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Henry War
21 mai 2021

Comment j'ai retrouvé mon intégrité

On n’a pas suffisamment étudié la façon dont les mentalités peuvent ou non s’altérer au sein des groupes sociaux. En réalité, on n’a même jamais, à ma connaissance, tâché d’expliquer les processus mentaux essentiels qui interviennent dans les conversations les plus communes. Ou plutôt, on s’est contenté de distinguer microscopiquement les phénomènes cérébraux mis en œuvre durant les rapports humains, mais on n’a pas inféré à partir de cela, à un niveau plus vaste et nécessaire, les évolutions rendues possibles ou bien empêchées par ces processus, sur l’état de l’intelligence individuelle ou collective : les études qu’on fait à la place ne peuvent pas profiter à un idéal mais permettent par exemple de mieux vendre des produits dont le client ne veut pas vraiment ou de réussir plus efficacement à persuader quelqu’un à l’aide de gestes plutôt que d’arguments. On sait quelle espèce de plasticité mentale implique tout jeu social reposant principalement sur un rituel relativement subtil de questions et de réponses, on mesure la variété compliquée des postures qu’induisent les effets produits par le sentiment nécessaire de son amour-propre, on identifie environ tout ce qui sert à transmettre un avis ainsi que les formes échelonnées de satisfaction, de frustration ou d’inconfort qui découlent de ces interactions, mais toutes ces connaissances ne sont réalisées que sur un plan personnel et pour ainsi dire subjectif. Je veux dire que si l’on a surtout examiné des enjeux particuliers même transposables, révélé des usages circonscrits au moyen d’exemples même généralisables, analysé des psychologies grâce à de grandes catégories reconnaissables et applicables à des ensembles, on a refusé de moraliser plus objectivement sur ce qu’il serait préférable que soient les relations sociales du point de vue du développement humain, de la supériorité humaine, de son progrès d’ensemble, d’un point de vue véritablement philosophique. Le paradigme de ces travaux, jusqu’à présent, a consisté à indiquer dans quelles circonstances la personne est la plus satisfaite de ces rapports, et à lui fournir les clés lui permettant non seulement d’être satisfaite d’une part importante des échanges qu’elle entretient avec les autres, mais aussi de satisfaire les autres en retour. L’idée implicite de tous ces développements, c’est que comme l’homme est forcé de côtoyer du monde, il faut bien qu’il s’en accommode ; et ainsi la morale tacite de ces leçons, c’est que puisque son objectif ultime est d’être heureux, il faut bien qu’il s’arrange pour répandre au moins un peu de bonheur à son tour.

On le devine, les présupposés de ces réflexions me paraissent sinon absurdes, du moins très bas et incomplets, orientés sur des pragmatismes de peu de valeur, éloignés en tous cas d’une pensée de la grandeur dépassionnée et du recul amoral. En vérité, on n’est pas fort obligé de s’empêtrer avec des gens, et l’on n’a pas reçu l’ordre intime de n’aspirer qu’à en être content. Ce fondement principiel est une fosse croupie sur laquelle ce qu’on érige est biaisé et ne sert qu’à conforter des usages. On ne fabrique ainsi que de la matière à feuilleter pour la très anodine catégorie « développement personnel » qui a tant de succès chez le lecteur actuel justement parce qu’elle ne l’incite à changer qu’en faible part, qu’à le perfectionner dans ce qu’il sait déjà au détriment d’une réflexion philosophique d’ensemble : « Ne cherchez pas à être meilleur, à devenir excellent, à penser différemment : vous êtes à peu près bien ainsi, restez environ comme vous êtes, mais, après ce livre, vous le serez avec meilleure conscience » – voici à peu près la vision et l’impératif préliminaire de ce que je ne saurais à appeler du nom élevé et sérieux de « science ». Une science ne devrait jamais servir à créer des moyens de plaisir, mais à exposer des vérités dans le sens d’une amélioration objective et rationnelle. Je répugne à penser qu’un homme qui vous administre un calmant au lieu de vous soigner est un scientifique, s’il n’est peut-être pas un charlatan, ce n’est tout de même pas un médecin. Toutes les sciences, à force, deviennent des baumes doucereux au lieu de vous exposer des faits d’extrême froideur propres à brûler nos verrues accoutumées. À la fin, on n’écoute plus que celui qui vous veut du bien, et comme on a le choix entre maints dulcifiants, on exige celui d’une douceur plus doucereuse que les autres disponible sur le marché. J’aimerais bien, quant à moi, avoir encore l’occasion de faire exister celui qui me veut non du bien, mais du vrai. Ce serait un homme cela, quelqu’un qui ferait l’intérêt de tous au lieu du particulier. C’est toute l’humanité qui crève de cet esprit de marchandise. Un vrai docteur de notre société, avec sa science, commencerait par extraire non sans douleur ce qu’on y constate de perverti, mais c’est certes un docteur qui manquerait fort de patients : à l’instar des derniers véritables diététiciens, il oserait prescrire qu’il faut en général manger moins pour être mieux portant, c’est-à-dire, s’agissant de relations sociales, qu’il faut la plupart du temps en user moins, en avoir moins, pour être assaini et purifié.

