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Henry War
22 avril 2020

Un homme désendoctriné

Que serait donc un homme enfin désendoctriné : je me le demande, cette question me fascine et m’obsède ! Un homme tout rationnel, débarrassé de morale transmise, édifié dans le seul souci de sa dignité et de sa force, sans envie de mondanité ni besoin de servir, guidé par la sagesse, toujours sceptique au sentiment et vivant dans l’entière assomption de sa pleine franchise ! Qui, même parmi mes lecteurs les plus fidèles et sagaces, peut entrevoir ce que cet être, tout en étant « inhumain » relativement au contemporain irréfléchi pris pour référence en notre siècle, aurait de supérieur et sacré ? En quelle avancée sublime il consisterait ! Il n’aurait, pour s’atteindre lui-même, qu’à se détourner des faiblesses, de toutes celles surtout qu’on vante par impuissance ou par paresse à y résister !

Cet homme-ci serait égoïste sans doute : eh bien ! quel Bible lui rétorquera-t-on ? S’il veut s’élever, est-ce une raison pour qu’il soit solidaire de ce qui stagne et végète ? Est-ce qu’un oiseau s’empêche de voler au prétexte que des volatiles de basse-cour ne veulent ou ne peuvent pas se servir de leurs ailes ? Faut-il se retenir de dominer les autres d’une belle altitude quand leurs prétextes à la vilenie sont si misérables et spécieux ?

Cet homme-ci aurait longtemps tâché à mesurer son étendue, de façon à ne pas déchoir de ce qu’il peut devenir. Il ne se laisserait entraver par rien dans son devoir d’excellence ; toute contrainte à cet objectif, tout empêchement légal ou bien moral, lui paraîtrait contre nature et ignoble ; c’est cela qui, à lui, serait inhumain. Fidèle ouvertement à lui seul c’est-à-dire au maximum de son potentiel entrevu, et donc sans scrupules ni feintes ni vexations, aspirant à l’exemplarité, n’ayant d’autre foi que l’espérance que chacun nourrisse son œuvre ainsi que lui, comment verrait-il et jugerait-il le monde, cet être totalement inédit, notre antipode et monstre aujourd’hui ? Il se moquerait infiniment et sans rire de nos préceptes sociaux et de nos dogmes de tendresse, sans autre égard pour eux qu’un mouvement d’épaules – il dédaignerait d’analyser ce qui ne l’aurait même jamais ni tenté ni étonné ni déçu.

L’amour ne lui serait de rien sans doute, puisque chez nous il n’est que religion sans raisons : dans nos contrées, on ignore la béatitude yogiste ou la vénération des idoles qui sont en d’autres lieux l’obstination des hommes, le but unique de leur existence et qui se substituent subrepticement à notre culte sentimental de l’amour et de la miséricorde, alors pourquoi pas lui sans nos semblables et automatiques liturgies ? Notre homme, à la fiabilité toute intellectuelle, ne perdrait pourtant pas la faculté d’aimer, mais il serait en capacité d’expliquer les motifs de ses émois et ainsi ne se jetterait pas comme un désespéré sur la première icône venue au prétexte qu’une grandeur injustifiable l’y pousse, et il saurait analyser comme il se conduit avec recul, apte à se diriger au lieu de succomber à une influence que la société estime pour lui nécessaire et valorisante.

Cet homme, je crois, veillant par-dessus tout à son indépendance, vigilant aux subtiles corruptions et aux séductions suaves susceptibles de l’altérer, ne choisirait ni lien de mariage, ni lien d’enfantement, ni d’autre lien de nature à le restreindre, étant bien sûr que tout ce qui lie est aussi une soustraction de la liberté et un piège à l’intégrité, car insidieusement ce qui oblige compromet. Si son vouloir premièrement est à s’accomplir, s’il garde sa conscience au cap d’accroître son être, de devenir davantage homme, et s’il se réserve pour cela la responsabilité de changer, pourquoi engagerait-il sa personne à entretenir choses et êtres, variants ou perçus tels par sa variabilité d’évolution, qu’il finirait sans doute par réprouver ? Ou bien, il faudrait qu’il exigeât que ces choses et êtres demeurassent en l’état depuis cet instant où il a contracté avec eux une « promesse » ; or, par quel argument sensé ordonnerait-il ce qu’il ne tolère pas de lui-même, à savoir : l’asservissement à un temps et à une situation donnés, la permanence de l’être, l’égalité inconditionnelle de valeur et d’humeur ?

