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Henry War
12 juillet 2020

Sous vos cieux d'acier

Sans doute, pour apprécier ce qu’on nommait « poésie » et qui s’est depuis dissout dans les feux aveuglants du marché, il fallait regarder en soi-même, à l’abri des rayons égalisateurs, et comparer cette impression d’ombre à l’image transmise par cet objectif étranger, pour autant qu’on avait encore une boussole qui permettait de distinguer à peu près l’authentique du toc. À force, si l’auteur était perspicace et grand, on se découvrait soi-même en mirant dans ces eaux belles et pures, révélées intactes, de l’artiste ; on y devinait une pénétration d’où germait une intimité inédite, et l’on se sentait alors personnellement imprégné du mystère qu’un écrivain avait découvert applicable universellement et qui ajoutait une facette à l’humanité. Il n’y avait qu’à accepter l’ouverture d’esprit, c’est-à-dire la triple perspective graduelle d’une exploration, d’une introspection et d’une correspondance. On ne redoutait pas « l’immodestie » d’aduler le géant étranger capable comme le devin de rapporter des trésors humains enfouis sous la banalité et la négligence, comme des prédictions. Le lecteur ambitionnait de se pencher sur ces abîmes lentement, laborieusement, douloureusement creusés : ou il y avait quelque chose, ou il n’y avait rien, mais il tâchait de regarder au fond : une patience et un respect l’y engageaient. La forme du trou l’indifférait assez, il n’avait cure des noms, des durées et de tout ce qui était inutile à lui indiquer si on avait fouillé bêtement au hasard et à dessein d’usurper un titre de fossoyeur, il s’agissait surtout pour lui de vérifier qu’on avait œuvré là intelligemment ou avec intuition, à un endroit propice. Il lisait dans cette fosse mieux que dans des entrailles : dans les siennes ! et cette fosse gagnait parfois sur lui : il s’augmentait de cette fosse c’est-à-dire de cette hauteur et de cette ombre. C’est pourquoi il ressentait la gratitude ; on lui avait fait don. Un livre en général et particulièrement un livre en vers était considéré d’emblée comme une entreprise de fouille et un réservoir à supplément de soi. C’était l’époque où la littérature comptait, où la littérature était pour chacun l’expérience d’une relation, consistait en une aventure interpersonnelle, où elle n’était pas un produit, où il existait encore quelque chose comme : la littérature.

Cette époque est échue. Elle est tombée en même temps que la vertu de l’inestimable et du secret.

Tout aujourd’hui expose insolemment son innocuité pour masquer son manque d’être ; tout se produit fièrement pour indiquer avec une fébrilité égalitaire comme il n’a rien à envier, confondant son prix et sa valeur ; tout s’étale avec vantardise pour feindre qu’il n’y a rien de honteux à cacher en soi-même ; et c’est vrai qu’il n’y a plus rien de honteux, mais c’est avant tout parce qu’il n’y a plus rien, c’est-à-dire plus personne, à cacher. Le succès du haïku par exemple, cette soupe d’importation expédiée, a promu chez nous le règne du tape-à-l’œil et de l’insensible, le règne de l’inconséquence et du néant, du relatif et du sentimental, et c’est devenu un exercice démocratique comme le sudoku ou les origamis, histoire de prouver qu’on est capable, soi aussi, d’appliquer une certaine forme imposée – une formule – afin de « rendre bien », comme on répond à un exercice de mathématiques pour collégiens. Cependant qu’on se plaisait à se croire poète, on a renoncé aux subtilités, aux figures, aux vers réguliers, à tout ce qui faisait la complexité d’une véritable composition parce que ça réclamait manifestement un temps qui ne pouvait être réduit à un « paraître » avantageux – on a décrié ces usages comme obsolètes et comme élitistes, insultant désormais à tout ce qu’on ne pouvait aisément atteindre, et ce à dessein de se consoler d’être inapte à prétendre, suivant de tels modèles, à l’artiste ou à l’écrivain, et ce dénigrement a détourné le public de tout ce qui était difficile et profond, jugé précieux et contourné, hormis une poignée de références entretenues uniquement par tradition et sans réfléchir. La gratitude d’office alors s’en alla peu à peu, faisant place, pour tous ceux qui osaient entreprendre au-delà du vulgaire, au soupçon, à la défiance, à l’accusation présumée d’orgueil. C’est ainsi que la littérature, la vraie, est devenue, pour le monde, de la pédanterie vaine et de la fatigue, du snobisme. Le regard du lecteur s’est progressivement porté non plus sur l’obscurité tentante au fond de la fosse, mais sur le rayon de lumière qui écrase le tas conique amassé à côté du trou : c’est la perspective de ce sable excavé dans la blancheur commune qui est devenu le repère. Il ne s’est plus agi, dès lors, de vérifier si l’ombre là-bas complétait celle qu’on sentait souterrainement en soi-même, mais le sentiment de qualité s’est mué en simple vérification d’une adéquation d’une surface, exposée partout sans besoin de pudeur, avec la sienne. Est-ce que le tas, là, est conforme à ce que, sans songer, je sais avec certitude que je suis ? A-t-il les mêmes grains que ceux que n’importe qui d’autres peut voir sur mon épiderme ? Est-il connoté positivement au même titre que la prévention favorable que je me fais de moi-même ?