Ce n’est pourtant pas mentir que d’affirmer qu’on peut être heureux en société, qu’on peut s’y confondre avec joie, y trouver réconfort et toutes sortes de valorisations intimes dans une aveugle et sourde agitation, mais c’est être également véridique que de déclarer qu’on y perd toujours de son intégrité, et la raison essentielle à cela, sans quoi même on ne peut pas, je crois, parler de sociabilité, c’est qu’on y déploie continument d’importantes ressources en vue de s’adapter à son interlocuteur, au point même qu’à la fin on ne sait plus si nos mots viennent de nous ou de celui dont on suppose qu’il veut les entendre. Et ce qu’on n’a pas assez expliqué jusqu’à présent, c’est que cette volonté d’adaptation, ce désir extrême d’être entendu et accepté, y compris en feignant d’entendre et d’accepter ce que d’abord on réprouve puis qu’on intègre à dessein d’être ensuite entendu et accepté de même, exprime toute influence qui s’exerce entre êtres humains, détermine et conditionne tous nos rapports à autrui : on ne fait perpétuellement que s’imprégner d’un état d’esprit auquel on participe à mesure proportionnelle que s’étendent nos relations : un groupe social, pour le faire voir ainsi, est une mare étale où l’on ne fait jamais délibérément de vagues, où on limite autant que possible son « bruit » personnel, où l’on ne produit son faible courant que dans la direction indiquée par le flux général et d’une façon qui, à quelque échelle objective et distanciée, est en réalité insensible et faite délibérément pour être la plus subtile possible si tant est, comme on le constate partout, qu’on n’a jamais sur quelqu’un l’influence qu’on souhaite dès qu’on le choque. Et cette façon infime de se mouvoir dans l’eau s’acquiert par l’usage et se perfectionne ; en somme, plus on a de relations, moins on conserve d’identité, et plus ce qu’on apporte au groupe n’est qu’une reproduction de codes sociaux où l’on a appris à nager : on acquiert même, à mesure qu’on devient excellent, l’art de ne jamais songer à des mouvements vastes parmi une foule, mais à creuser seulement de petites sapes efficaces et symboliques parmi des mentalités déjà longuement installées – le diplomate ou le négociateur n’est rien d’autre qu’un spécialiste de l’effet minuscule. On ne se rend pas compte de tout ce qu’on admet comme normal dans une discussion, de permanent et d’inaltérable, et qui est en fait une formidable violence, une tension lourde et une aberration indéniable à tous ceux qui l’envisagent comme moyen de vérité ; mais on s’y résout plus ou moins selon comme on sait ses usages : on s’y soumet sans y penser ; puisque c’est devenu si courant, on plie comme si c’était légitime la forme de son esprit au matériau existant si roide soit-il, ou, pour prolonger ma métaphore, on régule cruellement sa température sur celle de la mare. Je crois qu’en manière de démonstration, l’expérience n’est ni difficile à mener ni très rare : n’est-il pas vrai que dans toute situation où nous nous croyons contraints de nous entretenir longuement avec quelqu’un, et particulièrement quelqu’un à qui il faut complaire, nous nous sentons peu à peu hors de nous-même à force de chercher des sujets qui peuvent convenir, de s’abaisser à la compréhension de l’autre, de substituer et d’asservir notre volonté au plaisir supposé d’autrui ? Nous nous perdons alors, comme une évanescence mêlée d’hébétude s’empare de nous : même quand l’imposture a fonctionné, nous sommes mécontents de nous-même, et, un long moment, nous aspirons à nous retrouver ; or, il est indiscutable qu’il règne quantité d’imposture de telle sorte dans toute conversation, et même autant d’imposture que dans celle qui nous rend une impression pénible parce qu’elle a dû se prolonger au-delà de notre volonté. Nous ne tenons pas des conversations différentes avec un groupe d’amis plutôt qu’avec un patron ou un beau-parent, et, d’ailleurs, c’est rarement, à présent, que les gens consentent à s’entretenir