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Henry War
18 mars 2021

Professionnel au mémoire

Dans notre société, toute véritable expérience professionnelle, tout travail émérite, toute dépense aguerrie adonnée à la pratique d’un métier, devrait logiquement aboutir à la rédaction d’un mémoire, rédaction non pas obligatoire mais spontanée et guidée par un sens élémentaire de l’humanité dont on aspire, quand on est conséquent et qu’on a l’esprit imprégné d’intérêt général, à un perfectionnement. Or, chez nous, le mémoire est imposé à plusieurs termes d’un cursus trop théorique, on l’exige d’observateurs trop jeunes, d’étudiants quasi sans expérience, auxquels on demande surtout de ne vraiment rien critiquer de ce qu’ils ont pu voir ; c’est un pur exercice de validation voire de cooptation, tout d’artifice, où l’on vérifie surtout avec beaucoup de condescendance qu’un candidat est compétent à un minimum de faculté d’analyse touchant à une profession qu’il ignore presque en totalité, et le travail est alors d’une façon si contrainte, il s’agit tant de se plier à une convention formelle, qu’entre deux de la sorte on n’y trouve fondamentalement rien de dissemblable, même esprit d’adhésion, d’obéissance scrupuleuse, de soumission : un mémoire ainsi écrit n’est qu’un exercice de style, non même : un exercice sans style ; il ne remet rien en question, n’apporte rien, n’améliore rien du monde ; il n’est jamais lu avec la volonté d’en tirer une leçon, en quoi c’est à peine un écrit, en quoi c’est à peine si on peut lire cela, au sens où j’entends par définition qu’un écrit ou qu’un livre doit ambitionner un changement chez son lecteur ; là, rien de tel, et tout reste stérile et inaltéré : le mémoire est un rituel codifié, une initiation de bureaucratie, la preuve purement superficielle d’une adaptation.

Qu’on y réfléchisse posément : comment un bon professionnel, chez nous, pourrait-il, en travaillant bien, ne pas s’apercevoir que le cadre et la pratique de son métier sont en majorité défaillants et susceptibles d’améliorations, sujets à quantité de réformes utiles et bénéfiques ? Puis, dès lors qu’il s’en aperçoit, comment pourrait-il, s’il dispose effectivement d’un esprit de suite, se contenter d’y songer vaguement, avec évanescence et sans approfondissement ni profit, au lieu de s’atteler à l’écriture organisée et méthodique de ce qu’il constate de manière à fixer bien proprement ses pensées ? Et dès qu’il écrit ce constat, comment pourrait-il ne pas dénoncer et proposer successivement, si la façon de sa réflexion est rationnelle ? Et même, pour inverser l’hypothèse, comment, sans cette tentation d’écrire pour analyser sérieusement le fruit de son expérience solide, pourrait-on reconnaître un bon professionnel ou même rien qu’un véritable professionnel, c’est-à-dire quelqu’un de réfléchi et d’actif qui tend à une efficacité sinon à une performance ? Est-ce qu’un contemporain recèle une mémoire et une puissance de cogitation telles qu’il peut, sans écrire et sans rien fixer des cheminements de sa pensée, dire à voix haute et sans support, avec application et souvenir, les facteurs complexes à l’origine des problèmes de sa profession ainsi que les remèdes subtils qu’il y faudrait apporter ?

On ne devrait pas demander, pour examiner et mesurer l’expertise d’un individu : « Que sais-tu faire ? » mais « Qu’as-tu écrit ? », et vérifier si cet écrit présente la mesure effective d’une grande implication et d’une haute compétence : il y a tant de vices et d’erreurs évidentes à redresser dans notre société qu’un homme qui n’aurait toujours entrepris que d’en parler serait incapable de planifier bien concrètement et plus que superficiellement quoi que ce fût relatif à son métier, avec au surplus quelque recul généreux et efficace ; c’est un homme qui, d’une façon ou d’une autre, se contente, ce qui serait encore légitime dans un monde à peu près propice aux œuvres et au travail honorable : nous en sommes loin, si loin et de manière si flagrante que celui qui, ainsi, ne proposerait sempiternellement que ses petites observations négligentes sur son métier, comme c’est aujourd’hui la norme, devrait se rendre compte non seulement combien ces observations demeurent vaines, inconséquentes et erronées faute d’être consciencieusement et méticuleusement ordonnées et tracées, mais aussi et surtout combien elles sont banales, si identiques et répandues parmi les travailleurs, y compris parmi les plus stupides et les moins dignes de prétendre au professionnalisme et aux honneurs d’une compétence extrême, et ainsi qu’elles ne valent en cette forme embryonnaire et défoulée guère plus que des préjugés qui n’améliorent rien, qui ne servent aux moins bons qu’à se justifier toujours de leurs déplorables résultats, sans rien élaborer ni construire que la plainte rebattue et rassurante à leur conscience. Il faut écrire pour comprendre, pour développer et pour approfondir, il n’existe nul autre moyen de mettre une idée à l’épreuve ; il faut écrire pour engager toutes ses forces réflexives, en quoi consiste tout justement un travail abouti. Celui qui n’écrit pas tout simplement ne peut pas se donner intégralement le mal dont il est capable et se refuse aux découvertes qui résultent d’une rude concentration des aptitudes de l’esprit. Qu’on songe combien, sans l’écrit, nos savoirs et nos compétences humaines se perdraient dans les plus paresseuses habitudes et les traditions les plus absurdes, quoi qu’on puisse vanter de la transmission orale et des facilités relativement « constructives » qu’on suppose au fait même de donner un conseil ou un ordre ! On n’est pas un maître parce qu’on en impose d’autorité à un apprenti tenu de se taire et ne sachant pas grand-chose, mais on est un maître quand on se sent mu d’un devoir de corriger, par la dureté ou la douceur, tous ceux qui travaillent en-deçà de leur mesure – et tous les périls qu’implique un tel mouvement, si sévère et intempestif, si austère et exigent, oblige au préalable, pour parer à toutes objection et représailles, à fixer parfaitement sa pensée à l’écrit.

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