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Henry War
24 août 2020

Ecrire un poème

Comment peut-on être homme, comment peut-on avoir conscience de son individualité sans jamais écrire, sans jamais se sonder, sans jamais se mesurer soi-même ? C’est ce que je ne parviens plus à comprendre, ce qui me semble à présent impossible, à quoi je n’accorderai plus jamais mon déjà si lointain « bénéfice du doute ». Ai-je donc si peu vécu pour en venir déjà à supposer qu’il n’y a que des ombres qui se penchent sur mon feu ? Oui, je le confesse – c’est cependant une confession qui n’absout personne – : la plupart des gens me paraissent du vent, et je n’entends pas ce que chacun de ces vents contient de particulier par quoi il mériterait qu’on lui donnât même un nom propre. En somme, il n’est qu’un seul cri long sur ma plaine désolée : pas d’individu à part moi, ou tout comme.

Hier, j’étais encore à l’une de ces formations où l’on n’apprend rien et où je suis décidément seul à n’avoir rien trouvé d’intéressant « par défaut » ou par « générosité » – on est particulièrement généreux, il est vrai, quant on craint d’endurer quelque reproche ; alors, on n’ose plus blâmer. Au terme d’une audition de plus d’une heure trente, mes collègues se sont dits satisfaits : parmi les trois, l’un admettait pourtant avoir entrecoupé son attention de micro-siestes, l’autre a joué à Candy Crush sur son portable au moins un tiers de cet insipide bavardage.

Cette anecdote en vaut une autre ; si l’on y regardait de plus près, on mesurerait que les hommes à tout bout de champ n’agissent et ne parlent que par réflexes, et qu’ils n’ont vraiment de convictions et d’idées personnelles sur rien. Ils ne sont personne, incapables de formuler des objections en-dehors de tout préjugé. C’est un épuisement d’avance que de vouloir seulement les édifier de quelque chose. Leur esprit est fermé, déterminé, résolu ; c’est fini.

Alors, je n’ai rien dit hier, je n’ai pas formulé de question à l’assommante formatrice qui déblatérait et pontifiait. Nous étions environ cent dans l’amphithéâtre, et personne n’aurait tenu à m’entendre dire ces vérités qui ne sont sensibles pour personne : que l’on n’apprenait rien encore, que presque tout ce qui se disait tenait du proverbe et de la moraline ordinaire et typée, que la situation de communication même où se situait cette conférence la rendait aporétique et caduque. C’était trop pour moi ; extrêmement facile à produire me concernant, mais tout à fait inopportun à la multitude qu’il aurait fallu réveiller de zéro. On peut lutter contre des sots ; si pénible, en revanche, de raisonner des créatures qu’on ne considère pas même des hommes – tâchez d’expliquer une raison à un animal pour voir : c’est précisément où j’en étais.

C’est affreux, sans doute, d’être si seul, mais aussi on s’habitue à tout. Simplement, j’ai le tort d’oublier par moments qu’il n’y a pas de lumière au creux de ces ténèbres, et je m’adresse alors à des cires mortes comme si elles pouvaient m’éclairer : mon espoir retombe aussitôt, et je vois la noirceur de tout à laquelle je m’étais, un temps, déstylé. La platitude du discours subi hier était pour moi plus qu’une évidence ; un fait aussi patent que la couleur blanche, et, sitôt la péroraison terminée, j’en formulai l’enthousiaste et spirituelle critique à mes compères, piqué de cette vanité intellectuelle improductive, de ce blanc sans conteste qu’on rencontre si souvent en pareils cas. Or, je me suis bien aperçu – trop tard ! – comme j’ai causé du tort : mes compères avaient préparé autre chose pour exprimer leur « intérêt », et, arrêtés par mes commentaires satiriques et irréfragables, ils se sont bloqués, je leur ai tout à fait coupé l’herbe sous le pied, ils se sont tus et ont dû parler d’autre chose. J’avais oublié qui ils étaient, je les avais oubliés. J’aurais dû les laisser parler les premiers, voilà. Je les ai déçus d’eux-mêmes : ils pensaient être quelqu’un, ils sont retombés dans leur propre estime – et ils ont commencé dès lors, sans aucun doute, à se former de mauvaises et fausses raisons ou bien à s’ignorer.

Cet écart, mon écart, ne provient pas du tout d’une volonté de différenciation de ma part comme on pourrait le penser et m’en adresser le reproche, comme je pourrais m’en consoler presque : j’eusse aimé, en l’occurrence, goûter l’admiration d’un discours bien fait et utile, mais ce discours n’est pas advenu, et je ne sais point m’illusionner. C’était sans doute suffisant pour de mauvais lecteurs ; c’était fort étonnamment oiseux pour moi. On a remué des idées toutes faites, une fois de plus, et on s’est laissé séduire parce que, pour une fois, ces idées toute faites étaient bien exprimées, avec force fluidité et synonymes. J’ai un collègue admirable de patience qui lit Spinoza de cette manière, en se laissant à peu près impressionner par la forme. Parfois les mots qu’on reçoit sont des leurres où on se laisse prendre : cette hypnose-là est l’attrape-nigaud de l’intelligence.