longtemps avec une personne seule, fût-il un ami. Si nous nous y croyons plus libres et y rencontrons plus de facilité, c’est uniquement parce que les codes qui les gouvernent nous sont mieux connus, mais, à bien y regarder, nous y faisons au moins autant de préséances, d’affèteries, de précautions etc. et probablement davantage que dans un entretien solennel où il ne s’agit souvent que de rester convenable ou neutre. La différence, pour ainsi dire, tient du temps de l’apprentissage de notre adaptation : avec un inconnu, cet apprentissage est présent et implique la charge relativement éprouvante d’une improvisation : avec des proches, il est essentiellement passé et ne nécessite que d’agir comme on le fit hier ; mais, dans les deux cas, l’adaptation est considérable, et l’on ne peut rigoureusement se sentir libre et désentravé de toutes sortes de conventions au prétexte qu’on en sent moins la rigueur avec l’habitude de s’y résoudre. On peut même douter justement de cette assertion rebattue qu’on est plus « soi-même » en amitiés : surtout, alors, on joue depuis plus longtemps le même rôle qu’on maîtrise donc mieux, et je crois, pour servir de preuve, qu’on connaît tous quantité de gens qui, selon l’ami avec qui ils se trouvent, deviennent tout à coup fort différents. Toute sociabilité est bien une contrainte sur et contre soi, et je ne crois pas qu’on rencontre souvent, comme ça m’est arrivé quand j’étais étudiant, de ces amis qui vous laissent soliloquer pendant des heures à votre guise sans beaucoup que vous ayez à vous soucier de leur présence, vous permettant – ainsi qu’eux par développement réciproque – l’expression et la découverte de votre intimité la plus forte, de votre individualité profonde et essentielle (c’était déjà, il faut bien se le figurer, des amitiés exclusives, car il est à peu près impossible, je pense, d’alimenter ainsi des soirées d’introversion sentimentale ou philosophique à bien plus de deux personnes). Ce sont des exceptions, de toute évidence, des relations singulières où l’on était attentif à s’attirer une pensée et non un usage-en-pensée, et lorsque la révélation surgissait d’une nouveauté personnelle, reconnaissable et fulgurante, nous l’écoutions avec un intérêt sincère et ébahi pour se l’approprier non par compromis, mais par sincère adhésion de valeur : nous reconnaissions le témoignage de grandeur intègre, nous l’espérions parfois longtemps sans qu’il vînt et, quand il venait, cela nous bouleversait. Mais les gens, n’est-ce pas ? n’ont pas de pareilles amitiés, et ils ne font que s’adapter à des situations de façon, si possible, à se valoriser eux-mêmes, à s’estimer satisfaits de leur attitude et de leurs propos, presque toujours en unique et stricte conformité avec ce qu’ils supposent qu’exige une situation sociale, en quoi, il faut le dire enfin, consiste presque tout le bonheur qu’ils éprouvent : « J’ai été amusant. », ou : « J’ai dit quelque chose de choquant. », en encore : « J’ai permis à une certaine bonne ambiance de s’installer ». On est satisfait toujours pour un effet que l’on a eu, jamais pour soi-même ; il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à constater l’avidité avec laquelle chacun quête les réactions d’autrui sur leur visage – dans les curieux monologues dont je parlais, l’ami et moi-même n’avions pas du tout besoin de nous regarder, nous fixions plus ou moins dans le vide à la recherche d’idées, et j’ai conservé, il est vrai, cette habitude étrange et asociale, quand je parle avec élaboration, attentif surtout à mes pensées, de ne pas observer la personne qui m’écoute, parce que ses réactions, plutôt susceptibles de me gêner, n’ont rien à voir avec la vérité de ce que j’expose et qui consiste mon principal souci, ou, en un mot, parce que je moque de la façon dont cette personne la prendra – ce « symptôme » physique traduit exactement le détachement de toute volonté d’effet au profit de la pure vérité que le locuteur estime en soi inébranlable