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Henry War
12 mars 2021

La lourde bénédiction de Nietzsche

Certains hommes doivent la plupart de leur grandeur au malheur de leur existence : ce qu’ils ont supposé un revers et une calamité est à l’origine de leur talent ; plus tôt la douleur leur est venue, plus l’inflexion de leur existence a écarté loin le chemin de la vie banale qu’ils n’ont pas pu vivre. On ignore toujours si une réaction personnelle à telle catastrophe ne réalise pas un individu fatidique. Tous les héros ne se révéleraient sans doute pas sans épreuve. Pour bâtir un être supérieur, il ne suffit pas de conditions propices, il faut des difficultés, des obstacles et bien des défaveurs ; en quoi les empêchements réalisent.

Au commencement de sa carrière, Nietzsche semblait assez disposé à se compromettre par tous les succès que son talent pouvait rencontrer, ainsi que par les avantages de ceux qui, dans la mondanité d’une certaine élite, pouvaient favoriser son confort : il recherchait nettement leur proximité, activement leurs égards, c’est manifeste à la façon un peu vaine qu’il avait de se féliciter auprès de ses camarades des progrès qu’il faisait dans l’estime et la sympathie de certaines sommités. Ce mouvement et cet attrait pour l’extérieur dans le succès, pour une forme de pavane, lui firent commettre Naissance de la tragédie, première publication indigeste qu’il reniera largement à la fin de sa vie dans Ecce homo en expliquant combien son style y pâtit des emprunts de méthode et de ton qu’il fit à la littérature universitaire par souci de lui être agréable – il espérait, par ces concessions et cette adaptation au code général, se faire accepter et louer le plus unanimement possible. Il semble qu’il n’eut alors guère de doute quant à son accueil grâce à ce livre : ayant sacrifié à la manière commune, à ce style docte et savant qui impose une méthode et une appartenance, il pouvait seulement craindre de son sujet qui, quoique sans excès de pénétration, impliquait quelque remise en cause – assez fine révolution – de la représentation qu’on se faisait du théâtre antique. De quoi se faire remarquer comme bon élève, pareil à celui qui, pour mieux valoriser ses idées un peu trop neuves, écrit dans une prose classique ennuyeuse semblable à celle de ses professeurs – les professeurs, c’est notoire, ne récompensent jamais les styles inédits, il leur faut avant tout de la rationalité comme gage d’étude et de sérieux, après seulement reconnaitront-ils les audaces à condition qu’elles demeurent « acceptables » et ne passent pas certaines bornes tacites.

Or, notre chance et la sienne à quelque degré, c’est que Nietzsche eut le malheur d’avoir immédiatement déplu par son génie insuffisamment dissimulé. Il montra malgré tout dans cet écrit qu’il aspirait à s’engager sur un sentier d’une différente sorte où ses confrères n’étaient pas encore allés et percevaient une concurrence insolente, en dépit de toute sa révérence et de son mode contraint du professorat : on sentit très tôt en lui un début de nouveauté et d’ambition, sa ferveur personnelle, sa conviction fauve, se perçoit dans ce livre plus qu’il n’est de coutume dans un travail de thèse, il y met en somme trop de sa matière parce qu’il croit passionnément dans la philologie. D’ailleurs, on peut penser qu’en imitant avec efficacité ses confrères, il s’en fait plus aisément détester, car il n’est pas supposé, avec si peu d’expérience, user de ce ton de détachement à la fois impliqué et supérieur qui n’est censé s’acquérir qu’avec l’âge : donne-t-il l’impression de se hausser jusqu’à eux, en un seul pas et d’une façon qui ne peut être qu’un outrepassement ? C’est ce qu’il voudrait sans doute, aspirant à être rapidement distingué pour son brillant, mais… intention mal perçue : ce jeune professeur ne reste pas à sa place, déjà : il faut l’y remettre ; son opus exprime trop de prétention pour recevoir un satisfecit de maître ; il y a des degrés, des étapes obligées, qu’on ne franchit pas d’un seul coup ; par ce livre, il ne se comporte pas en humble impétrant, on devine ses visées enthousiastes, on préfèrerait tôt lui faire entendre qu’il lui reste « bien du travail à accomplir » : c’est ce qui va arriver.

