoire sans elle.

La première forme de pensée est une préoccupation humaine quand la seconde est une considération structurelle. La première implique de réfléchir toujours au fondement légitime d’une structure tandis que la seconde n’induit qu’une application à l’homme de sa superficie légale. Selon la première, on doit veiller avec extrême précaution à ne point flétrir la dignité que l’individu tire de sa profondeur intellectuelle, raison pourquoi toute atteinte à l’esprit y est frappée d’un sentiment d’infamie et d’opprobre. Selon la seconde, on doit veiller avec beaucoup de fermeté au maintien des organisations préexistantes, et c’est pour cela qu’on s’y efforce de susciter l’indignation des gens pour des causes épidermiques, valorisant la susceptibilité comme moyen plus aisé d’influence que quelque imprévisible intellect : on charge de honte seulement ceux qui s’opposent aux idées communes suivant une morale préétablie et jamais vraiment reconsidérée. Dans la première, on se moque par définition des appellations qui ne sont que des états qu’on estime toujours transitoires faute d’un meilleur modèle à imaginer, c’est pourquoi on ne réside pas dans des partis ; dans la seconde, on tient aux démonstrations ostensibles de constance qui constitue le confort moral du peuple et fait valoir la solidité des institutions, raison pour laquelle on conserve longtemps des oppositions caractérisées et figées. Ici, on n’hésite pas à renverser des pouvoirs quand on devine qu’ils ne sont plus l’émanation des individus et de leurs vertus ; là, quand une foule émet des critiques sur la réalité des égalités pour lesquelles elle recourt à un gouvernement, on modifie marginalement des effets qu’on uniformise et on ne questionne pas du tout les causes. Ici, on veut avant tout interroger le fond des institutions pour les rendre conformes aux individus qu’elles prétendent défendre ; là on ne songe qu’à comparer, et toutes les attentions sont occupées à surveiller sans surplomb la façon dont autrui, au sein d’un même ensemble, jouit effectivement des mêmes droits sans excès par rapport à lui, quoique sans véritable examen de ce que ces droits soient justes et répondent ou non à l’essence même des bienfaits humains. Ici, on développe l’homme selon de vastes perspectives et certes en cela en quelque sorte effrayantes ; là, on le fige en une machine à inspecter des différences. Ici, on a l’esprit inquiété par des projets vertigineux d’améliorations en rapport étroit avec les facultés humaines suivant quoi l’on se figure l’individu et la société comme potentiels perpétuellement surpassables, réinterrogeant avec infinité les principes ; là on est angoissé continuellement à scruter si les avantages dont on bénéficie ne sont pas meilleurs chez autrui, on se conforme à des conventions qu’on ne songe qu’à maintenir, du moins qu’on ne songe jamais tout à fait à supplanter.

L’incompatibilité de ces deux conceptions est manifeste en pratique, il ne s’agit pas d’un peu plus de l’un ou de l’autre selon une certaine quantité idéale pour parvenir à un juste milieu – les paradigmes sont trop distincts et ne se répartissent pas au sein d’une même personne. Elle s’éprouve dans des situations qui la rendent sensible et qui, alors, ne sont que l’extériorisation d’une pensée dont l’imprégnation divise toute société humaine en deux entités antinomiques et inconciliables. Voici, quant à moi, l’anecdote qui m’incita à écrire sur le sujet :

Une famille de gitans s’était installée dans mon quartier consistant en un lotissement de campagne très peu construit : deux caravanes avaient élu domicile au fond d’une petite impasse donnant sur des lots inoccupés. Quelques jours après leur installation, je reconnus la voiture du maire de mon village arrêtée tout auprès ; j’écoutais indiscrètement : les gitans étaient priés de partir, on les avait prévenus, ils avaient jusqu’au lendemain matin pour s’en aller, ils promirent de mauvaise grâce de quitter les lieux avant midi. Des gendarmes à midi veillèrent à l’effectivité de leur départ. Ils laissèrent la place propre. On ne les revit plus.

Un « Un aîné », à qui je racontai l’histoire, en parut satisfait. Je lui demandai le pourquoi de cette agrément – c’est qu’il n’habite pas dans mon lotissement et que, par conséquent, il ne pouvait trouver d’incommodité à cette situation. Il me dit :

« Il y a des emplacements réservés pour eux. On ne s’installe pas n’importe où comme ça comme on veut. »

Je lui objectai que ces emplacements officiels étaient peut-être mal mis et qu’on pouvait bien, de toute manière, désirer aller en des lieux où la promiscuité était moins grande : à quoi sert-il d’être « du voyage » si c’est pour se retrouver parqué comme en villes ? Quelque chose en moi s’y oppose, et je veux toujours qu’un homme puisse exister sans en réclamer le droit, et notamment se déplacer, chasser, pêcher ou travailler pour son compte sans permission ni coût. Je lui représentai que si j’avais disposé d’un camping-car par goût de la liberté, j’aurais trouvé sans doute intérêt à ne pas me stationner par exemple dans des campings.