sauf par des arguments c’est-à-dire par des mots. Mais il en va tout autrement en général où les interlocuteurs cherchent à se plaire, s’examinent non sans une espèce de suspense où se ressent la menace d’une dépossession, tâchent à s’imiter, guettent les signes d’assentiment en ajoutant les leurs, plus ou moins artificiels et mensongers, à ceux qu’on leur témoigne, s’emplissent d’une reconnaissance ou d’une défiance selon les efforts de bienveillance qu’ils devinent chez l’autre, accordant ainsi leurs usages, élisant la naissance, la poursuite ou la fin d’une relation en fonction de tels critères, et c’est au point qu’on distingue dans cette adaptabilité empathique une façon de télépathie et peut-être, oserais-je dire, une manière de télépathie réelle, à la façon d’une hypothèse de Rupert Sheldrake sur la résonance morphique, qui nous pousse à deviner ce qui fera plaisir à l’autre et simultanément à oublier ce qui nous ferait intellectuellement le plus plaisir – et ainsi, cette suite d’inférences déterminerait notre progrès mental collectif. Or, je pense que toute conversation ordinaire constitue, à grande fréquence, une compromission du général, le contraire d’une audace évolutive : la rigueur avec laquelle nous nous sentons tenus de faire sans cesse des concessions implique de réfuter ce que nous sommes, de corriger notre personnalité au moule acceptable d’autrui, d’oblitérer la plupart de nos saillies spirituelles et comportementales au profit des attendus communs – surtout, nous ne voulons pas choquer : nous nous polissons, c’est ainsi, et nous gâtons dès les prémices notre peu de singularité ainsi que le témoignage de nos innovations intérieures. Même, si l’on y regardait de plus près, comme je l’ai expliqué par ailleurs, on verrait que c’est à peine s’il existe des sourires spontanés et francs, des sourires de bon et pur aloi : presque tous n’ont pour but que d’agréer, ou bien le rire naît toujours avec la voix – on ne s’en rend plus vraiment compte, il faut s’arrêter un instant pour s’interroger sur les causes d’un sourire, et c’est le signe non pas que nous sommes devenus des individus sociaux, mais que nous avons perdu notre individualité dans la sociabilité. À la fin, même nos pensées sont altérées de ce que nous pouvons ou pas communiquer, nous n’osons plus penser l’interdit social parce que, comme nous devons nous y soumettre, nous effaçons de nous-même ce qui nous est illicite de sorte qu’en fin de compte on constaterait que tout ce qu’on pense est rigoureusement avouable, à très peu d’exceptions près, et c’est pourquoi tout ce qui s’échange oralement est sans valeur ou presque, parce qu’on sait d’avance, quand on est instruit des codes, tout ce qui va se dire qui est tout ce qui est permis, le banal, le dérisoire, le connu, ainsi que les variétés nombreuses du pur relationnel – principalement des effets de valorisation ou d’alliance. Une discussion contemporaine m’a toujours laissé, après coup, le sentiment d’une désespérante perte de temps dont le désespoir est proportionnel à sa durée : on y entre avec le désir d’exposer le très peu d’originalité qu’on se sent et en quantité parcimonieuse, on en sort avec ce qu’il est loisible de dire et qu’on savait déjà : on ne s’est perfectionné qu’à réciter la leçon commune, une heure s’est écoulée à jouer un jeu où il n’y a à gagner que la maîtrise de codes et de sujets sociaux, des préjugés, rien de profond, des postures, les gens faisant semblant d’être meilleurs qu’ils sont, hâbleurs ou faux humbles, nulle valeur, ni réflexion, des curiosités de façade, aucune mémoire, choses courtes, sujets rebattus, ne pas fatiguer les gens, abandonner d’emblée toute tentation d’instruire, ne pas aborder ce qui fâche. C’est une stagnation immense : le signal intérieur de celui qui, tenant fermement et constamment à l’édification de lui-même, retentit déjà devant un match de football, s’affole en n’importe quel entretien ordinaire en ce réveil : « Mais qu’est-ce