C’est ainsi qu’en dépit de sa volonté d’être dignement admis parmi une élite à laquelle il envie les hauteurs et les prestiges, Nietzsche livre un travail très froidement accueilli qui, sans être nettement rejeté non plus, soulève collectivement des controverses vétilleuses, de l’argutie de pur embêtement dont il ressort perplexe, désappointé et certainement déçu. Il ne comprend pas ce qui lui vaut ces inimitiés, son esprit tout occupé à estimer la valeur véritable des êtres et des choses ne peut entendre qu’on méjuge sa réflexion, sans argument, sur la base d’une sorte de mépris dédaigneux de principe : comment conclurait-il, lui qui a tant de respect a priori pour ces professeurs de haut rang qui l’entourent, pour cette hiérarchie intellectuelle qu’il a la fierté d’avoir rallié, qu’elle le dénigre davantage par intuition de la rivalité qu’il représente et par un sentiment d’inconvenance à exiger si précocement de la distinction, que, par exemple, pour son ostentation de supériorité ou ses germes de volonté de puissance ? Nombre de ses collègues – mais je le répète : ce fut sa chance – le considérèrent probablement un « iconoclaste masqué » avant même qu’il ne fût vraiment iconoclaste, et un rejet massif, péremptoire, inexpliqué, causa son esseulement (il n’eut bientôt presque plus d’élèves à Bâle où il enseignait), sa dure solitude ainsi que l’avantage sinon le privilège de ne plus avoir à se soucier du jugement de ses pairs que par quelques régressives occasions. Il put ainsi, progressivement et tout à loisir par la suite, les écraser de sa pensée au lieu que s’il avait eu à leur complaire et s’il y était premièrement parvenu, il eût été freiné par les efforts artificiels à déployer pour lever des malentendus ou préciser sa pensée déjà claire, efforts qui eussent été inévitablement propres à ralentir le rythme de ses avancées et à atténuer la portée de ses études. Il eût peut-être même dû travailler en groupe, cette abomination, du moins cette contradiction, cet oxymore ; c’eût été une déchéance pour lui de devoir adapter son propos que l’Allemagne tient célèbre pour son éclatante verve décomplexée (bien des linguistes admettent que l’allemand mérite plus à être assimilée comme langue de Nietzsche que comme celle de Goethe), en somme une débilitante perte de temps, lui qui – mais il l’ignore bien sûr – n’en a déjà plus beaucoup devant lui. Il était certes injustement méprisé, mais donc soudain libre d’image ; il avait senti très tôt et peut-être dès ces prémices que ses talents, quoi qu’il fît, seraient snobés faute d’introduction protocolaire sans que cette appréciation, que cette prévention négative, fut justifiée par une réelle tentative d’évaluation de son travail et de sa personne : dès lors, il était inutile d’essayer d’amadouer des édiles qui, d’un préjugé sommaire, l’avaient d’emblée classé et pour longtemps dans une catégorie négligeable, et auxquels il eût bien davantage rêvé de s’introduire en égal plutôt qu’en disciple bas, servile et obséquieux, en thuriféraire ignoble, en méprisable flagorneur (il avait déjà l’orgueil assez juste). Il était pourtant très tenté, je crois, et même au moindre de ses succès par la suite, de renouveler son penchant pour la gloriole et le clinquant pour peu qu’on l’y eût appelé avec tous les signes d’une invite sincère et désintéressée, et on devine notamment dans sa correspondance que c’est difficilement qu’il renonce à y prétendre, que n’importe quelle sollicitation amicale ou décorative à tout moment pouvait l’y faire revenir ; mais la situation ne s’étant jamais présentée, il resta obscur dans l’essoufflement inutile de son œuvre aussi obstinée qu’inaperçue, imprima presque tout à son compte, se résolut à cette position dure que sa destinée n’infléchit qu’aux dernières années de sa vie, et il poursuivit son œuvre avec cette raisonnable et farouche résignation suivant laquelle le mieux qui lui restait à faire était de s’engager aussi loin que possible dans sa recherche de la vérité de manière qu’à défaut d’être remarqué pour sa grandeur et sa philosophie il pût, à lui-même, se reconnaître le mérite que lui refusaient les autres – façon finale de prouver que, quoi qu’il eût fait pour les satisfaire, ils ne l’eussent jamais admis pour sa pensée dans leur cercle, ayant si irréfragablement dépassé ces premiers travaux. Or, à son ostensible apogée, on ne l’avait point encore distingué : c’était la preuve du peu de discernement de cet entourage à la réputation et aux dignités surfaites.