S’il montre quelque chose au-delà, alors c’est que ce tas ment ; si l’auteur ne renvoie pas une impression identique à la mienne, c’est qu’ils se trompe. La vérité est devenue le constat d’un a priori, et c’est toute la vérité suffisante et nécessaire. C’est pourquoi, aujourd’hui, un livre flatte toujours. Qui aurait encore besoin d’une contradiction inattendue ou d’un paradigme neuf ? Cela s’oppose à l’estime de soi. On veut le bonheur avant tout. Notre ère est symbolisable par l’imbécile heureux, un imbécile qui, du reste, peut être fort procédurier dès lors que sa fierté est en moindre péril : c’est un imbécile qui se maintient de toute sa hargne dans sa bêtise béate.

Il faudrait le dire autrement – bien qu’évidemment l’interrogation essentielle ne puisse s’exprimer avec autant de lucide franchise que sous la formulation suivante – : est-ce que ce tas déporté est insignifiant et inconséquent comme je suis, et est-il par ailleurs présenté de façon valorisante ? Je ne l’approuve qu’à ces deux conditions.

C’est pourquoi la poésie a cessé d’exister ainsi que l’art en général. C’est pourquoi le lecteur a également cessé d’exister. C’est pourquoi l’homme n’existe plus qu’à l’état de vestige ou de trace.

Ce rayon uniforme et violent de notre siècle nivelle et ne tolère point – c’est sa morale qui suscite un réflexe de défense –, et simultanément le contemporain refuse de recevoir ce qu’il ne sent pas déjà en lui, c’est-à-dire qu’il s’est refermé à presque tout, n’étant pas fort capable de complexité. Il jauge toujours ce qui le domine comme si c’était le dernier de ses valets ; tout et tous sont à son service, il ne connaît plus que des outils pour asseoir le confort de son passage, il se divertit avec une avidité qui tient de la ferveur-panique. Il vaque et ricane, ne sachant plus rien d’autre, dédaigne précisément ce qui a de la valeur et qui ne lui ressemble pas : ça lui paraît alors faux et impossible, surfait, invraisemblable. L’artiste qui ose se hisser au-delà lui est un mensonge ou une injure ; son lecteur en ressort outré, n’ayant jamais eu l’intention de découvrir quelque chose. Un livre confirme ou scandalise, rien au milieu, et le quidam a dans ses scandales une haine débordante, confortée par une majorité, exacerbée par elle et la légitimité qu’il croit qu’elle lui suppose. Il est à présent l’être du droit, il ne s’enorgueillit plus que de représenter sa misère répandue – misère qu’il s’ignore, bien entendu –, et tout autre discours qui décèle, qui révèle et qui soulève ne l’intéresse plus depuis qu’il a perdu le sens de l’effort. Le contemporain n’inspecte plus en lui, mais il veut que tout un chacun soit un semblable, il ne se reconnaît plus qu’en un maximum de banalité extérieure : cela le conforte, le rassure et l’apaise : il est. Il est bien comme tous, c’est donc nécessairement qu’il a le droit de son côté, ou bien il faudrait dénier le droit d’être à tous les autres qu’il imite auxquels il appartient. Il est soulagé ; il respire. Il n’est pas différent. Il n’est pas profond. Mais heureusement on ne peut rien lui reprocher. Il est de son temps évanescent.

Qui peut penser que la poésie peut survivre là-dedans, là, au milieu de ça ? Est-ce qu’il existe, au sein des moutons, un bêlement plébiscité ou non qui soit quelque chose comme le commencement d’un chant ? Appeler ça, un chant, une harmonie, et un art peut-être ? Mais la brebis s’inquiète déjà d’un cri qui diffère, d’un appel malade, du rut du bélier : elle s’indigne et frappe l’étranger, au lieu de l’identifier et de le comprendre. Il n’y aura plus jamais de bélier en la brebis : la brebis ne veut que se reconnaître, jamais s’édifier, s’élever, se dignifier. Il faut un cri qui incarne une condition où l’on est : c’est ce cri qu’on recherche.

Tout mal contemporain réside dans le fait d’une société qui n’identifie plus et, partant, qui ne contient plus ni n’a plus en somme d’identité. L’art tel qu’il a toujours été jusqu’à présent repose essentiellement sur des singularités qu’il expose et valorise. Mais ces singularités ont dû être dénigrées au nom du repos commun, du droit à l’oubli perpétuel, des vacances de l’esprit, c’est pourquoi il a fallu réinventer une définition à l’art où tout le connu a volé en éclat. L’art, dès la fin du XIXe siècle, a progressivement muté, et il s’est changé en : moyens par lequel on valorise une communauté. L’individu a fui de la création ; il n’y a plus que des porte-parole. On n’a pas besoin de génie quand on a des tribuns : suffit de se sentir valorisé par quelqu’un. Un artiste importune : sa grandeur particulière humilie. Un artiste manque de solidarité, au sens classique, remisé, du terme.

Moi, je ne puis, pourtant, m’associer à une foule et faire le représentant – c’est que je ne sais flatter, la vérité seule est mon objet, en un mot je manque de complaisance tant par principe que par technique. En somme, je suis poète à l’ancienne. Intempestif, une fois de plus. Mais il y a fort longtemps, heureusement, qu’on ne peut même plus s’apercevoir de ce qui a cessé d’exister : car il y a encore de la poésie et des poèmes, pas vrai ? Ah ! pauvres de vous ! vous êtes bien ici chez vous.

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