que je fais là ? Mais qu’est-ce que j’essaie donc de faire ? Partir ! partir vite de ce guet-apens et me trouver une occupation digne de moi ! » Rien ne progresse et rien ne change ; c’est un tel confort poursuivi de se conformer à toute la consistance poisseuse d’une conversation ! Des approbations, ils en veulent tant ! Ils vous inspectent pour vous forcer à un consentement ! Ils scrutent votre participation, surveillent vos approbations : vous êtes cerné ! Ils savent vous contraindre à abdiquer par degrés ! Et pourquoi d’abord vous opposeriez-vous ? Est-ce bien à vous qu’ils parlent ? Vous demande-t-on votre avis contradictoire ? Vous savez bien, n’est-ce pas ? que tous ne sont réunis que pour qu’on les rassure ! À quoi bon intervenir pour les contredire ?... Et ainsi de suite, rien de neuf, nulle construction mentale, le devoir de ne pas être au milieu d’eux, vos paroles même, les paroles de tous, qui ne sont selon l’usage faites pour n’être retenues par personne – un pur divertissement ; tout s’écoule en vain, chacun entretenant sa petite illusion différente d’une symbiose et d’un échange, rien ne reste, la somme des savoirs ne s’en trouve nullement augmentée, tant de mots sombrent dans l’oubli ou plutôt dans la vacuité : en somme, rien ne s’améliore jamais par la société, jamais, comme l’exprime Steinbeck, on a inventé quoi que ce soit à plusieurs. Il serait d’ailleurs extrêmement intéressant de vérifier – c’est une théorie peut-être grandiose – si l’évolution des intelligences ne procède pas, dans des groupes sociaux, non du développement progressif des idées au sein du groupe, mais de l’intervention purement extérieure d’un individu contrariant la passivité conservatrice inhérente à toute sociabilité déjà établie ; autrement dit, celui qui édifie et améliore une société peut-il seulement appartenir historiquement au groupe qu’il subjugue ? Cet individu, en toute logique, s’il était déjà stylé aux usages de ceux qu’il instruits, aurait une tournure d’esprit similaire qui l’empêcherait, justement, de les instruire, parce qu’il penserait comme eux et ne trouverait son compte à nulle innovation véritable,  à moins qu’on suppose l’existence de cercle surprenant et exceptionnel où l’usage serait d’être toujours vraiment instructif, c’est sans doute pourquoi la mentalité contemporaine n’évolue quasiment plus, en ce que le développement des habitudes de confort n’incite plus personne à recevoir des informations inédites, en ce qu’il n’existe plus réellement de mixité sociale imposée et subie, et qui soit difficile de prime abord, a contrario de ce qu’on suppose dans les facilités d’accessibilité à de l’enseignement alternatif par correspondance : c’est que comme ces enseignements sont librement choisis, et comme ils ne s’imposent plus d’eux-mêmes dans un cursus avec la déstabilisante et relativement pénible nouveauté que cela implique, on ne fait plus désormais que suivre un courant qu’on a décidé et auquel on adhère sans introduire l’influence d’un élément véritablement étranger, et celui qu’on intègre volontairement est presque toujours celui qu’on connaît le mieux où dont les idées ne sont que des variations ou des extensions de celles qui dominent dans le milieu où l’on est déjà intégré. Il ne saurait, suivant cette conception difficilement révocable, exister de révolution ou même d’évolution rapide dans un groupe de personnes qui ne seraient pas résolues à faire de l’innovation le ciment de leur relation – mais ce serait certes alors, aux antipodes des désirs du contemporain, un groupe inconfortable, carporté continuellement à se juger sur des critères imprévisibles et même proprement en raison de leur caractère imprévisible (en quoi consiste toute innovation). On ne devrait logiquement, si l’on avait le réel dessein de s’édifier toujours, qu’intégrer des cercles, ou dans notre cercle, de personnes qui, précisément, ne sont point nos semblables, des immoraux, des iconoclastes, des… des asociaux.