Ainsi, c’est par la façon presque inique dont on négligea Nietzsche que celui-ci s’abstint de perdre son temps à de mitigées amabilités, à des fadeurs sociales, à de piètres témoignages de reconnaissance : s’il souffrit personnellement de cette indifférence, les facultés de son esprit n’eurent quant à elles pas à en pâtir mais se trouvèrent au contraire libérées et élevées par le défi constant qu’il s’imposa à lui-même de se surpasser, de se démontrer la fausseté du mépris qu’il reçut initialement, au lieu que s’il s’était offert au jugement principal de ses pairs, il s’en serait peut-être davantage contenté en professeur exhaussé – alors il aurait ralenti sa croissance. C’est à s’interroger si, fondamentalement, il n’y a pas à peu près que des individus esseulés qui puissent trouver intérêt à porter leurs efforts sans cesse un peu au-delà d’eux-mêmes : où la taille suffit à autrui, on est tenté de s’abstenir d’encore beaucoup grandir, alors que tant qu’on est dans l’incertitude de suffire, à défaut de tout indice exact de cette édification, c’est son soi antérieur qu’on prend pour repère à franchir, et, dans le doute où l’on est de mesurer ce que l’on était, on tâche à se supplanter perpétuellement et par bonds bien patents. À la conscience seule il faut des marques indéniables de progrès, tandis qu’autrui vante souvent des améliorations faibles, des avancées plutôt symboliques, des anecdotes stylistiques, vous laissant trop content de vous-même, outrecuidant, parvenu. C’est ce terreau paradoxal, à la fois aride et fécond, qu’il fallut à Nietzsche pour s’élever : graduellement, il se prit unique pour cible, rivalisant avec son plus grand ennemi : l’indistinct de lui-même, son absence de limite clairement établie, le danger de surestime. C’est pour sa postérité un bonheur intellectuel immense qu’il fut si immensément malheureux en société : un Nietzsche comblé eût probablement rendu un être moins intègre, un bâtard en propreté, un satisfait prématuré, semblable à ces Allemands qu’il dénonce et dont la préoccupation confortable se situe à demeurer factices et suffisants, en un mot à entretenir leur fatuité. La fortune a mieux pourvu Nietzsche qu’on ne pense : en le privant de compagnie et de compréhension, elle l’a poussé au paria : or, c’est exactement ce dont il avait besoin pour lui permettre l’honneur suprême d’échapper au commun. Qu’on compare à quelle minable hauteur les adulations humaines ont élevé les écrivains largement plébiscités d’aujourd’hui, on verra que c’est souvent un bien supérieur, transcendant, pour l’artiste, quand ce n’est pas sa société contemporaine qui lui attribue la gloire et lui décerne des récompenses. C’est logique, après tout : toute société tient surtout à ne pas être dépassée, ce qui l’humilierait ; tout jury n’approuve donc que ce dont il est déjà apte, c’est pourquoi ils ne vantent les mérites que de ceux qui ont la limite et le bon ton de leur ressembler.

Enfin, la seconde et dernière impitoyable bénédiction de Nietzsche – en plus peut-être de ce que l’amour et le mariage ne l’aient pas attaché ni n’aient paralysé sa réflexion –, c’est d’être tombé malade et dément avant que l’Allemagne l’ait adoré, de sorte qu’il n’a pas pu se rétracter de toutes les vertes invectives qu’il avait adressées aux Allemands du temps qu’il était obscur et en pleine possession de ses esprits – il n’a même pas pu être tenté de se dédire par gratitude tardive, par cet élan « généreux » de « bonté-retour » qu’il avait tant dénigré ; et c’est ainsi que sa mauvaise fortune de santé a eu la bonté de l’imposer parfaitement intègre, une fois encore.

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