Extrêmement attentif à l’inconnu, « hautain » parce que méprisant les conventions et les infériorités pour lui infécondes, fuyant l’animal tout autant que l’enfant et la féminité, solitaire au dernier degré de l’ascète et de l’ermite qui ne perçoivent plus même la nécessité sympathique des rapports (cette sympathie est un délavage), ennemi écrasant des fourmis du sens commun et des traditions adoptées-inconsidérées, et cependant partout chez lui au contraire des millions de créatures grouillantes et fébriles parce qu’assuré de la fierté d’être lui et donc en lui-même, tantôt d’un flegme de falaise et tantôt d’une fulgurance qui tonitrue, blasphémateur innocent et inconscient iconoclaste, reniant son génie pour ne se croyant que la manifestation de qui ne se retient pas de devenir, négligent connaisseur de l’homme sur qui il promène indifféremment son talent d’éthologue au même titre que s’il s’agissait d’arbres ou de phénomènes électriques, admiratif de ce qui le dépasse, de la beauté construite, des arts véritables où résident l’initiation et l’effort, ainsi que des pionniers radicaux, et, par ailleurs, ne reniant pas sa nature mammifère, vibrant du besoin de fantasmes et de femmes – pensées et chairs – mais jamais acculé à l’erreur par eux, n’espérant pas sérieusement au-dessus du plausible et sans surestime de ce que partout par stratégies plus ou moins captieuses on tendra à lui réclamer, ne se risquant au « oui » que provisoirement et préférant à défaut douter en « non », cet homme, oh ! de quelles œuvres extraordinaires serait-il capable dans son éternelle réclusion, et avec quel superbe esprit de droiture se promènerait-il parmi nous, pauvres cloportes méprisables, si prompts à le conspuer ? Si enfin il était admiré et imité, quelle étourdissante éthique parviendrait-il à établir, et à quelle élévation l’humanité serait-elle rendue, à quels prodiges, à quelles lois, à quel degré de développement inconcevable ?

Quelle serait la forme d’une nation fondée sur ces principes, avec ses éducations enfin saines, ses gloires de liberté, ses variétés de bonheur ? Peut-on imaginer, a-t-on jamais vu par ici, un lieu qui soit occupé par plus d’un individu – ou par un seul ? Quelle relation d’entente y pourrait équivaloir à un foyer de notre époque ? Quelle espèce d’extrémité serait à même de parangonner cet homme de hauteur et de vertus réfléchies ? Qui de nos jours prétendrait qu’on a déjà rencontré une société dont le désir collectif et immatériel fût de favoriser une et même plusieurs de telles consciences ?

N’importe : la structure même de cette pensée aperçue, si déliée et si noble, me taraude et me subjugue continuellement ; et, parallèlement, la lutte jalouse qu’on mène contre elle dans ce monde-ci me consterne sans trêve et me révolte. Les deux mis ensemble me bouleversent en un paradoxe insaisissable, et je voudrais crier, comme si le retentissement trépidant d’un long bruit universel pouvait fondre ensemble ces contradictions et opérer leur transmutation en un alliage indéfectible où la pureté aurait chassé du mélange les vieilles et noires scories de notre arrière-humanité. Mais vaine chimère, je sais bien : il faut ici se retenir de crier, car on dit, avec beaucoup de baves infectes et nidoreuses, que, vraiment, parler ainsi n’est pas décent.

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