Il répondit :

« C’est le droit français, voilà tout. On ne vient pas habiter comme ça sur la voirie ou sur des terrains vides. Je suis moi-même scandalisé par la manière dont on restreint mes droits de stationnement en vacances en rendant partout les parkings payants. Eh bien ! je paye tout de même ! »

Or, ces caravanes, que je lui rappelai au petit nombre de deux, ne constituaient pourtant ni une entrave à la circulation, ni une gêne pour les propriétaires voisins – dont moi.

« Eh ! n’importe ! fit-il. Est-ce qu’on sait où ces gens vont chercher leur eau et leur électricité ? N’est-il pas scandaleux que ces gens ne payent pas de taxe d’habitation tout en prétendant s’installer sur des voies communales ? »

Quant à l’eau et l’électricité, je n’en savais rien à vrai dire et ne pouvais lui répondre, mais rien ne laissait supposer qu’on volait quelque chose – et puis j’ai toujours défendu l’idée que ces services devaient être gratuits de toute façon, étant ce dont un foyer a besoin pour vivre et dont une société devrait fournir l’apport minimal si elle a en vue d’assurer au moins la vie de ses citoyens. Pour la taxe d’habitation, je m’étonnai :

« Mais n’est-ce pas vous qui décriez depuis toujours cette taxe d’habitation ?

— Oui, fit-il. J’ai même refusé de la payer l’an dernier dans une certaine circonstance, et j’ai dû recevoir deux rappels avant de m’y résoudre. Cette taxe a été votée en 82, mais comme on approchait les vacances d’été, personne n’a pensé à manifester, et elle est restée. Seulement, si je la paye, il faut bien que tout le monde la paye aussi. »

La conversation, en gros, s’arrêta là ; il n’y avait rien à ajouter si ce n’est, comme je le fis, que le contemporain trouvait là, comme toujours, une occasion d’écraser le moindre quidam qui, n’appartenant à aucun groupe de protection, est opportunément incapable de se défendre. Un gitan de nos jours est environ un Juif d’autrefois : même abus contre « l’ennemi commun » avec déploiement de l’autorité, qu’une vindicte commune, rendue légale par nombre de lois exécrables et unanimement détestées, pousse à harceler avec défoulement et sans le moindre scrupule.

Ce discours montre bien que quand l’esprit d’égalité imprègne la mentalité, il n’est plus jamais question de dénoncer un abus, on le subit seulement et on prétend que chacun doit en pâtir ainsi que soi, au lieu de le considérer comme illégitime et superflu et de lutter contre sa perpétuation de toutes ses forces – tout son intérêt va à critiquer un avantage allant à autrui plutôt qu’à réclamer son universalité au nom du bien. Inversement, l’obsession exclusive pour l’égalité ne rencontre chez l’amateur de liberté presque aucune compréhension : ce dernier juge avec hauteur et mépris ce souci perpétuel et mesquin de ne voir que soi-même dans ses rapports au monde, et il n’entend qu’à peine, tant elle est éloignée de lui, qu’une personne puisse ne jamais réfléchir à un système global et absolu au bénéfice de son profit particulier et relatif, ainsi qu’à ses motifs de plainte, cessant alors d’être un individu d’initiative et ne consistant plus qu’en un instrument de comparaison.

Cette distinction est, à l’origine, le principe même de l’opposition entre libéralisme et socialisme : le libéralisme réclame la liberté individuelle comme moteur moral, le socialisme n’a d’égard que pour l’égalité instaurée par la loi – c’est seulement ensuite que ces deux notions se sont chargées de thèses notamment économiques auxquelles on a associé une fois pour toutes les idées respectives de désir de capitalisme effréné et de volonté du bonheur des peuples. Quant à moi, je trouve un bonheur plus grand à converser avec des êtres qui n’ont pas pour toute borne intellectuelle la limite de ce que les lois existantes leur permettent d’entrevoir, mais il est vrai que ce bonheur est rare au point que c’est à peine si je l’ai déjà éprouvé : l’esprit d’égalité présente cet avantage sur toute autre conception d’offrir un confort douillet de la réflexion, étant admis alors que tout ce qui est est aussi tout ce qu’il suffit de savoir, le reste des possibles ne valant nul effort ni contorsion, suffisant même du côté de la seule littérature qu’on ne considère plus que comme divertissement. C’est pourquoi, en notre pays qui est tant imprégné d’égalité au contraire par exemple des États-Unis où la réflexion politique va toujours en premier lieu à la liberté, il n’y a certes guère d’espoir de révolution, ni de notre système légal, ni de notre pensée, ni des mœurs, et nos plus grands esprits sont des individus qui s’isolent ou qui fuient selon que leurs paroles mal entendues les blessent de déception ou blessent ceux qui veulent les persécuter à cause de leur importunité intempestive. Un être de liberté sera toujours un paria malheureux dans une société d’égalité, tandis qu’en un État de liberté l’être d’égalité sera toujours admis en petit bureaucrate vétilleux et servile, assez méprisé il est vrai, mais toujours considéré comme un travailleur laborieux dont la lacune humaine paraît inévitable et peut-être nécessaire.

Publicité
Publicité
Commentaires
Newsletter
Publicité
Derniers commentaires
Publicité