Pour moi, je dois avouer que j’ai mis récemment en application cette théorie, et, à défaut déjà d’admettre beaucoup d’amis, je ne fréquente plus personne : au lieu, quand j’ai une heure de libre, d’aller trouver des gens et de parler avec eux pour m’en trouver finalement mécontent d’insignifiance, j’ouvre un livre et m’intéresse à ce qu’un individu a pu vraiment penser, seul dans un bureau un stylo à la main et si possible à l’abri du désir de complaire aux hommes. Eh bien ! en dépit de l’étrange solitude poignante qui m’a saisi dans les premiers moments, je ne saurais à présent exprimer toute la satisfaction que j’en tire, toute la gratitude que je m’adresse à moi-même d’avoir résolument mis en pratique ce courageux procédé : je ne dépends plus de personne ; ma satisfaction mentale, qui conserve sa curiosité dans l’intérêt attentif porté à de vraies réflexions élaborées, se rencontre dans mon sentiment d’être ainsi unique et performant ; je me sens moins disposé à complaire automatiquement à des sottises, j’y perds mes réflexes de mièvre appartenance à l’humanité, d’autant que la conversation, par le lot d’improvisations auquel elle oblige tôt ou tard faute de préparation, nous force à en commettre, des sottises, et bien souvent ! Ainsi je ne suis plus tenté de proférer la moindre ineptie qui pèse ensuite sur ma valeur et la compromet comme un acte malheureux mais que la conscience se doit de justifier et d’intégrer en cohérence par toutes sortes d’inconséquences successives. L’effet de cette mise à l’écart, je l’assure, est véritablement miraculeux, c’est un bouleversement, une révolution mentale : les gens vous adressent des politesses que vous ne rendez désormais plus qu’en vous en apercevant, et ce simulacre, très vite, au lieu de vous causer quelque tension fébrile comme il se produit d’habitude parce que toutes sollicitations impliquent une réaction appropriée, vous provoque de l’ennui, et vous le délaissez. Un livre, un banc, un espace d’air, de quoi cultiver ses pensées sans parasite, voilà tout ce à quoi vous aspirez, et vous vous sentez de plus en plus décalé dans un univers de superficialités tout à fait vaines et carrément ostensibles. Écouter des gens devient une peine, le plus bref commencement d’une parole extérieure vous atterre, vous avez hâte de retourner à plus de substance, vos fuyez, vous n’en tirez du reste ni scrupule ni douleur : vous êtes plus satisfait, non pas stupidement avec vous-même, mais avec la parole lue de qui, en écrivant, a beaucoup réfléchi, bien davantage que les causeurs d’une salle voisine. Vous gagnez des heures d’édification sur la vie où vous constituez votre matériau personnel, sans pour autant trouver qu’il soit difficile, à la première occasion, de réintégrer le groupe, puisqu’il ne suffit que d’imiter des sots, ce qui est beaucoup plus aisé que de s’adapter à des sagesses rédigées. Certes, vous continuez sans mal à comprendre votre entourage, mais vous n’en faites manifestement plus partie, ce que votre entourage perçoit et comprend lui aussi non sans en être désarçonné et sans s’en sentir plus ou moins rancunier. Vous n’êtes plus seulement intempestif, vous êtes inséculaire, n’appartenez plus à personne, ni au temps, ni aux personnes, ni au monde – on vous accusera d’être immonde, on le pensera à défaut de vous le déclarer franchement à cause des codes qui empêchent la franchise ou l’expression de la négativité. Votre bain d’imprégnation est celui que vous avez choisi, et même si vous lisez des livres idiots – ce dont vous devrez bien sûr vous défendre –, ce qui s’y trouve est déjà en soi beaucoup plus composé que ce qui se dit. Rien que quinze minutes de libre : un livre, artistique et profond, un peu difficile où vous mettez votre intelligence à l’épreuve ; les progrès, vous ne l’imagineriez pas, sont après cela vite considérables, vous ne posez plus autour de vous un regard convenu, tout vous paraît changé, facile, irréel. Il est vrai que vous pâtissez ensuite d’avoir à supporter la bêtise intraitable de vos contemporains quand c’est obligatoire, mais vous n’en faites plus une grande affaire puisque vous pouvez facilement vous en défaussez – il faudra sans doute veiller à ne pas trop dépendre d’eux ne serait-ce que dans l’exercice de votre métier, aussi vous en tiendrez-vous à une attitude toute de courtoisie collaborative et professionnelle comme on vous y incite, mais rien ne vous obligera à être sociable bien au-delà. Du reste, vous en tirerez une individualité, et vous serez devenu capable de distinguer – et c’est fort intéressant – parmi ceux qui vous parlaient par automatisme les êtres qui, continuant par intervalles à venir vous voir, ne se contentent pas de passer le temps avec n’importe quel sujet qu’ils ont trouvé pour converser et tâcher d’oublier leur insignifiance. Or, c’est un autre problème sans doute, mais à y regarder vraiment, on s’apercevrait qu’on ne discute avec autrui que parce qu’on ne se croit pas beaucoup autre chose à faire, en quelque lieu et en quelque temps impartis – autrui est un délassement et peut-être une fuite circonscrite à un espace-temps, il fait partie du divertissement dont l’esprit inonde notre contemporanéité. En réalité, ils vous négligent quand ils vous parlent, parce que la chose alors qui les intéresse le plus, c’est leur désir impérieux de ne pas se sentir seuls avec eux-mêmes. En quoi ce que révèle cet article avec le plus de terrible clairvoyance, c’est qu’il faut retrouver un langage qui s’adresse enfin à quelqu’un.

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