La vérité, la voilà : je ne crois plus qu’on puisse être véritablement une personne sans écrire ou sans vivre sous l’influence de quelqu’un qui écrit. On n’accède à aucune profondeur sans défi littéraire ou intellectuel, et moins encore à ses propres profondeurs sans une sérieuse mise à l’épreuve poétique.

Les gens sont comme des livres qu’ils n’ont jamais feuilletés, dont ils ne se souviennent pas. Ils passent, blancs, arborant des couvertures, mais leurs pages sont vides ou leur texte est une photocopie. Qui es-tu, toi qui me lis ? Qu’as-tu à donner qui ne vaille tout ce que chacun a déjà reçu ? Sais-tu seulement ce dont tu serais capable, s’il s’agissait de te différencier ?

Je voudrais qu’on cessât de croire que je m’amuse à insulter pour le plaisir de me faire supérieur, de me représenter vaniteusement triomphant comme on foule du pied un piédestal pour se hausser. Je suis convaincu qu’il existe en chacun une gemme, et que cette pierre est ce qui fait l’essence de l’homme, mais tant d’hommes, aussi, qui n’en sont pas, faute de l’avoir cherchée ! Où sont donc partis les précieux mineurs d’eux-mêmes ? Leur cœur de granit est resté inaccessible et inviolé, au point qu’on peut douter de l’organe même : tout y est minéral. Il y faudrait l’acide de l’introspection pour attendrir cette roche, la rendre unique et chaude, humaine comme je l’entends. Ah ! j’ai plus que pitié d’eux : je voudrais les réveiller de leur vacuité dure, de leur inexistence sentimentale et réflexive – mais voilà, leur mode, toujours, est à la compréhension du blâme comme injure, et à sa réponse par l’invective, et je n’arrive jamais à rien pour les atteindre, pour lever les pans incassables de leur roc imbécile. Et voilà pourquoi je les intime d’écrire, d’écrire puisque la conversation avec ses semblables ne suffit pas à élever l’esprit, d’écrire puisqu’il n’y a pas de semblables à un poète dans notre société, d’écrire pour se plonger en soi-même, en ses désirs propres, en ses aspirations lointaines et ses fantasmagories surprenantes au point de ne plus se laisser impressionner par la première nouveauté venue : avoir en somme déjà expérimenté tant de nouveautés et savoir si bien la mesure exacte de la profondeur, de l’abysse dont leur intériorité serait une belle mesure, qu’ils sauraient d’instinct, alors et comme certains chiens, quand ils arriveraient à destination.

Je voudrais rendre les gens capables de se découvrir, de trouver qui ils sont après s’être sondés, de sorte qu’il n’y ait plus d’idiots pour me demander encore, avec ahurissement : « Mais où trouvez-vous donc vos idées ? » Que n’importe qui fût en mesure d’entendre cette richesse humaine qui se loge toute entière dans l’esprit de l’homme – sentir, penser et se déclarer –, qui nous constitue aux antipodes de cette morne roideur de machine ! Alors, cet effort absolu à se consulter, à prendre une longue pause et une inspiration comme on gonfle et dirige une voile au lieu de se laisser pousser mollement par un moteur et mille instruments automatiques de navigation, à s’examiner dans un silence intime, et, après avoir mesuré tout ce que l’on sent et que l’on sait, après s’être sondé jusqu’au dernier sentiment de nullité : le prolonger vers un élan neuf et émané de nul autre en tâchant de produire un petit au-delà de cette somme pour se trouver une contribution humaine à défaut de ne faire qu’en consommer – voilà mon souhait et ma conclusion pour l’homme, le point culminant de toute existence, non : la preuve de toute existence. On a longtemps ergoté sur l’âme, sa nature et sa fonction ; on a produit là-dessus maints verbiages savants et sans aucun avantage ; je prétends par ce bref article en donner une idée si nette qu’il est à peine utile de chercher davantage : qu’on mesure si un être peut réaliser spontanément, sans thème imposé ni obligation d’autre sorte, un écrit où il exprime un peu de ce qu’il est, de sa matière, de sa qualité, à l’exception de tous les autres ; par ce sain exercice, on aura démontré si cet être qu’on examine, capable ou non d’épandre son individu au-delà de son corps qui peut tout aussi bien être une carcasse mobile et vide d’essentiel, a ou n’a pas cette âme des croyances abstraites et des mythes insaisissables dont la définition changeante et si spécieuse n’a jamais rencontré une épreuve aussi ferme et aussi concluante.

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